L’imaginaire français et la présidentielle de 2012

Les études d’opinion font apparaître un paradoxe. Les Français sont simultanément plus défiants à l’égard des hommes politiques qu’il y a quelques années et plus intéressés par la politique. Une présidentielle ne se résume pas seulement au choix d’un candidat. Cette élection est un moment où le pays réactive son imaginaire politique. Le peuple redéfinit ce qu’il a à faire ensemble et la façon dont il se projette dans l’avenir.
Il existe une façon commune aux individus de se construire un rapport au monde et comme citoyens dans la nation ; mais aussi comme salariés dans leur entreprise, comme consommateurs au travers de ce qu’ils investissent dans les actes d’achat, dans leur vision des entreprises dont ils achètent des produits et des services. Cette façon commune « d’être aux autres et au réel », exige pour en rendre compte d’utiliser le terme d’« imaginaire ». Cette appropriation du réel au travers de mises en perspective de représentations, d’images, d’opinions, de concepts rejoint l’anthropologie. Les individus naissent dans des environnements familiaux, sociaux donnés, et ne peuvent se passer d’images. Images et opinions leur fournissent une prise sur le réel. Les anthropologues nous disent à quel point l’individu construit son rapport au réel au travers d’une vision de la nature dont il est un élément. Les religions ont pris le relais de cette construction. A la Renaissance – dans l’imaginaire occidental – un détachement s’est produit entre les individus, le collectif et la représentation du réel comme simple reconduction d’un récit divin, notamment dans le monothéisme. Ces éléments structurants construisent la capacité des individus à se dire acteurs de leur Histoire et impriment non seulement la façon dont ils se demandent ce qu’ils ont à faire ensemble, mais aussi leur façon de penser, de travailler et leur façon de nouer des rapports aux autres.

L’imaginaire français a pour caractéristique de se construire autour de la question politique. Ce sont souvent les étrangers qui nous font comprendre le mieux notre singularité. Pour s’approprier le monde extérieur, l’individu français a besoin de se construire un rapport au monde qui passe par l’organisation et la mise en perspective de ce que j’appelle une « dispute commune ». La spécificité de notre imaginaire transparaît dans la question persistante dans notre histoire : « qu’avons-nous à faire en commun ? » « Qu’est-ce qui fait vivre la diversité qui nous est consubstantielle ? » D’abord car nous ne nous sommes pas construits à partir d’une idée unifiante, et ensuite car l’État est chez nous antérieur à la Nation. Ce qui a constitué la France s’est fait à partir d’une représentation politique, étatique, au travers notamment de la monarchie absolue. Peu à peu, cette spécificité française s’est construite autour d’une figure statique et verticale : l’État, et à chaque fois, la dispute politique en donnait une projection. De ceci découlent des caractéristiques historiques qui nous sont propres. Par exemple, le fait que le catholicisme l’ait emporté sur le protestantisme. Le catholicisme, – religion monothéiste – est parvenu à articuler la figure de l’égalité formelle au travers de l’image du Christ. Alors que dans le protestantisme le salut vient d’un cheminement individuel. A l’intérieur même du catholicisme, les jésuites l’ont emporté sur les jansénistes, qui critiquaient l’alliance du temporel et du spirituel au nom de la « vraie foi ». Les jésuites l’ont emporté auprès de Louis XIV parce que lorsque Louis XIV disait : « L’État c’est moi », il représentait au travers de la figure du monarque absolu ce qui – à l’époque – tenait ensemble les Français.

La République, elle, n’est pas une simple démocratie. Pour l’emporter, elle a dû faire entrer dans l’imaginaire français l’idée de la nécessité de la construction d’un « commun » qui encadre notre diversité, ravissant ainsi au catholicisme, à l’Église, la prétention de réaliser cette cohésion de la communauté. Pour ce faire, elle a créé un certain nombre d’institutions comme l’école, l’armée. Ce que l’on transmettait aux jeunes Français, ce n’était pas seulement une façon d’organiser des intérêts entre eux, c’était – au travers de l’idée de progrès – une façon de se projeter dans l’avenir.

Par la suite, les colonies ont été considérées (et plus près de nous l’Europe), comme « la France en grand ». Dans son mode mental, notre façon de coloniser s’apparentait à la manière dont nous considérions l’Europe, c’est à dire en étant aux avant-postes de celle-ci (dans les années 1950, les constructeurs étant majoritairement français).
Cette vision française du monde, qui consiste à projeter ce que nous sommes, provient du fait que notre imaginaire opère intellectuellement de la même façon : désingulariser les individus pour qu’ils accèdent à la construction d’une norme, d’une règle qui les dépasse. Ce qui donne des caractéristiques très particulières aux rapports des Français à la politique, à l’image des jardins à la française, de la meilleure école de mathématiques au monde (avec les Russes) ; ce qui donne Descartes, un talent pour l’abstraction, pour la désingularisation, un goût pour le débat et un désintérêt important pour la corrélation entre le discours et la réalité. En découle notre préférence de l’idéel au réel, notre amour des formes symboliques, abstractions de ce que nous sommes. Derrière la question de la symbolique de la politique se cache la question décisive : « qu’avons-nous à faire ensemble ? »

C’est donc le pays qui « fait » la présidentielle. Les candidats doivent rentrer dans l’imaginaire du pays pour être élus. L’échec cinglant de Jospin incarne cette maxime, car il n’avait en rien les caractéristiques psychologiques et politiques pour rentrer dans l’imaginaire français. Dans ce rite laïque de l’élection présidentielle, le candidat doit dire ce qu’il reçoit des gens, entrer en conversation avec le pays. Ce pays qui a coupé la tête à son roi doit obtenir sur celui qui souhaite aller à l’Élysée une corde de rappel matérialisée par la personnalisation qu’offre le candidat. Passage obligé de cette construction d’un surmoi qui rentre dans l’imaginaire du pays. Le choix de ne pas donner à voir son « moi » au pays est périlleux car elle rend plus difficile l’appropriation du candidat par le pays.

La présidentielle est un moment où métaphoriquement le pays remet à plat tous les éléments du contrat antérieur, de sorte que, à nouveau, la dispute puisse se déployer.
En France, il est impossible de désacraliser la politique. A contrario, en Italie, où l’État n’existe pas dans l’imaginaire italien, Berlusconi a prospéré en offrant une caricature de lui-même et en mettant toujours les rieurs de son côté, contre les politiques et les magistrats. En disant aux Italiens qu’il était comme eux, en se mettant « en dessous de la ceinture », il leur renvoyait une image d’eux-mêmes où ils se sentaient autorisés au laisser aller (cf. Roberto Saviano). Sarkozy ne peut pas faire cela. Le « casse-toi pauv’con » met un coup de canif à la symbolique.

En 2007, la ruée aux urnes des Français a été comparable à celle des années 1960, à rebours de la tendance observée par les politologues. Pourquoi ? Le refus du traité constitutionnel européen acte la perception que l’Europe n’est plus « la France en grand ». La phrase de François Mitterrand : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir » est caduque. La tension due à la globalisation explique ce vote négatif, ainsi que le divorce constaté entre politiques bruxelloises libre-échangistes (directive Bolkestein) et la promesse d’une Europe plus forte, plus protectrice. L’imaginaire français se reconstitue sur deux personnalités singulières, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, qui ont un point en commun : d’être les seuls à dire, contrairement à tous les autres, que le pays doit aller dans leur direction, celle décidée par eux et leurs électeurs, et non s’en remettre à des tutelles extérieures (Bruxelles, la globalisation, l’Europe). La relation spirituelle d’incarnation l’emporte sur celle du temporel : la compétence. La symbolique politique préempte la question sociale.

Dans le terme « dispute commune », il y a le terme commun. Nous vivons des temps de retour du symbolique. L’aspect luttes sociales existe, mais la crise du capitalisme empêche la projection dans un avenir meilleur, tant sur le plan individuel que collectif. Aujourd’hui, les individus recherchent du commun au travers d’une symbolique. Le capitalisme patrimonial qui permettait aux individus de penser que demain serait meilleur rendait possible la dispute idéologique entre anticapitalistes et défenseurs du système. Plus les individus voient l’avenir commun s’échapper, plus ils vont chercher des valeurs communes, comme la République et la citoyenneté (et ceci depuis le milieu des années 1990). Termes ringards autrefois, mais la bascule s’est effectuée. 55 % des cadres et membres des classes moyennes se sentent menacés par l’exclusion et chômage de longue durée. Face aux marchés financiers, il est logique d’appeler à son secours le pays et la nation. La vision négative des marchés par les Français n’a d’égale que celle des Chinois pour les villes. Les Français voient le marché comme une transaction d’intérêts qui ne fait pas société. Pour les Français, la société est ce contrat commun qui transcende les divisions, même dans des périodes historiques d’antagonisme social très fort ou de représentations en termes de lutte des classes. Quand la gauche était majoritaire chez les ouvriers, elle ne les qualifiait pas de pauvres ou d’exclus, mais au contraire les considérait comme « le sel de la terre et l’avenir de l’humanité ».

Les représentations idéologiques pour advenir doivent s’insérer dans un imaginaire. Cet imaginaire collectif est une façon constante de construire ce que l’on a à faire ensemble et les idéologies, pour fonctionner, doivent s’insérer dans les imaginaires individuels. Ainsi Marine Le Pen, contrairement à son père, utilise le terme de République en détournant son sens pour mieux pointer ceux qui ne rentreraient pas dedans. Cette seule opération a suffi pour lui faire obtenir une oreille différente.

Une présidentielle a donc pour vocation première d’effectuer une sorte de « reset » de notre imaginaire. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les hommes politiques, c’est un moment nécessaire pour se redire ce que l’on a à faire ensemble et tester notre plus ou moins grande capacité de projection dans l’avenir. 2007 a été un moment d’intense mobilisation du pays parce que, justement, comme l’on ne pouvait plus se projeter dans l’Europe, il y avait une renationalisation du souhaitable. Le pays est allé chercher des personnalités qui avaient la caractéristique d’assumer cela. Si François Hollande l’a emporté jusqu’aux primaires, c’est qu’il avait donné un certain nombre de signes dans sa façon d’être et de se préparer à ce moment. Martine Aubry ne pouvait l’emporter parce que, dans sa façon d’être, elle se mettait au centre d’un dispositif interne au Parti socialiste ou à la gauche, ce qui l’empêchait d’être dans l’incarnation (sauf lors du dernier débat où elle a pris la marque de ce qui pouvait être possible).

La présidentielle reste très ouverte. Nicolas Sarkozy a un récit : celui du « sauveur », du premier de cordée sur le bord du précipice de la crise de l’euro. Son récit du sauveur correspond à sa psychologie. Il lui permet de redonner à voir à bon compte les raisons de son divorce avec les Français. Son impopularité serait redevable aux réformes nécessaires qu’il a eu à mener à bien, alors que les socialistes auraient eux grevé notre pays. Il a construit une cohérence entre sa personne, ce qu’il dit des enjeux de la période et la façon dont il va nous dire les raisons. Il affiche l’image d’un président, certes mal aimé, mais qui sait trancher.
Ce serait une erreur de croire que le seul vote de rejet de Nicolas Sarkozy suffira à faire gagner François Hollande (comme en 2002 Lionel Jospin face à Jacques Chirac).
Une présidentielle nécessite de dire qui l’on est, de dire quel est le projet soutenu et de montrer sa cohérence. S’adosser « à » ou se construire « contre » l’adversaire ne suffit pas. L’agressivité n’est pas payante lors des débats télévisés, comme 2007 l’a démontré entre Royal et Sarkozy. L’importance de la cohérence, de la projection dans l’avenir est exacerbée par le doute actuel du pays. Doute alimenté par les élites : quelle alternative dans le monde tel qu’il est ? Qu’en est-il de la préservation de la France ? Les Français vont-ils devoir renoncer à leur modèle ?

Si François Hollande parvient à démontrer qu’il est possible de mettre le pays en mouvement sans renoncer aux fondamentaux de notre modèle et de ce que nous sommes, alors il peut l’emporter face à Nicolas Sarkozy. Notre pessimisme actuel serait dû à la panne collective dans la projection politique dans l’avenir. Les individus sont un peu « au taquet ». Le succès du film Intouchables en témoigne, ainsi que les personnalités préférées des Français (en majorité issues des « minorités visibles »). Tout démontre que les Français ne sont pas racistes. Les Français dans leurs représentations mettent en avant le « commun », vont voir des films qui mettent en avant le commun, la nécessaire pacification de la société. Mais leur inquiétude au quotidien les pousse dans leur conduite à mettre l’autre à distance. Les contradictions qui traversent le pays ne sont pas seulement sociales. Les antagonismes traversent chaque individu ; ils se manifestent par l’écart existant entre le discours (grands principes : liberté, égalité, fraternité) et la conduite quotidienne. Le Français, d’après André Siegfried, préfère le projet de loi à la loi. Je rajouterai qu’il préfère même la loi à l’application de celle-ci. Il préfère même contourner la loi qu’il a revendiquée lui-même plutôt que de se l’appliquer… Cette absence de cohérence horripile nos amis étrangers, on la retrouve partout. Les étudiants français sont célèbres pour leurs cathédrales conceptuelles en dehors de tout cas pratique concret. Les étudiants anglo-saxons feront un récit « pépère », rasoir au possible, mais qui tiendra ! Dans les sommets internationaux, Angela Merkel laisse parader « le petit Français », qui finalement rejoint toutes les positions allemandes.

Les postes honorifiques sont préférés aux postes où le pouvoir est réel. Nous autres Français avons besoin de nous construire des normes qui dépassent chacun des individus de sorte que nous regardions tous dans la même direction pour pouvoir nous en disputer le contenu. Lors des périodes historiques où le commun est là, il permet de se disputer (1945-1995, point culminant en 1968). Et lorsqu’il est absent, il faut vite le chercher, d’où la question de la symbolique

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