« L’Europe vue par les Allemands ». Pour Alfred Grosser, cette formulation, fréquemment utilisée par la presse (pourtant en progrès sur ce point), manifeste une identification-stigmatisation « de l’extérieur » : « les » Allemands… La télévision continue pour sa part d’ignorer une Allemagne qui ne serait ni celle d’Hitler ni celle de Schumacher… Un exemple : quand Joschka Fisher propose des pouvoirs renforcés pour la Commission, le Financial Times titre : « l’Allemagne propose un Kaiser pour l’Europe »… Le poids du passé continue de peser.
Avec les Etats-Unis, c’est différent. La France est traditionnellement présentée comme « champion de l’ingratitude » et l’Allemagne comme « champion de la gratitude excessive ». Quand un Français dit qu’il aime les USA, c’est qu’il parle de La Fayette !
Le plan Marshall a sauvé l’économie française, pourtant il n’en a pas été question lors de la célébration du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre. Côté allemand, quand le choix se présentait, il était de règle de choisir Washington plutôt que Paris. Ce fut le cas pour Adenauer. Mais les choses sont en train de changer en Allemagne, même si Gerhard Schroeder a un peu trop favorisé le pacifisme ces dernières années. Une spécificité allemande est d’être le seul pays fondé sur une morale politique – rejet du nazisme et du communisme – et de rester très fidèle à ce principe dès qu’il s’agit de chose militaire.
Sur le rapprochement franco-allemand
En fait, rien n’a commencé en 1962. Le vrai début politique c’est le 19 mai 1950 ???. De Gaulle se convertit à ce qu’il avait combattu et Adenauer veut l’Europe pour obtenir l’égalité des droits. Mais qu’en est-il de cette Europe lorsque se font les traités ? En France, il y a encore des intellectuels qui tiennent un raisonnement d’une irréfutable absurdité : « les Allemands ne savent encore que penser de la nouvelle situation géopolitique ». Si on leur rétorque qu’aucun Allemand ne pense comme cela, ils répondent : « Précisément » … C’est irréfutable et idiot.
Sur la réunification allemande
L’Allemagne réunifiée est une Allemagne affaiblie. De Gaulle aurait dit que le Français et l’Allemand doivent être comme le cheval et le cavalier – le Français étant le cavalier. Par ailleurs, la France et la Grande-Bretagne tentent de répondre à la même question : « Comment garder une influence mondiale lorsqu’on n’est plus une puissance mondiale ? » (et qu’on le sait ). La Grande-Bretagne, jusqu’à Tony Blair aujourd’hui, répond en « collant » aux Etats-Unis par une relation spéciale avec une « vraie » grande puissance. Cela n’a toutefois jamais rien rapporté à la Grande-Bretagne…
Pour les Français, l’objectif est de faire une Europe dans laquelle la France serait la seule à exercer une influence mondiale en utilisant la force de l’Europe à cette fin. C’est ce que fait son ministre des Affaires étrangères actuellement.
Quant à l’Allemagne, elle joue le rôle que lui a assigné de Gaulle, qui – grâce à un chantage prodigieux – a réussi à lui obtenir un des cinq sièges permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Le renversement est donc complet : c’est l’Allemagne qui, sur le plan diplomatique, suit les questions et cela la rend plus européenne. Ce qui n’est pas sans rappeler la position du MRP en 1948 : « On a échoué en tout à l’intérieur ; comment exister de manière créatrice si ce n’est par l’Europe ? » Cette vision des choses est regrettable, car la réunification c’est aussi une réalité morale. Jacques Delors a été le premier à comprendre qu’il s’agissait du premier élargissement à l’Est de l’Europe de la liberté. C’est pour cela qu’il fallait aujourd’hui dire « oui » à Budapest, Prague ou Varsovie.
Qu’est ce que cette Europe maintenant ?
Il est difficile de croire à la mise en place d’une politique commune avant longtemps. N’en déplaise aux juristes, l’Europe n’est pas encore confédérale tout en étant déjà plus que fédérale. Pas encore confédérale, car il n’y a pas de politique extérieure et de défense commune. En revanche, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas encore de vision commune, de sentiment d’appartenance commun, qu’il ne peut y avoir de politique extérieure commune. Tout progrès institutionnel fait progresser le sentiment d’appartenance et si ce sentiment est insuffisamment ressenti, la faute en incombe aux dirigeants et aux médias qui ne savent pas ou feignent d’ignorer ce qui a déjà été réalisé en matière de construction européenne. Si l’on présentait l’inventaire de ce qui existe déjà à un citoyen américain ou suisse, il dirait que – transposé chez eux – ce serait la fin du fédéralisme. Et encore, la France et l’Allemagne ne sont pas les meilleures élèves. La Grande-Bretagne est beaucoup plus active.
Dans cette Europe communautaire quelles sont les attitudes allemandes ?
Il y a eu un projet commun France-Allemagne qui a fait l’objet d’une vive altercation entre Gerhard Schroeder et Joschka Fischer. La position de Jacques Chirac était proche de celle du Chancelier allemand et comportait les mêmes contradictions : souhait d’une institution plus active, mais sur des bases intergouvernementales. Conclusion, peu d’avancées dans l’ensemble. Le Président du Conseil n’est soumis à aucune règle, si ce n’est l’élection par ses pairs, alors que la Commission reste ce qu’elle était, disposant d’un droit de proposition, d’un droit d’exécution mais d’un droit de création très restreint, en fait. On ne veut pas franchir le pas d’une structure plus fédérale. Il est d’ailleurs à noter cette spécificité allemande : au nom du fédéralisme, on est assez anti-fédéral à l’échelle de l’Europe, et ceci afin de conserver aux Länder le maximum des prérogatives que leur attribue la Constitution de leur pays.
L’élargissement à l’Est soulève de nouvelles questions et ce débat est un peu passé au second plan. Entre autres : un jeune Polonais, Hongrois ou Tchèque ne parle-t-il pas anglais plutôt qu’allemand ?
Dans l’ensemble, la question se focalise sur la morale internationale. Le fondement de la morale européenne, c’est la compréhension de la souffrance d’autrui. La première rencontre franco-allemande après 1946 avait pour objet de faire connaître aux Allemands ce qui avait été fait au nom d’Hitler et aux Français ce qu’avaient été les bombardements de Dresde (crime de guerre) et les déplacements de populations à l’Est. En Europe ou ailleurs, on ne progressera pas sans cette connaissance et cette compréhension.
Il faudrait qu’en France la conscience des évènements de ce passé récent soit plus aiguë. De Gaulle et Adenauer à Reims ou Mitterrand et Kohl à Verdun, ce sont des symboles de la première guerre mondiale. Il aurait fallu que ces derniers se donnent la main à Dachau.
Ce fond de souffrance c’est le cœur de l’Union européenne et c’est plus important que les politiques ne veulent bien le dire.