Note réalisée par Michel Cabirol à partir d’un exposé de Jean-Marie Muller(*) pour l’Interclubs. Ce document représente un complément intéressant à nos travaux sur les universaux.
Dans l’histoire de l’humanité, les interrogations sur ce qui caractérise notre espèce sont présentes tout au long des âges. La perception de la séparation, de la différence de nature entre ce qui est humain et ce qui relève d’un ordre autre est constitutive de toute communauté humaine, et la frontière entre « humain » et « non humain » sera souvent placée à la jonction avec le groupe immédiatement proche. Néanmoins, la conviction a progressé de ce qui, par-delà les différences immédiates, unifie une même aventure. Au cours des deux derniers millénaires, la tradition chrétienne comme la tradition musulmane montre ainsi une démarche d’inclusion qui a toujours tranché dans le sens de l’extension à de nouveaux groupes des privilèges du noyau initial des élus. Dès le départ, dès la révélation, l’islam ne distingue pas entre les hommes : Est musulman celui qui proclame sa foi en Dieu. Chez les chrétiens, malgré les intolérances et les persécutions dont l’Église fait repentance aujourd’hui, du Saint Paul de l’Épître aux Galates jusqu’à nos jours, le sens général est celui du plus large accueil de l’autre. Mais il s’agit bien sûr, chaque fois, d’une insertion dans le cercle des croyants d’une foi particulière. Ainsi, l’antisémitisme chrétien ne rejetait pas le juif dans les ténèbres extérieures parce qu’il n’aurait pas été homme, mais parce que, homme par défaut en quelque sorte, homme en défaut, il se refusait à admettre l’aboutissement de la Révélation qui s’attache au Nouveau Testament…
Il faudra attendre les Lumières pour que les cloisonnements liés à la dispersion des hommes entre des fidélités religieuses disparates commencent à tomber, et qu’avec l’émergence des « droits de l’homme » une humanité enfin reconnue dans toute sa dimension unitaire pose des valeurs signifiantes pour l’ensemble de l’espèce. Par rapport au changement fondamental de paradigme qui s’attache à cette réunification, les résistances de la réalité n’étaient finalement que secondaires. Ainsi, l’idée-phare de « Progrès » qui orientait désormais l’histoire permettait de lutter avec optimisme contre la cruelle traite des Noirs que seuls des intérêts mercantiles à courte vue maintenaient encore. Quant à l’évidente inégalité des performances techniques entre groupes humains, obstacle au plein épanouissement des potentialités que tout homme porte en soi, un optimisme semblable conduisait à prévoir la réduction des handicaps des sociétés retardataires et à prédire des retrouvailles collectives pour une marche heureuse vers l’avenir.
Les tueries de masse du siècle passé et, en leur sein, l’inimaginable qu’un seul nom – Auschwitz – résume, ont rouvert jusqu’au vertige le champ des interrogations. Les anciennes certitudes, les anciens espoirs ont été balayés. Le concept de « Progrès » avait associé dans une perspective libératrice l’exercice d’une raison débarrassée des superstitions et une maîtrise technique à laquelle l’accumulation des connaissances scientifiques semblait ouvrir des horizons illimités. Mais la raison et la technique, la première fourvoyée en doctrines démiurgiques et folles, la seconde en servante redoutablement efficace des guerres et des exterminations qu’elles justifiaient, ont dévalorisé jusqu’à cette idée même de « Progrès ». Avec les formes extravagantes qu’ils peuvent prendre, les retours au religieux traduisent, entre autres conduites de repli, ce désarroi collectif d’une humanité qu’aucun projet libérateur crédible n’oriente plus.