La coopération Paris-Berlin, une nouvelle donne ?

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La coopération Paris-Berlin, une nouvelle donne ? Paris-Berlin : un couple intermittent mais incontournable… Quelques remarques préliminaires avant d’aborder le vif du sujet. Le couple franco-allemand est un couple intermittent, un couple par nécessité. Il est intermittent car il y a une règle, à laquelle ne peut pas échapper le nouveau président de la République de la France : à chaque fois qu’il y a une élection présidentielle en France ou une élection législative en Allemagne, le nouveau responsable se détourne d’abord du couple franco-allemand en raison des frustrations que la coopération franco-allemande engendre très régulièrement dans les deux États. Mais ces tentatives ne durent pas longtemps et les deux pays finissent par se retrouver. Faute de mieux et parce que les autres partenaires n’ont pas réellement permis de faire avancer les choses. Et c’est la raison pour laquelle, très régulièrement, on se retrouve finalement, contraints et forcés, autour de compromis boiteux dont le seul intérêt est de permettre des synthèses générales et acceptables pour les autres pays européens. Certes, ces synthèses ne font pas rêver et peuvent être très fortement critiquées par les partenaires, mais en dehors de ces compromis boiteux, il n’y a rien. En deuxième lieu, ces deux pays, la France et l’Alle­magne, étant donné leur poids démographique et économique dans l’Union européenne, sont à eux deux incontournables. Ils représentent 140 millions d’habitants sur 450, soit un tiers de la population et les deux tiers du PIB européen. Ils constituent, avec la Grande-Bretagne, l’essentiel de la force militaire européenne, même si la contribution allemande est en train de disparaître peu à peu. Bref, s’il n’y a pas d’accord entre Berlin et Paris, rien ne va. Tout reste bloqué et l’on ne peut se permettre des blocages dépassant un ou deux mois, compte tenu des marchés internationaux et de la pression qui émane de ces derniers. L’obligation de parvenir à des résultats, aussi modestes soient-ils, fait que finalement la raison l’emporte et que l’on se tourne l’un vers l’autre. Il ne faut pas non plus oublier que, si nos deux pays sont très différents, la France n’est pas qu’un pays du Sud, mais aussi un pays du Nord, et l’Allemagne n’est pas seulement un pays du Nord. Avec la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie, des régions qui finalement descendent de l’empire des Francs, elle dispose d’un héritage commun avec la France. …à l’épreuve de malentendus résultant de politiques économiques parfois divergentes Ce couple est à l’épreuve de malentendus. Le premier concerne la raison pour laquelle la France de François Mitterrand a tant voulu la monnaie unique et l’union économique et monétaire. Les trois principaux architectes de l’union économique et monétaire sont, en effet, François Mitterrand, Jacques Delors, et aussi Edouard Balladur quand, en poste à Bercy, il a joué un rôle très important en 1989. Pourquoi François ­Mitterrand voulait-il à tout prix la monnaie unique ? Le Système monétaire européen que l’on avait à l’époque s’était transformé par la force des choses en une zone mark et la France avait perdu sa marge de manœuvre nationale sur les plans économique et monétaire, la Banque de France devant suivre grosso modo les orientations de la Bundesbank, ce qui est devenu insupportable du point de vue français. On a donc pensé en France que la monnaie unique deviendrait l’instrument permettant d’en finir avec la suprématie économique et monétaire allemande, privée du deutsche­mark, en Europe. La monnaie unique est donc apparue comme un instrument en vue d’ancrer l’Allemagne dans le continent européen et faire en sorte que tous les États européens retrouvent de l’influence. Or force est de constater que, une quinzaine d’années plus tard, nous sommes au contraire face à une puissance économique et monétaire allemande qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que l’Allemagne le voulait, j’insiste là-dessus en tant que Franco-Allemand tel que je me considère : il n’y avait aucun dessein allemand de suprématie, de domination, au contraire. Ce que voudraient les Allemands, c’est être les « grands Suisses », prospères, tranquilles, efficaces, et, surtout, ne pas prendre de responsabilités qui coûtent cher et qu’il faut assumer. Donc c’est un peu par la force des choses, et sous l’influence de beaucoup d’autres facteurs, que l’Alle­magne se trouve dans cette situation de domination de fait. Alors pourquoi est-elle aujourd’hui dans cette situation ? A mon avis pour deux raisons. La première, c’est que, depuis la révo­lution industrielle, l’Alle­ma­gne dispose d’un socle industriel fort. Lorsqu’elle s’est trouvée confrontée au vieillissement de ses industries, l’Allemagne a fait le nécessaire pour adapter son outil industriel à la globalisation qui a commencé au cours des années 1980. Près du tiers du PIB allemand provient encore aujourd’hui de l’industrie. Deuxième fait très important à souligner : lorsque l’Allemagne a dû faire face au double choc pétrolier des années 1973 et 1979, qui a plongé son économie dans un marasme profond, elle a opté pour une politique de l’offre, laissant derrière elle la politique keynésienne menée par les autres pays européens. Cela a été plus facile pour elle que pour la France, car l’État allemand ne joue pas le même rôle dans l’économie que l’État français dans sa propre économie. Plus le rôle de l’État est fort, plus grande est la tentation de faire appel aux recettes keynésiennes. L’Alle­magne fédérale, décentralisée, avec une très forte tradition en matière de petites et moyennes entreprises, avait plus de facilités politiques pour recourir à cette politique de l’offre qui a été mise en place par Helmut Schmidt à la fin de son deuxième mandat. Elle a été concrétisée par Helmut Kohl qui a accédé au pouvoir, en 1982, trois ans après le deuxième choc pétrolier, et fait, depuis lors, l’objet d’un consensus total. Enfin, dernier élément qui explique cette accentuation de la politique de l’offre : l’unification. Les Allemands ont été confrontés à partir de 1990 à une sorte de Mezzogiorno – je ne veux pas dire à une « Grèce » – dans leur propre pays qu’était la RDA. Il fallait donc absolument, pour mettre au travail seize millions de personnes, moderniser les structures économiques de l’Allema­gne de l’Est, et ils n’avaient pas les moyens de le faire avec des recettes keynésiennes qui sont coûteuses. Ils l’ont fait en libéralisant l’économie, en baissant les salaires, en diminuant le coût du travail, notamment dans un contexte particulier, celui de l’Europe de l’Est. Et cela explique pour partie les difficultés que connaît la Grèce. Il ne faut pas oublier que certains pays sont confrontés à un voisinage immédiat qui est infiniment plus compétitif. Non parce qu’ils fabriquent ou produisent mieux, mais parce que les coûts du travail ne sont pas les mêmes. La Grèce est dans sa situation actuelle pour de nombreuses raisons – notamment sur le plan intérieur –, mais aussi parce que ses voisins bulgares, turcs, macédoniens et albanais produisent les mêmes choses à des prix infiniment plus bas. Donc la Grèce est en permanence confrontée à cet enjeu que l’on appelle la globalisation, l’ouverture des frontières, en tout cas à la concurrence qui en résulte. Et elle n’a pas su faire face à cela. Les Allemands en 1990 ont été confrontés au même défi, la République tchèque, la Pologne, la Slovaquie ou l’Ukraine remplaçant l’Albanie, la Macédoine ou la Bulgarie et constituant un aiguillon pour les entreprises. Cette forte pression en faveur de la maîtrise des coûts et des déficits s’est exercée en permanence en Allemagne. On ne peut toutefois pas parler d’une totale réussite. Il ne faut pas oublier que la dette publique allemande avoisine 85 % du PIB. Madame Merkel n’est donc pas là totalement habilitée à donner des leçons. Ce qu’elle a le mieux réussi, c’est la maîtrise de son déficit public, ainsi que la compétitivité de ses entreprises. Voilà un petit descriptif de la situation qui explique le décrochage franco-allemand. Même si la France n’a pas vécu avec la même pression d’un voisinage compétitif, elle a connu des délocalisations, des fermetures d’entreprises, moins du fait d’un environnement régional immédiatement menaçant que sous l’effet d’autres facteurs, parmi lesquels la cupidité de ses dirigeants, le mismanagement au niveau de ses syndicats, entre autres… Pour ma part, je pense que l’on ne s’est jamais posé suffisamment en France la question de l’opportunité de mener une politique de l’offre. Par ailleurs, compte tenu des incidences de la crise, on voit se dessiner aujourd’hui les éléments d’un rapprochement des politiques française et allemande. C’est ainsi que l’on assiste à des augmentations de salaires et que l’on commence à envisager un SMIC en Allemagne. Le problème est que, dans le gouvernement actuel, le petit parti libéral bloque tout cela. Mais au-delà de 2013, comme on assistera à mon avis au retour d’une grande coalition, on ira très certainement vers un soutien très fort à la demande pour les couches défavorisées, les victimes des mesures de Hartz IV qui avaient beaucoup divisé le SPD à l’époque. Il est vraisemblable que de nombreux membres du SPD voudront remettre les pendules à l’heure à ce niveau. Mais hélas, nous avons un petit parti libéral qui fait beaucoup de bêtises et qui bloque tout. Actuellement, compte tenu des positions du parti libéral, nous ne pouvons rien faire. Autant Mme Merkel brille, car on a de l’estime pour elle, autant il faut savoir que le gouvernement actuel, noir-jaune, est paralysé. Il n’avance pas. Le tournant énergétique, la sortie du nucléaire, en Allemagne, est très mal engagée. Tous les dossiers de réforme sont bloqués. Nous avons un pays qui donne des leçons aux Européens : « Réformez-vous ! Réfor­mes structurelles ! » par-ci par-là. Mais le pays ne marche pas, et ceci est dû en grande partie à l’incapacité des trois formations politiques réunies dans l’actuel gouvernement à s’entendre. Nous vivons en réalité une cohabitation qui marche très mal outre-Rhin. Et c’est très mauvais pour l’Europe, car ce n’est pas le moment d’avoir une Allemagne bloquée. La politique d’austérité facteur de dissensions : comment en sortir ? Tout d’abord, je tiens à souligner que la politique d’austérité est aussi source de très fortes critiques en Allemagne. Aujourd’hui, le DAX1 est tombé en dessous de 6 000 points. Et 5 700 est le seuil réputé critique en deçà duquel on commence à avoir un gros souci. Donc l’on commence à comprendre que ce n’est pas forcément la bonne recette. Par ailleurs, tous les experts s’accordent à dire depuis longtemps que l’on ne peut pas appliquer le même type de politique à tous les États à la fois et de façon complètement indifférente par rapport à leur vécu, à leur structure, à leur capacité. On ne peut pas traiter le Portugal comme on traite la Grèce, l’Espagne, l’Italie ou la France. Chaque pays a besoin d’un traitement spécifique. En conséquence, Mme Merkel est très critiquée pour vouloir appliquer des remèdes de cheval qui sont en train d’assommer définitivement les patients. Autre question, comment faire pour retrouver cette croissance que tout le monde réclame ? Première bonne nouvelle, tout le monde souhaite cette croissance, personne n’est contre. C’est un peu comme le soleil ; on ne peut pas être contre la croissance. La question est de savoir comment ? Mais les avis divergent très fortement et l’on retrouve la vieille opposition entre politique de l’offre et politique de la demande, avec de surcroît un clivage droite-gauche qui dépasse les frontières entre les pays. On assiste donc peut-être à une européanisation des clivages politiques, ce qui est une bonne chose et constitue une voie de plus vers la normalisation. Mais il est clair que, d’un point de vue politique pour Mme Merkel, les recettes que proposent en France l’actuel président de la République et son gouvernement ne sont pas applicables en Allemagne, peut-être parce que la situation est différente, mais surtout parce qu’elle n’a pas été élue pour faire cette politique, une politique non pas de création d’emplois, mais de recherche de la croissance par des dépenses publiques financées à crédit. Voilà la situation qui explique ce blocage total. L’Allemagne et son gouvernement actuel pensent que la croissance ne peut venir que de réformes structurelles. Pas seulement sous la forme de celles qui ont été menées en Allemagne sous le nom de Hartz IV, mais également de celles qui ont été menées depuis la fin des années 1970, c’est-à-dire les réformes structurelles qui ressortent de la politique de l’offre : libéralisation économique, flexibilisation du marché du travail, ouverture des marchés publics, diminution du coût du travail et des charges sociales. Ceci en espérant, bien sûr – là nous sommes un peu plus protestants que les autres –, que les entrepreneurs jouent le jeu et que les responsables du CAC 40 réinvestissent les gains ainsi obtenus au lieu de les dépenser ailleurs. Mais c’est encore un autre problème. En tout cas, du point de vue des Allemands, il ne peut y avoir de salut en dehors des réformes structurelles. Et, à mon avis, ils ont pleinement raison. Seulement les réformes structurelles prennent du temps. Le problème est là : le temps manque. Il est impossible de dire aux Espagnols, actuellement en danger de mort, de mener des réformes structurelles. Mais, d’un autre côté, introduire les eurobonds tels quels, sans réforme politique, augmenter les dépenses sans se soucier de l’augmentation du déficit public, accepter que les dettes augmentent, cela ne va pas engendrer de la croissance. A mes yeux, les Allemands ont parfaitement raison de dire qu’il faut lutter contre les déficits publics et la dette car les augmenter nous mènerait à la catastrophe. Et les Français ont parfaitement raison de dire qu’il nous faut de la croissance sans laquelle il est impossible de réduire le déficit et la dette. Si l’on arrive à trouver un terrain d’entente entre Français et Allemands pour parvenir parallèlement à plus de croissance et à une réduction du déficit, ce serait une très bonne chose. Eurobonds/union fiscale : le fédéralisme, contrepartie de la mutualisation des dettes Alors que faire ? D’abord, même si le président Hollande et le gouvernement Ayrault s’appuient sur le chiffre quelque peu optimiste de 2 % de croissance, ils partent du principe que la France doit avoir un budget équilibré aux alentours de 2017. C’est un signal très fort envoyé à l’Allemagne, qui signifie que l’on prend enfin les choses au sérieux. Eurobonds, project bonds, rôle de la Banque centrale européenne : voici quelques points qui sont maintenant sur la table. On va tomber d’accord – on est déjà tombé d’accord partiellement – sur les project bonds, dépenses largement financées par l’Union européenne, par le biais notamment de la Banque européenne d’investissement. Je pense que les project bonds peuvent à terme déclencher un cercle vertueux un peu psychologique. Les marchés vont se dire : enfin les Européens bougent, ils investissent. Mais il ne faut pas penser qu’au-delà de cet effet psychologique, cela puisse avoir un effet immédiat là où le bât blesse le plus en Europe : la compétitivité de nos entre­prises. D’un point de vue franco-allemand, les project bonds sont parfaitement faisables et l’on va vers cela. Ce n’est pas un point de conflit. Pour les eurobonds, il y a deux formules. L’une, très discutée en Allemagne par le Conseil des spécialistes, le Sachverständigenrat, évoque une mutualisation partielle, à hauteur de 60 %, des dettes publiques européennes. Au-delà de 60 %, chaque État serait responsable de ses propres dettes. L’avantage, bien sûr, serait de faciliter le refinancement sur les marchés internationaux par les États. L’inconvénient, si c’en est un, serait que l’on va vers une union des transferts, limitée toutefois. A mon avis, beaucoup d’Allemands pensent qu’il faut aller en ce sens, mais pas encore Mme Merkel. Le parti social-démocrate en particulier y est favorable. Nous aurons encore probablement Mme Merkel l’année prochaine, et sans doute pas de chancelier social-démocrate ; toutefois, ce parti sera vraisemblablement au pouvoir. L’autre modèle, mais là François Hollande n’est pas très clair sur ce qu’il entend promouvoir, celui des eurobonds tout court, évoque une mutualisation totale des dettes. Tous les Allemands sont contre, ainsi que les Autrichiens, les Finlandais et les Néerlandais, tous ceux qui paient moins cher pour se refinancer sur les marchés internationaux. Il y a là, en effet, un intérêt national : pourquoi se financer à 3 % quand on peut se refinancer à 1 %. Mais ce n’est pas le seul. Il faut en effet bien réfléchir à cette formule, à laquelle je ne suis pas personnellement hostile a priori. En quoi cette formule pourrait-elle être dangereuse ? L’introduction d’eurobonds aurait pour résultat, finalement, de ramener ce que l’on appelle les spreads – les taux auxquels se refinancent les États sur les marchés internationaux (1,35 % pour l’Allemagne, 3 % pour la France, 6 à 7 % pour l’Italie, 30 % pour la Grèce) – à un chiffre unique au mieux. Cependant faut-il les mettre en place ? La commission Barroso, composée de personnes a priori intelligentes, y est favorable. Elle ne doit donc pas estimer qu’il s’agit d’un danger pour les États européens. Seulement on entre par là – et c’est ce pourquoi l’Allemagne blo­que – dans une union de transferts. Alors pourquoi les Allemands ne sont-ils pas solidaires, d’autant qu’ils vendent l’essentiel de leurs exportations dans les pays européens ? Aucun autre pays ne vend autant en Europe que l’Allemagne. Aucun pays ne profite autant de l’Europe que l’Allemagne. Il peut apparaître fondamentalement antipathique que ce pays, qui prospère aux dépens de ses partenaires lorsque ceux-ci sont en difficulté, ne leur vienne pas en aide. En fait, la difficulté se comprend mieux lorsque l’on examine les caractéristiques du système de péréquation financière, de transferts financiers, qui est utilisé en Allemagne. L’Allemagne est constituée de seize Länder d’une puissance et d’une richesse inégales. Ainsi, par exemple, la Bavière dispose de beaucoup plus de recettes financières que le Mecklembourg-Poméranie occidentale, car sa croissance et le nombre de ses entreprises sont beaucoup plus élevés. Et, in fine, les transferts financiers vont de la Bavière au Mecklembourg-Poméranie occidentale qui en profite, en sorte que celui-ci peut disposer du même niveau de vie, de retraites, d’écoles correctes, de salaires et de tout ce qui va avec, que la Bavière. La Constitution allemande prévoit en effet que tous les Länder doivent jouir d’un niveau de vie équivalent. Alors pourquoi ce que font les Allemands à l’échelle allemande ne peut-il fonctionner à l’échelle européenne ? La réponse est que l’Allemagne est un État-nation, à la différence de l’Europe. Peut-être un jour cette dernière le deviendra-t-elle, mais ce n’est pas la question, ni la principale raison. L’Allemagne est un État fédéral. Lorsque la Bavière transfère au Mecklembourg des sommes importantes – et les Bavarois n’en sont pas toujours contents –, elle sait que le Mecklembourg ne peut pas en faire ce qu’il veut, parce que la politique économique de l’Allemagne, sur le plan fiscal, sur le plan budgétaire et sur le plan social, n’est pas définie au Mecklembourg, pas plus qu’en Bavière, mais à Berlin, par l’État fédéral. Mais comment pourrait-on imposer un fédéralisme dans un État comme la France – là je suis un peu provocateur – où 30 % des électeurs ont voté pour différents « fronts » du « non ». C’est finalement cela que veut faire comprendre Mme Merkel, sachant qu’elle-même n’est pas suffisamment courageuse pour dire : « faisons cette fédération », car de nombreux Allemands n’en veulent pas. Nous sommes vraiment dans la schizophrénie la plus totale. Le seul moyen de sauver notre prospérité à nous tous, notre paix – car je pense que l’Europe commence vraiment à être au bord du gouffre, à feu et à sang – est de restaurer l’esprit européen que nous avions depuis cinquante ans. Il faut aller très loin dans la remise en question de ce que font les uns les autres. Les Alle­mands ne disent pas « jamais », ils disent toujours « oui », mais « à la fin d’un processus » qui est l’union fiscale que l’on envoie aux calendes grecques – sans vouloir faire un mauvais jeu de mots de ma part. Je pense que si, demain, François Hollande arrive avec un plan de fédéralisation économique sérieux, Angela Merkel ne pourra pas dire non. Et cela peut aller très vite. Nous sommes dans un jeu de solidarité et de fédéralisme. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Mécanisme européen de stabilité et Banque ­centrale européenne : comment et pourquoi faire ? Derniers points aussi beaucoup discutés : en premier lieu, faut-il que le Mécanisme européen de stabilité puisse prêter directement aux États ? Pour ma part, je pense que oui. Les Allemands craignent l’inflation, mais ils vont s’en remettre car l’inflation est basse. Pour l’instant le problème est plutôt celui de la déflation. En second lieu, faut-il que la Banque centrale européenne devienne une FED ? Non, jamais, car une ban­que centrale est un contrepouvoir. Elle ne doit pas être soumise à un pouvoir politique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne joue pas le jeu, qu’elle ne prête pas quand il le faut. Mario Draghi a injecté plus de deux mille milliards d’euros dans les circuits bancaires. Mais on peut se demander où ils sont allés ? Et cela, ce n’est pas la faute de la BCE, c’est la faute des banques qui n’ont pas joué le jeu. Pensez-vous que si la BCE était dépendante, cela changerait quoi que ce soit ? L’argent irait-il des banques vers l’économie réelle ? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait aussi nationaliser les banques. Je ne suis pas contre l’idée de la FED : aux États-Unis cela marche très bien, parce que la FED fonctionne au sein d’un État libéral, un pays où la législation du travail est plus souple, pour ne pas dire inexistante, où il n’y a pas de législation sociale. Lorsque la FED donne une impulsion économique, les entreprises l’utilisent pour agir sur le plan de la productivité. Chez nous, c’est long. Il faut passer par les accords avec les salariés, avec les entreprises qui ne veulent pas embaucher par peur de ne pouvoir débaucher par la suite, etc. Nous manquons en Europe de l’esprit d’entreprenariat qui existe aux États-Unis, ou au Japon. Nous ne sommes pas dans cette configuration, en Europe, et dans beaucoup d’autres pays hélas, où c’est la shareholder value qui l’emporte, et où l’argent n’est donc pas directement réinvesti. Donc je suis sceptique. En résumé, je ne crois pas qu’il faille faire une fixation sur l’indépendance de la BCE. A titre de comparaison, je peux vous dire que la Bundesbank allemande a ­toujours eu en vue la santé économique de la RFA et n’a jamais été décrochée de la réalité. Mme Merkel – pour une fois, je souligne ce qu’elle dit – énonce que les interdictions vont dans les deux sens. Il ne faut pas interdire à la BCE ce qu’elle ne doit pas faire, et ne pas non plus lui interdire ce qu’elle veut faire. Donc c’est pour cela que, lorsque la BCE a très fortement injecté des capitaux dans le système bancaire, ­notamment italien, vous n’avez pas entendu de ­critiques en Allemagne, mis à part deux Allemands qui ont démissionné. Sur ces deux points, Mme Merkel acceptera-t-elle d’aller plus loin ? Elle mettra la main au portefeuille, c’est vrai, mais il faut bien voir qu’il y a deux lignes rouges au-delà desquelles elle commettrait un suicide politique en l’état actuel des choses : les eurobonds dans leur acception maximale et, surtout, un changement de statut de la BCE. Si elle franchissait ces lignes rouges aujourd’hui, elle serait finie. Choisir ce que nous voulons L’Europe se trouve aujourd’hui face à plusieurs options. Première option : on arrête tout et c’est chacun pour soi. On ne se fait pas la guerre, on est civilisé, on se protège et l’on fait le strict minimum. Ou, dit d’une autre manière, ce peut-être le retour à ce que les Britanniques avaient proposé après la Seconde Guerre mondiale, avec le bon sens pragmatique qui est le leur. A savoir : une Europe intergouvernementale, basée uniquement sur le libre-échange, mais dotée de barrières protectionnistes pour ceux qui n’en veulent pas. Deuxième option : on crée quelque chose qui va devenir les États-Unis d’Europe, avec à la longue un gouvernement européen élu. Avec, aussi, une armée européenne, un budget européen (à l’heure actuelle, celui-ci est ridicule par rapport à notre PIB) et un financement européen conséquent. A la limite, il faudrait soumettre cela à un referendum et bien l’expliquer, en prenant le temps nécessaire, pas seulement pendant un mois ou deux, mais peut-être un an. Il faudrait aussi que François Hollande aille en Allemagne et que Mme Merkel puisse être écoutée en France, qu’il y ait un échange long. Pendant ce temps, les pompiers seront à l’œuvre pour sauver l’essentiel des meubles, pour que la maison ne brûle pas, y compris la Grèce si l’on peut. Je ne pense pas que l’on puisse continuer comme aujourd’hui. Je suis peut-être naïf mais je pense que c’est avant tout une question de pédagogie. Il faut que nos responsables politiques expriment dans des termes simples les deux options que nous avons. La situation actuelle ne peut pas perdurer. On ne peut pas avoir une monnaie unique sans un budget unique, et nous en avons aujourd’hui la preuve. En conclusion, l’Allemagne, qui craint de payer pour les autres, acceptera-t-elle de le faire ? Oui, elle paiera (mais en dernier recours), car elle considérera qu’elle paierait beaucoup plus cher ses exportations si l’euro disparaissait, c’est-à-dire si le deutschemark était de retour, un peu comme les Suisses avec le franc suisse. Elle paierait beaucoup plus cher la vente de ses BMW. Elle paiera aussi, bien sûr, si l’on introduit les eurobonds et le fédéralisme, ceci transformant la construction européenne en union des transferts. Mais elle préférera payer pour une Europe qui marche. ■ Synthèse réalisée par Jean-Pierre Pagé – co-président du Cercle
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La coopération Paris-Berlin, une nouvelle donne ?
Paris-Berlin : un couple intermittent mais incontournable…
Quelques remarques préliminaires avant d’aborder le vif du sujet. Le couple franco-allemand est un couple intermittent, un couple par nécessité. Il est intermittent car il y a une règle, à laquelle ne peut pas échapper le nouveau président de la République de la France : à chaque fois qu’il y a une élection présidentielle en France ou une élection législative en Allemagne, le nouveau responsable se détourne d’abord du couple franco-allemand en raison des frustrations que la coopération franco-allemande engendre très régulièrement dans les deux États. Mais ces tentatives ne durent pas longtemps et les deux pays finissent par se retrouver. Faute de mieux et parce que les autres partenaires n’ont pas réellement permis de faire avancer les choses. Et c’est la raison pour laquelle, très régulièrement, on se retrouve finalement, contraints et forcés, autour de compromis boiteux dont le seul intérêt est de permettre des synthèses générales et acceptables pour les autres pays européens. Certes, ces synthèses ne font pas rêver et peuvent être très fortement critiquées par les partenaires, mais en dehors de ces compromis boiteux, il n’y a rien.
En deuxième lieu, ces deux pays, la France et l’Alle­magne, étant donné leur poids démographique et économique dans l’Union européenne, sont à eux deux incontournables. Ils représentent 140 millions d’habitants sur 450, soit un tiers de la population et les deux tiers du PIB européen. Ils constituent, avec la Grande-Bretagne, l’essentiel de la force militaire européenne, même si la contribution allemande est en train de disparaître peu à peu. Bref, s’il n’y a pas d’accord entre Berlin et Paris, rien ne va. Tout reste bloqué et l’on ne peut se permettre des blocages dépassant un ou deux mois, compte tenu des marchés internationaux et de la pression qui émane de ces derniers. L’obligation de parvenir à des résultats, aussi modestes soient-ils, fait que finalement la raison l’emporte et que l’on se tourne l’un vers l’autre. Il ne faut pas non plus oublier que, si nos deux pays sont très différents, la France n’est pas qu’un pays du Sud, mais aussi un pays du Nord, et l’Allemagne n’est pas seulement un pays du Nord. Avec la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie, des régions qui finalement descendent de l’empire des Francs, elle dispose d’un héritage commun avec la France.

…à l’épreuve de malentendus résultant
de politiques économiques parfois divergentes

Ce couple est à l’épreuve de malentendus. Le premier concerne la raison pour laquelle la France de François Mitterrand a tant voulu la monnaie unique et l’union économique et monétaire. Les trois principaux architectes de l’union économique et monétaire sont, en effet, François Mitterrand, Jacques Delors, et aussi Edouard Balladur quand, en poste à Bercy, il a joué un rôle très important en 1989. Pourquoi François ­Mitterrand voulait-il à tout prix la monnaie unique ? Le Système monétaire européen que l’on avait à l’époque s’était transformé par la force des choses en une zone mark et la France avait perdu sa marge de manœuvre nationale sur les plans économique et monétaire, la Banque de France devant suivre grosso modo les orientations de la Bundesbank, ce qui est devenu insupportable du point de vue français. On a donc pensé en France que la monnaie unique deviendrait l’instrument permettant d’en finir avec la suprématie économique et monétaire allemande, privée du deutsche­mark, en Europe. La monnaie unique est donc apparue comme un instrument en vue d’ancrer l’Allemagne dans le continent européen et faire en sorte que tous les États européens retrouvent de l’influence. Or force est de constater que, une quinzaine d’années plus tard, nous sommes au contraire face à une puissance économique et monétaire allemande qui n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que l’Allemagne le voulait, j’insiste là-dessus en tant que Franco-Allemand tel que je me considère : il n’y avait aucun dessein allemand de suprématie, de domination, au contraire. Ce que voudraient les Allemands, c’est être les « grands Suisses », prospères, tranquilles, efficaces, et, surtout, ne pas prendre de responsabilités qui coûtent cher et qu’il faut assumer. Donc c’est un peu par la force des choses, et sous l’influence de beaucoup d’autres facteurs, que l’Alle­magne se trouve dans cette situation de domination de fait. Alors pourquoi est-elle aujourd’hui dans cette situation ? A mon avis pour deux raisons.
La première, c’est que, depuis la révo­lution industrielle, l’Alle­ma­gne dispose d’un socle industriel fort. Lorsqu’elle s’est trouvée confrontée au vieillissement de ses industries, l’Allemagne a fait le nécessaire pour adapter son outil industriel à la globalisation qui a commencé au cours des années 1980. Près du tiers du PIB allemand provient encore aujourd’hui de l’industrie.
Deuxième fait très important à souligner : lorsque l’Allemagne a dû faire face au double choc pétrolier des années 1973 et 1979, qui a plongé son économie dans un marasme profond, elle a opté pour une politique de l’offre, laissant derrière elle la politique keynésienne menée par les autres pays européens. Cela a été plus facile pour elle que pour la France, car l’État allemand ne joue pas le même rôle dans l’économie que l’État français dans sa propre économie. Plus le rôle de l’État est fort, plus grande est la tentation de faire appel aux recettes keynésiennes. L’Alle­magne fédérale, décentralisée, avec une très forte tradition en matière de petites et moyennes entreprises, avait plus de facilités politiques pour recourir à cette politique de l’offre qui a été mise en place par Helmut Schmidt à la fin de son deuxième mandat. Elle a été concrétisée par Helmut Kohl qui a accédé au pouvoir, en 1982, trois ans après le deuxième choc pétrolier, et fait, depuis lors, l’objet d’un consensus total.
Enfin, dernier élément qui explique cette accentuation de la politique de l’offre : l’unification. Les Allemands ont été confrontés à partir de 1990 à une sorte de Mezzogiorno – je ne veux pas dire à une « Grèce » – dans leur propre pays qu’était la RDA. Il fallait donc absolument, pour mettre au travail seize millions de personnes, moderniser les structures économiques de l’Allema­gne de l’Est, et ils n’avaient pas les moyens de le faire avec des recettes keynésiennes qui sont coûteuses. Ils l’ont fait en libéralisant l’économie, en baissant les salaires, en diminuant le coût du travail, notamment dans un contexte particulier, celui de l’Europe de l’Est. Et cela explique pour partie les difficultés que connaît la Grèce. Il ne faut pas oublier que certains pays sont confrontés à un voisinage immédiat qui est infiniment plus compétitif. Non parce qu’ils fabriquent ou produisent mieux, mais parce que les coûts du travail ne sont pas les mêmes. La Grèce est dans sa situation actuelle pour de nombreuses raisons – notamment sur le plan intérieur –, mais aussi parce que ses voisins bulgares, turcs, macédoniens et albanais produisent les mêmes choses à des prix infiniment plus bas. Donc la Grèce est en permanence confrontée à cet enjeu que l’on appelle la globalisation, l’ouverture des frontières, en tout cas à la concurrence qui en résulte. Et elle n’a pas su faire face à cela. Les Allemands en 1990 ont été confrontés au même défi, la République tchèque, la Pologne, la Slovaquie ou l’Ukraine remplaçant l’Albanie, la Macédoine ou la Bulgarie et constituant un aiguillon pour les entreprises. Cette forte pression en faveur de la maîtrise des coûts et des déficits s’est exercée en permanence en Allemagne. On ne peut toutefois pas parler d’une totale réussite. Il ne faut pas oublier que la dette publique allemande avoisine 85 % du PIB. Madame Merkel n’est donc pas là totalement habilitée à donner des leçons. Ce qu’elle a le mieux réussi, c’est la maîtrise de son déficit public, ainsi que la compétitivité de ses entreprises.
Voilà un petit descriptif de la situation qui explique le décrochage franco-allemand. Même si la France n’a pas vécu avec la même pression d’un voisinage compétitif, elle a connu des délocalisations, des fermetures d’entreprises, moins du fait d’un environnement régional immédiatement menaçant que sous l’effet d’autres facteurs, parmi lesquels la cupidité de ses dirigeants, le mismanagement au niveau de ses syndicats, entre autres… Pour ma part, je pense que l’on ne s’est jamais posé suffisamment en France la question de l’opportunité de mener une politique de l’offre.
Par ailleurs, compte tenu des incidences de la crise, on voit se dessiner aujourd’hui les éléments d’un rapprochement des politiques française et allemande. C’est ainsi que l’on assiste à des augmentations de salaires et que l’on commence à envisager un SMIC en Allemagne. Le problème est que, dans le gouvernement actuel, le petit parti libéral bloque tout cela. Mais au-delà de 2013, comme on assistera à mon avis au retour d’une grande coalition, on ira très certainement vers un soutien très fort à la demande pour les couches défavorisées, les victimes des mesures de Hartz IV qui avaient beaucoup divisé le SPD à l’époque. Il est vraisemblable que de nombreux membres du SPD voudront remettre les pendules à l’heure à ce niveau. Mais hélas, nous avons un petit parti libéral qui fait beaucoup de bêtises et qui bloque tout. Actuellement, compte tenu des positions du parti libéral, nous ne pouvons rien faire. Autant Mme Merkel brille, car on a de l’estime pour elle, autant il faut savoir que le gouvernement actuel, noir-jaune, est paralysé. Il n’avance pas. Le tournant énergétique, la sortie du nucléaire, en Allemagne, est très mal engagée. Tous les dossiers de réforme sont bloqués. Nous avons un pays qui donne des leçons aux Européens : « Réformez-vous ! Réfor­mes structurelles ! » par-ci par-là. Mais le pays ne marche pas, et ceci est dû en grande partie à l’incapacité des trois formations politiques réunies dans l’actuel gouvernement à s’entendre. Nous vivons en réalité une cohabitation qui marche très mal outre-Rhin. Et c’est très mauvais pour l’Europe, car ce n’est pas le moment d’avoir une Allemagne bloquée.

La politique d’austérité facteur de dissensions : comment en sortir ?

Tout d’abord, je tiens à souligner que la politique d’austérité est aussi source de très fortes critiques en Allemagne. Aujourd’hui, le DAX1 est tombé en dessous de 6 000 points. Et 5 700 est le seuil réputé critique en deçà duquel on commence à avoir un gros souci. Donc l’on commence à comprendre que ce n’est pas forcément la bonne recette. Par ailleurs, tous les experts s’accordent à dire depuis longtemps que l’on ne peut pas appliquer le même type de politique à tous les États à la fois et de façon complètement indifférente par rapport à leur vécu, à leur structure, à leur capacité. On ne peut pas traiter le Portugal comme on traite la Grèce, l’Espagne, l’Italie ou la France. Chaque pays a besoin d’un traitement spécifique. En conséquence, Mme Merkel est très critiquée pour vouloir appliquer des remèdes de cheval qui sont en train d’assommer définitivement les patients.

Autre question, comment faire pour retrouver cette croissance que tout le monde réclame ?

Première bonne nouvelle, tout le monde souhaite cette croissance, personne n’est contre. C’est un peu comme le soleil ; on ne peut pas être contre la croissance. La question est de savoir comment ? Mais les avis divergent très fortement et l’on retrouve la vieille opposition entre politique de l’offre et politique de la demande, avec de surcroît un clivage droite-gauche qui dépasse les frontières entre les pays. On assiste donc peut-être à une européanisation des clivages politiques, ce qui est une bonne chose et constitue une voie de plus vers la normalisation. Mais il est clair que, d’un point de vue politique pour Mme Merkel, les recettes que proposent en France l’actuel président de la République et son gouvernement ne sont pas applicables en Allemagne, peut-être parce que la situation est différente, mais surtout parce qu’elle n’a pas été élue pour faire cette politique, une politique non pas de création d’emplois, mais de recherche de la croissance par des dépenses publiques financées à crédit. Voilà la situation qui explique ce blocage total. L’Allemagne et son gouvernement actuel pensent que la croissance ne peut venir que de réformes structurelles. Pas seulement sous la forme de celles qui ont été menées en Allemagne sous le nom de Hartz IV, mais également de celles qui ont été menées depuis la fin des années 1970, c’est-à-dire les réformes structurelles qui ressortent de la politique de l’offre : libéralisation économique, flexibilisation du marché du travail, ouverture des marchés publics, diminution du coût du travail et des charges sociales. Ceci en espérant, bien sûr – là nous sommes un peu plus protestants que les autres –, que les entrepreneurs jouent le jeu et que les responsables du CAC 40 réinvestissent les gains ainsi obtenus au lieu de les dépenser ailleurs. Mais c’est encore un autre problème. En tout cas, du point de vue des Allemands, il ne peut y avoir de salut en dehors des réformes structurelles. Et, à mon avis, ils ont pleinement raison. Seulement les réformes structurelles prennent du temps. Le problème est là : le temps manque. Il est impossible de dire aux Espagnols, actuellement en danger de mort, de mener des réformes structurelles. Mais, d’un autre côté, introduire les eurobonds tels quels, sans réforme politique, augmenter les dépenses sans se soucier de l’augmentation du déficit public, accepter que les dettes augmentent, cela ne va pas engendrer de la croissance. A mes yeux, les Allemands ont parfaitement raison de dire qu’il faut lutter contre les déficits publics et la dette car les augmenter nous mènerait à la catastrophe. Et les Français ont parfaitement raison de dire qu’il nous faut de la croissance sans laquelle il est impossible de réduire le déficit et la dette. Si l’on arrive à trouver un terrain d’entente entre Français et Allemands pour parvenir parallèlement à plus de croissance et à une réduction du déficit, ce serait une très bonne chose.

Eurobonds/union fiscale : le fédéralisme, contrepartie de la mutualisation des dettes

Alors que faire ? D’abord, même si le président Hollande et le gouvernement Ayrault s’appuient sur le chiffre quelque peu optimiste de 2 % de croissance, ils partent du principe que la France doit avoir un budget équilibré aux alentours de 2017. C’est un signal très fort envoyé à l’Allemagne, qui signifie que l’on prend enfin les choses au sérieux.
Eurobonds, project bonds, rôle de la Banque centrale européenne : voici quelques points qui sont maintenant sur la table. On va tomber d’accord – on est déjà tombé d’accord partiellement – sur les project bonds, dépenses largement financées par l’Union européenne, par le biais notamment de la Banque européenne d’investissement. Je pense que les project bonds peuvent à terme déclencher un cercle vertueux un peu psychologique. Les marchés vont se dire : enfin les Européens bougent, ils investissent. Mais il ne faut pas penser qu’au-delà de cet effet psychologique, cela puisse avoir un effet immédiat là où le bât blesse le plus en Europe : la compétitivité de nos entre­prises. D’un point de vue franco-allemand, les project bonds sont parfaitement faisables et l’on va vers cela. Ce n’est pas un point de conflit.
Pour les eurobonds, il y a deux formules. L’une, très discutée en Allemagne par le Conseil des spécialistes, le Sachverständigenrat, évoque une mutualisation partielle, à hauteur de 60 %, des dettes publiques européennes. Au-delà de 60 %, chaque État serait responsable de ses propres dettes. L’avantage, bien sûr, serait de faciliter le refinancement sur les marchés internationaux par les États. L’inconvénient, si c’en est un, serait que l’on va vers une union des transferts, limitée toutefois. A mon avis, beaucoup d’Allemands pensent qu’il faut aller en ce sens, mais pas encore Mme Merkel. Le parti social-démocrate en particulier y est favorable. Nous aurons encore probablement Mme Merkel l’année prochaine, et sans doute pas de chancelier social-démocrate ; toutefois, ce parti sera vraisemblablement au pouvoir.
L’autre modèle, mais là François Hollande n’est pas très clair sur ce qu’il entend promouvoir, celui des eurobonds tout court, évoque une mutualisation totale des dettes. Tous les Allemands sont contre, ainsi que les Autrichiens, les Finlandais et les Néerlandais, tous ceux qui paient moins cher pour se refinancer sur les marchés internationaux. Il y a là, en effet, un intérêt national : pourquoi se financer à 3 % quand on peut se refinancer à 1 %. Mais ce n’est pas le seul. Il faut en effet bien réfléchir à cette formule, à laquelle je ne suis pas personnellement hostile a priori. En quoi cette formule pourrait-elle être dangereuse ? L’introduction d’eurobonds aurait pour résultat, finalement, de ramener ce que l’on appelle les spreads – les taux auxquels se refinancent les États sur les marchés internationaux (1,35 % pour l’Allemagne, 3 % pour la France, 6 à 7 % pour l’Italie, 30 % pour la Grèce) – à un chiffre unique au mieux. Cependant faut-il les mettre en place ? La commission Barroso, composée de personnes a priori intelligentes, y est favorable. Elle ne doit donc pas estimer qu’il s’agit d’un danger pour les États européens. Seulement on entre par là – et c’est ce pourquoi l’Allemagne blo­que – dans une union de transferts. Alors pourquoi les Allemands ne sont-ils pas solidaires, d’autant qu’ils vendent l’essentiel de leurs exportations dans les pays européens ? Aucun autre pays ne vend autant en Europe que l’Allemagne. Aucun pays ne profite autant de l’Europe que l’Allemagne. Il peut apparaître fondamentalement antipathique que ce pays, qui prospère aux dépens de ses partenaires lorsque ceux-ci sont en difficulté, ne leur vienne pas en aide. En fait, la difficulté se comprend mieux lorsque l’on examine les caractéristiques du système de péréquation financière, de transferts financiers, qui est utilisé en Allemagne. L’Allemagne est constituée de seize Länder d’une puissance et d’une richesse inégales. Ainsi, par exemple, la Bavière dispose de beaucoup plus de recettes financières que le Mecklembourg-Poméranie occidentale, car sa croissance et le nombre de ses entreprises sont beaucoup plus élevés. Et, in fine, les transferts financiers vont de la Bavière au Mecklembourg-Poméranie occidentale qui en profite, en sorte que celui-ci peut disposer du même niveau de vie, de retraites, d’écoles correctes, de salaires et de tout ce qui va avec, que la Bavière. La Constitution allemande prévoit en effet que tous les Länder doivent jouir d’un niveau de vie équivalent. Alors pourquoi ce que font les Allemands à l’échelle allemande ne peut-il fonctionner à l’échelle européenne ? La réponse est que l’Allemagne est un État-nation, à la différence de l’Europe. Peut-être un jour cette dernière le deviendra-t-elle, mais ce n’est pas la question, ni la principale raison. L’Allemagne est un État fédéral. Lorsque la Bavière transfère au Mecklembourg des sommes importantes – et les Bavarois n’en sont pas toujours contents –, elle sait que le Mecklembourg ne peut pas en faire ce qu’il veut, parce que la politique économique de l’Allemagne, sur le plan fiscal, sur le plan budgétaire et sur le plan social, n’est pas définie au Mecklembourg, pas plus qu’en Bavière, mais à Berlin, par l’État fédéral. Mais comment pourrait-on imposer un fédéralisme dans un État comme la France – là je suis un peu provocateur – où 30 % des électeurs ont voté pour différents « fronts » du « non ». C’est finalement cela que veut faire comprendre Mme Merkel, sachant qu’elle-même n’est pas suffisamment courageuse pour dire : « faisons cette fédération », car de nombreux Allemands n’en veulent pas. Nous sommes vraiment dans la schizophrénie la plus totale. Le seul moyen de sauver notre prospérité à nous tous, notre paix – car je pense que l’Europe commence vraiment à être au bord du gouffre, à feu et à sang – est de restaurer l’esprit européen que nous avions depuis cinquante ans. Il faut aller très loin dans la remise en question de ce que font les uns les autres. Les Alle­mands ne disent pas « jamais », ils disent toujours « oui », mais « à la fin d’un processus » qui est l’union fiscale que l’on envoie aux calendes grecques – sans vouloir faire un mauvais jeu de mots de ma part. Je pense que si, demain, François Hollande arrive avec un plan de fédéralisation économique sérieux, Angela Merkel ne pourra pas dire non. Et cela peut aller très vite. Nous sommes dans un jeu de solidarité et de fédéralisme. On ne peut avoir l’un sans l’autre.

Mécanisme européen de stabilité et Banque ­centrale européenne : comment et pourquoi faire ?

Derniers points aussi beaucoup discutés : en premier lieu, faut-il que le Mécanisme européen de stabilité puisse prêter directement aux États ? Pour ma part, je pense que oui. Les Allemands craignent l’inflation, mais ils vont s’en remettre car l’inflation est basse. Pour l’instant le problème est plutôt celui de la déflation.
En second lieu, faut-il que la Banque centrale européenne devienne une FED ? Non, jamais, car une ban­que centrale est un contrepouvoir. Elle ne doit pas être soumise à un pouvoir politique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne joue pas le jeu, qu’elle ne prête pas quand il le faut. Mario Draghi a injecté plus de deux mille milliards d’euros dans les circuits bancaires. Mais on peut se demander où ils sont allés ? Et cela, ce n’est pas la faute de la BCE, c’est la faute des banques qui n’ont pas joué le jeu. Pensez-vous que si la BCE était dépendante, cela changerait quoi que ce soit ? L’argent irait-il des banques vers l’économie réelle ? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait aussi nationaliser les banques. Je ne suis pas contre l’idée de la FED : aux États-Unis cela marche très bien, parce que la FED fonctionne au sein d’un État libéral, un pays où la législation du travail est plus souple, pour ne pas dire inexistante, où il n’y a pas de législation sociale. Lorsque la FED donne une impulsion économique, les entreprises l’utilisent pour agir sur le plan de la productivité. Chez nous, c’est long. Il faut passer par les accords avec les salariés, avec les entreprises qui ne veulent pas embaucher par peur de ne pouvoir débaucher par la suite, etc. Nous manquons en Europe de l’esprit d’entreprenariat qui existe aux États-Unis, ou au Japon. Nous ne sommes pas dans cette configuration, en Europe, et dans beaucoup d’autres pays hélas, où c’est la shareholder value qui l’emporte, et où l’argent n’est donc pas directement réinvesti. Donc je suis sceptique. En résumé, je ne crois pas qu’il faille faire une fixation sur l’indépendance de la BCE. A titre de comparaison, je peux vous dire que la Bundesbank allemande a ­toujours eu en vue la santé économique de la RFA et n’a jamais été décrochée de la réalité. Mme Merkel – pour une fois, je souligne ce qu’elle dit – énonce que les interdictions vont dans les deux sens. Il ne faut pas interdire à la BCE ce qu’elle ne doit pas faire, et ne pas non plus lui interdire ce qu’elle veut faire. Donc c’est pour cela que, lorsque la BCE a très fortement injecté des capitaux dans le système bancaire, ­notamment italien, vous n’avez pas entendu de ­critiques en Allemagne, mis à part deux Allemands qui ont démissionné.
Sur ces deux points, Mme Merkel acceptera-t-elle d’aller plus loin ? Elle mettra la main au portefeuille, c’est vrai, mais il faut bien voir qu’il y a deux lignes rouges au-delà desquelles elle commettrait un suicide politique en l’état actuel des choses : les eurobonds dans leur acception maximale et, surtout, un changement de statut de la BCE. Si elle franchissait ces lignes rouges aujourd’hui, elle serait finie.

Choisir ce que nous voulons

L’Europe se trouve aujourd’hui face à plusieurs options.
Première option : on arrête tout et c’est chacun pour soi. On ne se fait pas la guerre, on est civilisé, on se protège et l’on fait le strict minimum. Ou, dit d’une autre manière, ce peut-être le retour à ce que les Britanniques avaient proposé après la Seconde Guerre mondiale, avec le bon sens pragmatique qui est le leur. A savoir : une Europe intergouvernementale, basée uniquement sur le libre-échange, mais dotée de barrières protectionnistes pour ceux qui n’en veulent pas.
Deuxième option : on crée quelque chose qui va devenir les États-Unis d’Europe, avec à la longue un gouvernement européen élu. Avec, aussi, une armée européenne, un budget européen (à l’heure actuelle, celui-ci est ridicule par rapport à notre PIB) et un financement européen conséquent. A la limite, il faudrait soumettre cela à un referendum et bien l’expliquer, en prenant le temps nécessaire, pas seulement pendant un mois ou deux, mais peut-être un an. Il faudrait aussi que François Hollande aille en Allemagne et que Mme Merkel puisse être écoutée en France, qu’il y ait un échange long. Pendant ce temps, les pompiers seront à l’œuvre pour sauver l’essentiel des meubles, pour que la maison ne brûle pas, y compris la Grèce si l’on peut. Je ne pense pas que l’on puisse continuer comme aujourd’hui. Je suis peut-être naïf mais je pense que c’est avant tout une question de pédagogie. Il faut que nos responsables politiques expriment dans des termes simples les deux options que nous avons. La situation actuelle ne peut pas perdurer. On ne peut pas avoir une monnaie unique sans un budget unique, et nous en avons aujourd’hui la preuve.
En conclusion, l’Allemagne, qui craint de payer pour les autres, acceptera-t-elle de le faire ? Oui, elle paiera (mais en dernier recours), car elle considérera qu’elle paierait beaucoup plus cher ses exportations si l’euro disparaissait, c’est-à-dire si le deutschemark était de retour, un peu comme les Suisses avec le franc suisse. Elle paierait beaucoup plus cher la vente de ses BMW. Elle paiera aussi, bien sûr, si l’on introduit les eurobonds et le fédéralisme, ceci transformant la construction européenne en union des transferts. Mais elle préférera payer pour une Europe qui marche. ■
Synthèse réalisée par Jean-Pierre Pagé – co-président du Cercle

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