Les nombreux attentats récents, ceux de Paris, de Bruxelles, apparaissent comme des scan- dales, scandalum au sens originel du terme – le pavé qui dépasse de la route et sur lequel on tré- buche. Par-delà l’émotion, la raison, le réflexe de la pensée est de ramener cet inconnu à du connu.
{{● Le choix de la méthode}}
Partant de ce constat, Gilles Kepel1 considère qu’ il y a deux façons d’analyser le phénomène dji- hadiste :
– La première, dite métaphorique, consiste à chercher dans une temporalité au demeurant assez faible ce qui ressemble et se baser sur les
éléments de comparaison pour trouver une es- sence du phénomène qui évite de l’analyser en lui-même mais qui le réduit à ce à quoi il est comparé.
– La seconde consiste à inscrire le phénomène dans son historicité et de construire, plutôt que
1. Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et membre de l’Institut universitaire de France, Gilles Kepel est un spécialiste connu et reconnu de l’Islam et du monde arabe. Auteur de nombreux ouvrages, il a publié récemment « Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français, » paru aux éditions Gallimard, en 2015. Par oppo- sition à certains autres analystes, Gilles Kepel préconise
une approche diachronique basée sur l’historicité du djiha- disme français et international.
des comparaisons latérales, des séries qui s’ins- crivent davantage en diachronie qu’en synchro- nie.
La première approche a été celle employée par Claude Julien, le fondateur du Cercle Condorcet, et l’est encore aujourd’hui par Alain Gresh, Olivier Roy et d’autres, qui considèrent que ce qui advient aujourd’hui à travers le djihadisme n’est en rien nouveau, “des brigades rouges aux brigades vertes”. Que cela provient, au fond, de l’islamisation de la radicalité due au malaise de la jeunesse. “Circulez, il n’y a rien à voir…,” dit même à ce propos Gilles Kepel, pour qui ce type d’approche est erroné puisqu’il fait, à ses yeux, l’impasse sur l’analyse intrinsèque du phéno- mène.
Autant à l’extrême extrême gauche qu’à l’extrême extrême droite – dit-il – il y a des congruences entre les propos et le mode de pensée du dji- hadisme, par exemple entre Omar Omsen, un Sénégalais de Nice recruteur de djihadistes et puis Egalité et réconciliation, le site d’Alain Soral et Dieudonné.
Des éléments incitent à la comparaison, des identitarismes peuvent se regarder en miroir, mais ce n’est pas pour autant que la nature de l’un est déductive de la nature de l’autre. C’est une vue de l’esprit.
{{● Placer la réalité dans son histoire}}
Pour comprendre la réalité d’aujourd’hui, il faut l’inscrire dans son histoire, l’histoire du djiha- disme international, puis l’histoire de l’Islam en France puis de France. Ce sont deux dialec- tiques parallèles mais les deux dernières phases respectives vont pour partie se rencontrer. C’est cette rencontre partielle qui fournit à la fois l’idéologie, la doctrine, et d’autre part, la force sociale qui vient des caractéristiques particu- lières à la France.
Sinon, pourquoi la France serait-elle autant visée et fournirait-elle autant de djihadistes et non les autres ? Nous allons essayer de sérier ces cau- salités et de construire une autre hypothèse que la métaphorisation qui aboutit le plus souvent
à défendre des positions de pouvoir sans vertus d’élucidation.
Une telle analyse implique des prénotions. La première d’entre elles est l’histoire du djiha- disme contemporain qui vit sa troisième phase
– son troisième moment – et, peut-être, la fin de celui-ci alors qu’il se déploie selon le schéma d’une dialectique quasi hégélienne.
Un premier moment, celui de l’affirmation, se situe entre 1979-1997, de la guerre d’Afghanistan aux événements électoraux d’Algérie.
Le deuxième moment, qui se situe globalement entre 1998 et 2005 et au-delà, c’est celui d’ Al- Qaïda.
Le terme djihad, en arabe, est connoté positive- ment. Il a de nombreuses occurrences dans le Coran et signifie « l’effort » – celui qui est fait pour vivre selon les préceptes de l’Islam. C’est un peu l’équivalent de la manière dont on vivait la chré- tienté à l’époque capétienne, celle de la chevale- rie médiévale qui s’efforçait de sortir la violence de la société en la mettant notamment au service de la croisade contre les hérétiques, les infidèles.
Le djihad est le moteur de l’expansion territoriale de l’Islam. Il y en a eu deux principaux vers l’Eu- rope : l’un en 732, contre Charles Martel et un second en 1683, un djihad ottoman qui a échoué devant Vienne. Selon ses théoriciens actuels, tel Cheikh Qardaoui, le théologien égyptien, nous vivons actuellement le troisième.
Ces échecs passés sont le symbole du sang versé qui donnera notamment naissance à la grande mosquée de Paris en 1926, inaugurée conjointe- ment par le Président de la République française et le sultan du Maroc et dont l’autre raison de la création, fut la guerre du Rif, qui avait pour fina- lité la destruction du protectorat et dont les chefs avaient utilisé l’Islam pour mobiliser les troupes contre les mécréants. Aujourd’hui, une nouvelle capitale de ce type s’est créée à Molenbeck.
L’OLP d’Arafat a créé le « Fatah », littéralement,
« l’ouverture du djihad » pour la reconquête des territoires occupés par les infidèles, mais ce n’est véritablement qu’en 1979 que le djihad a repris toute sa force dans les relations internationales. Alors que les brèches semblaient colmatées côté conflit palestinien, l’Ayatollah Khomeiny, de re- tour de France, attaque « le grand Satan » et en décembre, l’Armée rouge, qui veut notamment en supprimer la religion, envahit l’Afghanistan.
Les U.S.A., qui veulent en finir avec l’URSS et l’Arabie Saoudite, fournissent des armes aux « Combattants de la liberté » et réarment ainsi le djihad. L’URSS est vaincue, mais le retour de la manivelle, est le 11 septembre 2001. Les deux types de combattants, les Moudjahidines, amis des U.S.A. et les djihadistes étrangers, notam- ment Quataris, Egyptiens, Français, s’endoc- trinent dans les camps. La fusion de leurs idéo- logies a engendré le salafisme djihadiste qui pré- vaut aujourd’hui.
Avec les événements du 11 septembre, les djiha- distes qui ont fait tomber Kaboul atteignent New York, la nouvelle Byzance. De nombreux événe- ments antérieurs ont néanmoins prévalu.
Jusqu’en 1932, l’Arabie saoudite défendait le dji- had actif avant d’y renoncer pour ne pas nuire
à la vente du pétrole. La pendaison de Sayyed Qotb créateur d’une idéologie radicale, par Nasser, en 1966, fut l’un de ceux-là, tout comme le retour des djihadistes en Bosnie. En 1989, l”apparition du FIS en Algérie qui s’empare l’année suivante des municipalités et gagne le premier tour des élections de 1991 avant que l’armée n’y mette fin, provocant une guerre civile de cinq ans en fut un autre, engendrant l’affaire Kelkal et les attentats parisiens de 1995.
Pour autant, le groupe va s’affaiblir. Le mouve- ment s’isole et perd de sa puissance. Les masses n’ont pas suivi.
{{La genèse du djihad français}}
L’ Amérique d’après le 11 septembre est trop forte.
L’idéologie de Ben Laden et celle d’ Al-Zawahiri vont donner néanmoins naissance au salafisme idéologique, passant outre les divergences entre sunnites dans une vision structurée du monde nourrie par des textes et d’innombrables vidéos publiés sur les réseaux sociaux dont le but est de provoquer l’avènement de l’Etat islamique.
Ben Laden a raté. Les USA ont cassé Al- Qaïda mais la mobilisation s’est poursuivie en Europe. A partir de 2005 le nouveau modus vivendi issu des théories d’Abou Moussab Souri, un ingénieur syrien formé en France, est désormais de faire tuer, en Europe, des islamophobes, des apostats et des juifs par des musulmans locaux, de provoquer la guerre civile, de faire naître le Califat par explosion, ce qui nécessite une organisation très différente de l’organisation pyramidale d’Al-Qaïda. C’est le début de la troisième phase du djihadisme.
A l’inverse de celle d’Al-Qaïda, la nouvelle stratégie laisse la place au terrain et à l’improvisation, pour ne pas dire à certains dysfonctionnements qui vont empêcher le modèle djihadiste de réussir. En janvier et mars 2015, la mobilisation qui suit les attentats n’a pas le résultat escompté et la violence se retourne contre leurs commanditaires.
A la différence d’Al-Qaïda, le phénomène n’est pas pris au sérieux par les services de renseignements qui ratent la mise en place d’un nouveau djihadisme “3G”, utilisant les vidéos sur Youtube et les réseaux sociaux qui laissent entrevoir la possibilité de créer un djihadisme réticulaire utilisant, en outre, l’incubateur carcéral issu du mélange avec des prisonniers de droit commun dont la violence est utilisée pour en faire des soldats du djihad.
Ce fut le cas pour Djamel Beghal, Chérif Kouachi, Amedi Coulibaly, structurés dans ce cadre en vue des attentats de janvier 2015.
En 2012, Mohamed Merah tue des apostats, des soldats français dont il pense qu’ils sont musulmans et des juifs, 50 ans jour pour jour après le cessez-le-feu de la guerre d’Algérie.
Le matériau rétro-colonial demeure un apport important. En janvier 2015, on tue des islamophobes, Charlie Hebdo, et des juifs, ainsi qu’un apostat. Néanmoins, le message a beaucoup de mal à passer, notamment quant à l’assassinat de ce dernier. D’où, pour tenter de rattraper le malaise créé, la fausse indication que ces attentats sont l’œuvre du Mossad. En novembre, de nombreux musulmans, y compris de Saint-Denis, vont au stade et, en retour, la mobilisation est, là encore, très forte. Contrairement à la stratégie prônée par Abou Moussad Souri, il y a peu de sympathie pour de tels actes, y compris chez les musulmans et les critiques du salafisme s’étendent.
En mars, en Belgique, pour la propagande de Daesh, c’est encore l’échec. Salah Abdelslam n’a pas combattu et dit qu’il va collaborer. Le reste du groupe se suicide dans le métro qu’empruntent de nombreux musulmans.
La troisième phase du djihadisme n’a donc pas mieux réussi que les deux autres malgré la création de Daesh et la problématique principale qui est celle de la mobilisation des masses semble aujourd’hui en difficulté. Dans les vidéos, on voit égorger des soldats irakiens prisonniers marqués « apostats » et donc musulmans mais nos compatriotes musulmans qui regardent ces vidéos s’identifient davantage aux victimes qu’à leurs bourreaux.
{{● Le rôle de l’université}}
Pour Gilles Kepel, une telle analyse, « si on l’inscrit en diachronie », ne donne pas forcément la clé absolue pour appréhender le phénomène, mais nous propose, en tous cas, un modèle interprétatif. Dans cette affaire, la rupture salafiste joue de façon certaine un rôle extrêmement grand et il ne s’agit donc pas d’un phénomène à caractère révolutionnaire classique. La difficulté est effectivement d’arriver à penser cela.
Gilles Kepel pense qu’en la matière, le rôle de l’université est capital et que celle-ci a un véritable rôle à jouer face à la médiocrité
des médias qui engendre une revalorisation de la lecture, du livre, du savoir et du débat dans la société civile et qu’ il appartient donc à l’univer- sité de produire des concepts opératoires, sans pour autant fabriquer des prénotions.
Pour Gilles Kepel, ne pas faire celà, ce serait faire le jeu de ceux qui sont devenus, aujourd’hui, des ennemis de la Société.
Synthèse par Jean-Michel Eychenne,
membre du Cercle