L’orateur commence son exposé par un retour sur le concept d’abstention. L’abstention est le plus souvent considérée comme le signe, négatif, d’un désintérêt pour le « politique ». En fait, il s’agit d’un phénomène plus complexe et il n’est pas fondé d’établir une relation simple et directe entre investissement politique et abstention (mesurée en fonction du taux de participation aux élections).
L’orateur rappelle que, au moment de la Révolution française de 1789, l’abstention était considérée comme un « moment de pause », mais aussi que la fonction de contrôle allait de pair avec le droit de vote. Nous avons oublié cette dualité – « électeur/ contrôleur » -, très présente à cette époque. Pendant les périodes « révolutionnaires », une attention aussi grande était portée à l’abstention « positive » qu’à l’abstention « négative ».
Aujourd’hui, il serait erroné de penser que l’intérêt pour le « politique » a décrû du fait de l’importance de l’abstention. Au contraire, les deux tiers des abstentionnistes demeurent « dans le jeu ».
Tout ceci conduit à s’interroger sur les formes actuelles de la démocratie.
À côté des formes classiques de la démocratie fondées sur la représentation des citoyens, figurent d’autres formes fondées sur la surveillance et le contrôle de cette représentation. Condorcet mettait ainsi l’accent sur la dualité entre représentation du peuple et surveillance de cette représentation. Dans l’iconographie révolutionnaire, la forte présence de l’œil de la surveillance du peuple témoigne de cette importance. On en trouve déjà la trace dans la démocratie grecque. L’élection n’y était pas conçue comme devant constituer un blanc seing aux élus, mais était assortie d’un processus de contrôle. La première Constitution élaborée aux États-Unis fraîchement indépendants, celle de Pennsylvanie mettait en place, à côté de l’organe représentatif de la nation, un « Conseil des Censeurs ».
Nous avons oublié l’importance à attacher à cette dualité en nous focalisant trop exclusivement sur le seul aspect de la représentation des citoyens. Il convient donc aujourd’hui de réhabiliter cette dualité associant au principe de confiance (dans la représentation) un principe de défiance.
On peut distinguer trois catégories de défiance :
– une défiance constructive qui peut prendre plusieurs formes :
° celle d’une Constitution destinée à mettre en place des garde fous ;
° celles d’instances qui ont pour tâche de surveiller les institutions
(mécanismes de contrôle) ;
° celle d’une défiance « sociétale » sous les formes d’actions militantes,
d’actions des associations et ONG diverses (l’action des syndicats
participe à cette « défiance sociétale »). Elle a une fonction de « mise en
alerte ». Les mouvements sociaux, qui sont les
révélateurs de conflits à l’intérieur de la nation, exercent cette fonction ;
– une défiance de désarroi qui exprime le sentiment des citoyens de ne plus avoir prise sur la réalité et l’impression que le « politique » ne trouve plus les moyens de faire face aux problèmes posés, et ceci parce que les moyens politiques ont changé de nature. C’est ainsi que l’on assiste aujourd’hui à une mutation de l’action politique liée à une crise de la représentation politique. La société n’est plus seulement mobilisée à partir du « haut ». Il s’agit d’une crise de la société elle-même et du langage politique. On peut se demander si la « langue de bois » d’autrefois (qui permettait à chacun de se reconnaître et de se situer socialement) ne rendait pas mieux compte de la réalité que la « langue de caoutchouc » d’aujourd’hui ;
– une défiance de rejet ou dénégation radicale qui ne vise pas à transformer la société, mais à démoniser le pouvoir (c’est en ce sens que l’on peut parler d’une « droite populiste »). Elle engendre une critique qui creuse toujours davantage la distance par rapport au pouvoir.
De telles situations conduisent à chercher à réveiller la citoyenneté active et à accroître la participation citoyenne en tant que contrôle réel des actes du pouvoir. C’est cela que l’orateur qualifie de contre-démocratie.
Si, au cours de l’Histoire, les formes de la démocratie représentative n’ont pas beaucoup évolué, ce qui, par contre, apparaît de l’ordre du changement, voire de la révolution, c’est l’investissement dans la contre-démocratie (qu’elle ait pris la forme de « soviets », d’autogestion ou d’autres formes).
Ceci conduit à en venir au concept de démocratie participative dont la première définition peut être énoncée comme l’information à destination des citoyens sur les décisions qui vont être prises par le pouvoir. Mais la démocratie participative ne saurait se borner à cela. Elle doit être une forme de démocratie directe dont le but n’est pas seulement l’information sur les décisions, ni même leur discussion sous la forme de débats publics, mais la construction de politiques communes. Il ne s’agit pas seulement de « trancher » (accepter ou refuser), mais de délibérer, d’impliquer l’ensemble des citoyens dans la genèse des décisions.
L’orateur fait alors un parallèle avec ce qui se passe dans le cadre de la mondialisation et, d’abord, de la construction de l’Europe.
Actuellement, on ne saurait parler – bien entendu au niveau du monde, mais même à celui de l’Europe – de véritable gouvernement représentatif. Si l’on observe, en Europe, l’existence de formes avérées de contre-démocratie (Cours de Justice, Conseil Economique et Social, ONG…) qui fonctionnent bien, force est de constater que les formes de gouvernement représentatif sont loin d’être satisfaisantes. Selon l’orateur, dans toute société bien faite, l’existence d’un gouvernement représentatif doit être complétée par celle d’un Etat Providence (c’est ainsi que, en France, on socialise la moitié du PIB pour produire du social et du collectif). L’Europe, jusqu’ici, n’a pas fait ce choix : le choix du partage du niveau de vie. Il ne suffit pas que l’Europe constitue un espace d’expression commune. Elle devrait être aussi un espace de partage.
Au niveau de la mondialisation, on est confronté au même problème. L’un des principaux obstacles à la mise en place d’un gouvernement des nations est le refus du partage du niveau de vie entre les nations (cf : le différend entre Flamands et Wallons en Belgique, les premiers, plus riches que les seconds, réticents à accepter la péréquation en faveur de ceux-ci). A un niveau beaucoup plus local, on retrouve le même type de problème en ce qui concerne les villes et leurs banlieues.
Par contre, au niveau mondial, on relève, des formes de contre-démocratie, de surveillance, avec la présence des ONG, notamment. Mais, si la contre-démocratie est, on l’a vu, un élément indispensable de la vie politique, elle ne saurait remplacer la construction d’une communauté politique.
Compte-rendu par Jean-Pierre Pagé, co-président du Cercle