L’historien n’est pas un juge

Le travail de l’historien ne consiste pas à porter des jugements mais à essayer d’établir des faits et de comprendre leur enchaînement. Certes, en éclairant des événements ou des acteurs inconnus ou oubliés qu’il fait sortir de l’ombre, l’historien peut avoir l’impression de leur faire justice. D’où le sentiment qu’avait Michelet que des voix s’adressaient à lui lorsqu’il feuilletait certaines archives pour lui demander que justice leur soit enfin rendue. D’où aussi, cette réflexion de Chateaubriand : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples ». Le métier d’historien, qui, par un détour dans l’espace et le temps, est aussi une façon de mieux regarder son époque, permet, en parlant d’eux, de faire entrer des personnages du passé dans notre époque en leur réservant un autre sort.

Il y a donc un rapport, une proximité entre la fonction qui consiste à rendre la Justice et le travail historique, comme il y a un rapport et une proximité entre le fait de participer à la vie de la Cité et le travail de l’historien, mais il y a aussi une différence fondamentale entre ces activités (1).

La seconde guerre mondiale et le rôle civique de grands procès

Le XXe siècle a représenté un tournant dans l’irruption de la Justice sur le terrain de l’Histoire. Il y a certes eu, auparavant, des procès politiques, au cours desquels ce n’était pas seulement des personnes qui étaient jugées mais des faits politiques – en Angleterre au XVIIIe siècle (Warren Hastings), sous la Révolution française (Louis XVI) ou à d’autres moments du XIXe siècle –, mais c’est avec la naissance de la notion de justice internationale que des procès ont commencé à jouer le rôle de leçons d’histoire. Le plus important, de ce point de vue, a été le Procès de Nuremberg, qui, tout autant qu’un processus destiné à condamner des coupables, a fonctionné comme une ébauche d’établissement des faits concernant le régime nazi et de popularisation de ceux-ci à destination de l’opinion publique mondiale.

Plus tard, en France, d’autres procès (Touvier, Barbie, Papon) ont aussi joué ce rôle. Certains d’entre eux ont servi à poser à l’opinion des questions historiques et civiques comme celle des complicités françaises dans les crimes contre l’humanité commis par les nazis. Rendu possible par un travail historique (La France de Vichy de Robert Paxton, 1975, et d’autres travaux), le procès Touvier (1994) a ouvert vers des actes politiques (discours du Vel’ d’hiv’ de Chirac en 1995).

Mais le procès Papon (1997-98) a été l’occasion de débats sur les limites du rôle de l’historien (refus d’Henry Rousso d’être cité comme témoin) et de sa participation à un processus judiciaire. Il y a aussi une différence entre les concepts utilisés par les juristes et ceux que manient les historiens, même quand ils utilisent les mêmes termes.

Que faire quand la Justice n’a pu être dite ?

Des procès historiques peuvent jouer un rôle civique et pédagogique, mais dans les cas où la Justice n’est pas intervenue, comment faire pour qu’un jugement social et moral intervienne ? Dans le cas, par exemple, du génocide des Arméniens de l’empire ottoman, qui n’a pas fait l’objet d’un jugement comparable aux procès de Nuremberg ou de Tokyo, vers quelle instance ou quel processus se tourner ? Vers le travail des historiens ? les lois ? les instances internationales ? Si des lois interviennent, doivent-elles dire l’histoire ou garantir la liberté du travail historique ?

Que penser de la qualification de l’esclavage comme crime contre l’humanité par la loi Taubira (2001), de la colonisation comme crime contre l’humanité par une résolution de l’assemblée générale des Nations unies, de la mention du « rôle positif de la présence française outre-mer » par une loi française ?

Dans le cas des lois d’amnistie qui ont rempli une fonction politique pour l’apaisement d’un conflit civil – loi imposée ? loi résultant d’une validation démocratique ? – le recours à la Justice est délibérément exclu. Cela signifie-t-il que rien ne peut être dit du point de vue du civisme, de la morale et du droit ?

Une question historique et politique importante dans notre histoire républicaine comme celle de la politique coloniale et de ce qu’elle avait de contradictoire avec les principes des droits de l’homme continue, par exemple, d’hypothéquer toute véritable normalisation des relations entre la France et le Maghreb et plus particulièrement l’Algérie.

Comment y répondre sans appel à l’institution judiciaire ? Quelles réflexions peuvent inspirer, par exemple, le processus Vérité et réconciliation en Afrique du Sud ? Comment faire prévaloir les idées de reconnaissance et de vérité (qui n’ont rien à voir avec la repentance) ? N’est-ce pas une nécessité pour parvenir à des relations apaisées entre les deux rives de la Méditerranée, et, au-delà, entre la France et les nations issues de son ancien empire colonial ?

par Claude Manceron
Historien. Membre du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme.

Membre du Cercle Condorcet de Paris
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(1) Voir mon article « L’historien et la société : le cas de l’Histoire coloniale et des comparaisons avec le nazisme », in Réhabilitations, Falsifications et Instrumentalisations, sous la direction de Sébastien Jahan et Alain Ruscio, éditions Les Indes Savantes, 2007.

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