La France est associée à sa République depuis la révolution de 1789, et à sa devise : Liberté Egalité, Fraternité. Il y a bien eu quelques rejets, deux Empires, une Restauration et enfin le régime de Vichy. A chaque fois, la contestation du peuple comme représentant le « corps » de la France a été instruite et l’identité républicaine issue de la Révolution dissoute.
Depuis quelques années, et notamment 2007, la question de l’identité nationale est ressortie, telle un diable d’une boite. Associée au sentiment d’insécurité, cette revendication de l’identité désigne un dedans et un dehors, ceux qui sont dignes de la partager, ceux qui en sont exclus. Elle fait référence à une identité millénaire, à une nation hors du temps. Il est question d’identité nationale mais peu de citoyenneté, dont la portée politique, universelle et républicaine reste le fondement de notre nation moderne.
C’est la question à laquelle a répondu Patrick Weil, en particulier dans son livre « Le Sens de la République », traité en douze questions, et écrit après les attentats de janvier 2015. Nous résumons ci-après l’essentiel de son intervention.
{{{● L’exposé}}}
Le problème des Français aujourd’hui c’est de ne plus se sentir compatriotes. De ne pas comprendre et assumer leur histoire. Depuis Napoléon, la France s’est constitué un empire extérieur, et a soumis de nombreux peuples. Depuis la Révolution, elle a accueilli également de nombreux étrangers immigrés, venus de ses frontières. Pour les uns comme pour les autres, la langue française s’est imposée, et souvent la culture, même si ce fut dans des conditions différentes. La France s’est ainsi constituée comme un grand pays d’immigration. Nombre de ceux qui sont venus en France parlaient français avant d’en prendre la nationalité. Or même ceux qui ont acquis la nationalité française peinent aujourd’hui à être reconnus comme compatriotes ou comme concitoyens, surtout s’ils sont musulmans.
Nous avons de la peine à les reconnaître aujourd’hui : c’est sans doute parce que cette histoire coloniale nous est mal connue et mal enseignée, trop centrée sur sa part européenne, de victoires, comme Austerlitz et de défaites comme Trafalgar et Waterloo. Nous enseignons une histoire partiale, où peuvent être oubliés les massacres de St Domingue organisés par Napoléon. Ceux dans nos colonies aussi. Ainsi faisons nous souvent l’impasse sur ce qui fait la diversité de notre nation, telle que nous l’avons constituée nous-mêmes. Mais aussi les parts d’ombres à coté des faits glorieux.
A-t-on oublié que le crime de « lèse humanité » (autrement dit crime contre l’humanité) a été institué par la Révolution française en abolissant l’esclavage, puis remis dans la loi française au moment de la loi Schoelcher de 1848 abolissant définitivement l’esclavage ? Elle punissait même les esclavagistes de déchéance de la nationalité…
Sur cet impensé se légitiment des analyses très biaisées comme celles de l’Institut Montaigne sur les musulmans, qui par ses questions orientent vers des réponses spécieuses, assignant des catégories de populations à leur religion avant tout autre chose. Ce rapport peut ainsi conclure qu’il y a 28% de « musulmans » français touchés par l’intégrisme et ainsi contribuer à construire des identités qui n’existent pas vraiment.
Or la liberté de conscience que notre laïcité défend ne se pratique aisément que si nous sommes bien ancrés dans la citoyenneté, indépendamment de la religion. Assigner une identité religieuse à des citoyens ne contribue pas à les instituer comme citoyens. Pourquoi parle-t-on encore de « Français musulmans » ? Alors que les juifs d’Algérie ont été reconnus français par le décret Crémieux, les musulmans, même convertis, ont été obligés de rester musulmans, parce que d’origine musulmane (Cour d’appel de 1903). Parle-t-on de français catholique, juif, athée ?
De ce fait, enseigner le fait religieux est sans doute une erreur : ce qui nous permet de vivre notre diversité c’est le fait d’être citoyens, donc compatriotes et non pas notre affiliation religieuse.
La citoyenneté française s’appuie sur des individus et non sur des groupes, des communautés ou des Etats. La confusion, parfois entretenue, est grave.
Pour Patrick Weil la nationalité repose sur quatre piliers :
– Le principe d’égalité devant la loi, le plus important des droits de l’homme. Comme l’affirmait Tocqueville, ce principe emporte également l’égalité dans l’héritage, contre les privilèges. Naître libres et égaux. Dans le code Napoléon, les femmes acquièrent ainsi l’égalité par l’héritage avant d’en disposer dans la citoyenneté. Les citoyens se valent donc tous, un par un : il faudra attendre cependant les années 1950 et 1960 pour que cette égalité homme/femme soit complète.
– La mémoire positive de la Révolution qui a établi la Nation. Elle s’impose à tous, même à ceux qui s’opposent encore à certaines de ses valeurs. L’esprit républicain s’y nourrit pour construire une histoire commune, par delà les vicissitudes. Nos mémoires, forcément différentes, peuvent s’y rencontrer, se reconnaître comme parties prenantes.
– La langue et la culture, parce qu’elles créent nos rapports d’humanité. Elles sont notre lien, notre patrimoine, notre création aussi.
– La laïcité : sans doute aujourd’hui le principe le plus malmené et de la plupart des incompréhensions. La liberté de conscience, le droit d’être croyant ou non est, dès la Révolution, un sujet de discorde permanent enfin résolu par la loi de 1905 qui dans son article 31 défend toute pression sur les individus et les protège du prosélytisme. Du choix libre du citoyen découle la possibilité de la séparation des églises et de l’Etat.
La séparation entres les espaces sacrés et l’espace public doit aussi être reconnue et défendue. L’un des espaces les plus nécessaires à protéger est celui de l’école. C’est avec l’école que l’on peut lutter contre la montée du religieux : en enseignant la langue, mais aussi les sciences, des comportements citoyens par une histoire inclusive de nos différentes origines, en apprenant à partager nos histoires, nos cultures, nos mémoires, grâce aux livres, aux musiques, aux arts.
Patrick Weil, président fondateur de Bibliothèques sans frontières milite ainsi pour que celles-ci (et les médiathèques) soient ouvertes le dimanche pour tous ceux qui n’ont pas un accès facile aux livres et aux outils de connaissance.
Le sentiment d’être exclu ou abandonné dans notre société découle souvent de ces moments où le passé a été occulté ou détourné. Sans doute les haines de Zémour sont-elles nées de son sentiment d’abandon de l’Algérie dont nous n’avons pas assez parlé entre nous, pour apaiser les peines réelles vécues mais dont il faut savoir se déprendre pour avancer. De Gaulle parlant du caractère dominateur des juifs en 1967 a réactivé la peine des juifs, sur un passé qui ne passe pas, celui de Vichy (voir le livre de H. Rousso et E. Conan).
Les haines privées peuvent être difficiles à soigner, mais on doit essayer d’empêcher qu’elles deviennent des attitudes collectives.
Les croyances délirantes qui se développent aujourd’hui ne peuvent être combattues qu’en soignant les blessures profondes nées de périodes de crises, de guerres ou de la colonisation. Pour l’époque de Vichy, les deux camps sont maintenant clairs et il ne peut y avoir d’ambiguïté. Pour la guerre d’Algérie et le retour des rapatriés aujourd’hui face à une immigration d’Afrique du Nord installée, les séquelles sont toujours là. Nos rapports à l’Afrique, au Moyen Orient mériteraient également d’être revisités. Ce serait important que les enseignants soient formés à cette histoire, et sachent enseigner à leurs élèves à partager les mémoires dans une histoire mieux connue.
Il y va peut-être du fondement de la démocratie, c’est à dire la capacité des citoyens de décider ensemble du sens commun à donner à leur société, à se sentir compatriotes, constructeurs ensemble de leur histoire et donc de leur identité. De choisir et non de suivre. D’être libres, acteurs et non sujets.
Synthèse par {{Bernard Wolfer}}
{{Patrick Weil}} est un historien spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté. Directeur de Recherche au CNRS, au Centre d’Histoire sociale du 20ème siècle (université de Paris I Panthéon-Sorbonne). Il est aussi professeur invité à Yale Law School.
Les travaux de la mission Weil, désignée par Lionel Jospin, ont servi de base aux lois promulguées en 1998, relatives à la nationalité et à l’immigration. P. Weil a également participé à la commission Stasi. Son dernier ouvrage, Le sens de la République (2015, Grasset) a obtenu le prix Jean Zay 2015.