Cette réunion était d’une structure particulière puisque, outre une intervention sur ses conceptions du service public, Philippe Herzog était appelé à commenter un texte intitulé « En France, comme en Europe, le service public a toujours un avenir » produit par une commission du Cercle dédiée à ce sujet.
Ce document visait, une fois soulignés les dysfonctionnements de certains services publics français, à dénoncer la dérive libérale encouragée notamment par la Commission européenne en mettant en évidence l’apport essentiel des services publics tant pour la structuration sociale que pour l’équilibre même d’un système concurrentiel. Le texte proposait des pistes de réformes organisées autour de deux idées essentielles : une définition claire de la notion de service public dans la Constitution française et la réappropriation démocratique de la décision relative au champ et aux modes de financement des services publics.
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Dans son introduction, Philippe Herzog a tenu à replacer le sujet dans le champ plus vaste du débat sur la Constitution européenne et l’Europe sociale et à la problématique du lien entre l’Etat-nation et l’Europe, inspiré par son expérience de rapporteur sur le livret vert sur les services d’intérêt général (SIG) au Parlement européen. Il insistait à cet égard sur la nécessité de prendre conscience de l’énorme différence des choix en Europe, qui incitent à désacraliser la grandeur française et à prendre une certaine distance avec l’idée d’ «exception française ». Son propos se déroulait ensuite en deux parties, commençant par les situations nationales pour ensuite évoquer l’évolution au niveau européen.
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Au niveau national, il existe différentes cultures. Le choix de l’expression SIG permet un terrain de dialogue. Une conception de « services jugés essentiels pour chaque individu et pour le développement » serait encore plus explicite. A partir de là, il y a des différences selon les pays, des différences de choix : des services publics fortement décentralisés en Allemagne, des substituts aux défaillances du marché en Grande Bretagne, un concept rejeté en Europe de l’Est car associé aux « services d’Etat » de la période communiste…
C’est pourquoi il est impossible de transposer la vision française sur les autres nations européennes. En effet, il n’y a ni définition commune, ni principes communs, ni volonté d’y parvenir.
S’il y a effectivement une poussée du marché, cela n’est pas lié à des forces conservatrices mais plutôt à l’évolution de la théorie économique, la mise en évidence de notions de marchés contestables et d’asymétries d’informations donnant une justification à l’extension de la sphère marchande. Ainsi, dans le secteur des télécoms, les monopoles publics sont apparus comme des barrières évidentes aux nouveaux entrants et à l’innovation.
De plus, les services publics ont pris des rides partout, y compris en France. Leur périmètre est resté figé et il faut à présent affronter leur rénovation secteur par secteur. L’éducation apparaît ainsi un domaine où une réflexion profonde est nécessaire. De plus, la confusion entre entreprise et service public reste forte. C’est notamment le cas dans le secteur ferroviaire (le TGV n’est pas un service public) comme dans le secteur postal (le courrier entre particuliers ne représente plus que 5% du chiffre d’affaire de la Poste).
Il est alors nécessaire de faire un effort de redéfinition et de renouvellement des missions, simplement parce que la société a changé entre 1950 et aujourd’hui. Cette nécessité de renouvellement n’est pas propre à la France. Chaque Etat a généralement une conception interne de la notion et du périmètre des services publics, réagissant différemment aux problèmes de chaque société.
Ainsi, en Grande Bretagne l’idée qu’il n’y aurait que le marché est fausse. Si la sphère privée a été élargie à partir de la période Thatcher, c’est parce que le terrain était délabré par le sous-investissement qui avait marqué plusieurs années de travaillisme. Après avoir favorisé le secteur privé, l’Etat essaie à présent de réguler, parfois avec succès. En Allemagne, la résistance est assez forte comme dans le cas de l’électricité : même si les traités et le droit dérivé permettent désormais d’y vendre librement de l’électricité, cela reste en pratique impossible du fait de stratégies de protection.
Le problème central est d’avoir décidé de construire un marché unique sans avoir traité les SIG. Le marché unique et la monnaie unique ne sont acceptables qu’avec l’existence de politiques communes. Si celles-ci ne sont pas complètes actuellement, la faute en revient au mouvement social : la régression qu’il a connue dans les 25 dernières années n’a pas permis d’influencer les évolutions européennes.
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Ainsi, au niveau européen, les choses sont à la fois claires et perverses depuis le Traité de Rome. En effet, jusqu’au traité de Maastricht, l’idée était de partager le marché mais d’exclure la compétence de principe de l’Europe pour les SIG. C’est alors la situation de subsidiarité la plus aveugle qui a prévalu, avec un droit européen des SIG par dérogation uniquement. Toutefois, dès lors que l’on souhaite intégrer l’espace économique, une harmonisation des règles est nécessaire. Cette nécessité a percuté l’équilibre préexistant, expliquant les difficultés de la dernière décennie et la situation actuelle des SIG :
Des services jugés régaliens et donc hors marché : éducation, police et armé.
Des services fournis sur des grands réseaux : électricité, poste, communications, où la décision de faire un marché unique oblige à l’intégration. Dans ces domaines, certains secteurs sont déjà passés au marché (télécoms, transport aérien) avec la subsistance de quelques missions de service public.
Des services non régulés au sens communautaire : santé, traitement des eaux, transport urbain, déchets… à l’encontre desquels la pression monte en faveur de la libéralisation.
L’avenir est en outre influencé par la volonté, essentiellement franco-belge et minoritaire, de parvenir à une loi-cadre européenne sur les SIG. Celle-ci n’est pas acquise mais des jalons ont été posés. Un des cas de figure les plus difficiles est le rapport franco-allemand. Dans le cadre de la discussion au Parlement européen, des alliés ont pu être trouvés en Allemagne et en Autriche, soucieux du respect de la volonté des administrations locales et régionales. Mais il n’y a pas d’appui majeur pour arrêter la libéralisation des industries de réseau.
Toutefois la résistance s’organise et par le Livre blanc de mai 2004, la Commission a reconnu qu’il pouvait y avoir un problème entre marché et service public. Mais en parallèle, la discussion actuelle sur la directive services est source de risques. Son auteur, l’ancien commissaire Bolkenstein souhaite imposer la règle de la législation du pays d’origine pour la prestation de service. Pour l’instant le Parlement européen semble opposé à une application large de ce principe.
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En conclusion, Philippe Herzog insiste sur la nécessité de commencer par renouveler la notion de service public en France, en prouvant sa supériorité sociale dans chaque secteur. Il n’est pas opposé à inscrire la notion de service public dans la Constitution mais cela ne lui paraît pas être un objectif immédiat. Le service public ne doit en revanche pas être distinct du secteur marchand parce que cela serait notamment un piège pour le secteur de l’économie sociale. Au contraire, il faut organiser la contre attaque sur le terrain du marché et trouver une articulation avec l’idée de biens publics mondiaux.
Convaincu de la nécessité de réappropriation démocratique, il s’interroge toutefois sur la méthode, les hommes politiques lui semblant enfermés dans des perspectives de court terme.
Enfin, il voit dans le traité constitutionnel un progrès qui ouvre la possibilité d’une loi européenne pour définir les missions des SIG : un droit positif deviendra alors possible, à condition que la volonté politique suive et que la majorité parlementaire européenne le veuille…