Notre époque marque décidément une césure. Après la « Chute du Mur de Berlin », qui a semblé annoncer, avec le triomphe « définitif » de la Démocratie associée au Capitalisme, la « fin de l’Histoire », et les bruyantes rodomontades de Georges Bush voulant les imposer à la terre entière (et, d’abord au « Grand Moyen Orient »), le moment est venu du retour à des formes autres du pouvoir. Là où Hugo Chavez a échoué (mais pour combien de temps ?) à imposer une réforme constitutionnelle prévoyant une présidence indéfiniment reconductible, Vladimir Poutine, surfant sur sa popularité et le rejet provoqué par le désastre de la présidence Eltsine, a réussi à se faire plébisciter par le peuple russe. Pendant ce temps, la Chine, future première puissance mondiale, hybride d’un nouveau genre, tout en étant passée au capitalisme, continue à être gouvernée selon un système politique hérité du régime communiste. À côté, les pays de l’Union européenne résistent, même s’ils connaissent quelques soubresauts, notamment à l’occasion de l’éphémère « république monozygote » de Pologne.
Est-ce le commencement de la fin de la Démocratie telle que nous l’avons connue ? Ce serait aller un peu vite. Mais très vraisemblablement va-t-elle devoir subir des mutations importantes. Remarquons que beaucoup a été fait pour la discréditer, voire quand ce n’est pas pour en dégoûter les peuples comme en Russie. Faut-il rappeler que le triomphe de Vladimir Poutine a été préparé par l’incroyable gâchis de l’imposition de la démocratie, ou plutôt de sa caricature, à la Russie par l’Occident au cours des années 90 ? On pourrait énumérer les méfaits de l’équipe en place et de ses conseillers occidentaux au cours de cette période : destruction de l’économie russe qui s’est traduite par une chute de 40% du PIB, de 50% de la production industrielle et de 80% de l’investissement annuel ; bradage des grandes entreprises russes au profit d’individus assoiffés de pouvoirs et d’argent, les « oligarques » ; appauvrissement de la grande majorité de la population et dégradation des infrastructures du pays et de ses conditions sanitaires entraînant une chute spectaculaire de l’espérance de vie… En fait, contrairement aux intentions affichées, c’est à la mise en place d’un Etat de non-droit, livré aux appétits les plus voraces et sans scrupules, de surcroît voué à la faillite, que les citoyens russes ont assisté. Comment ne pas comprendre que, dans ces conditions, ils aient plébiscité le retour à un pouvoir fort, incarné par un homme « charismatique » qui, après leur avoir promis le retour à l’ordre, a tenu ses promesses et permis à l’économie de redémarrer ? Par comparaison, les critiques et les manifestations des « démocrates » ne pèsent pas lourd dans l’esprit de leurs concitoyens. On peut se féliciter, d’ailleurs, de ce que la dramatique plongée vers l’abîme des années 90 n’ait pas débouché, comme en Allemagne, au cours des années 30, sur l’avènement d’un monstre.
Ce qui vaut pour la Russie vaut, dans une certaine mesure, pour le monde entier. Le spectacle que donne la démocratie à l’occidentale portée par le déferlement du libéralisme ne donne pas envie aux peuples des parties les plus défavorisées du monde qui ont soif de justice de l’adopter et s’apparente à une danse sur un volcan. Force est de constater, en effet, que l’emprise et le triomphe, toujours accentués, du groupe des plus riches sur celui des plus pauvres, en même temps que l’impossibilité croissante de passer de l’un à l’autre, ainsi que le « gaspillage » systémique au détriment de l’état de notre planète, ou encore le dérèglement de la finance internationale, ne peuvent pas donner beaucoup d’appétence pour la démocratie qui en est l’organisatrice.
Si nous n’avons pas la sagesse d’en prendre conscience et de repenser notre démocratie, ce sont des expériences autrement redoutables que celles de Chavez et Poutine qui nous attendent.