La mondialisation se développe à un rythme exponentiel : les firmes multinationales qui en sont les principaux acteurs ont vu leur nombre exploser : avant 1970 il n’en existait que quelques milliers, puis leur nombre a doublé entre 1967 et 1973. Il a atteint quarante mille à la fin des années 80 et dépasse maintenant les cent mille. Fait nouveau depuis quelques décennies : les firmes abandonnent progressivement la production destinée à l’exportation pour aller durablement produire là où le profit est maximum. Avec le développement des nouveaux pays industriels comme la Chine, la Corée, l’Inde, le Brésil, le Mexique et d’autres, un nouvel espace économique s’étend par-dessus les frontières. Les firmes et les banques de ces pays ont rejoint celles des pays développés et sont devenues les vecteurs du monde industrialisé et financier. La production mondiale est en nette accélération : les taux de croissance qui étaient de 3% il y a une cinquantaine d’années sont maintenant de 5%. Comment expliquer cette frénésie.
La pensée keynésienne n’est plus pertinente pour rendre compte de cette situation et tenter de la maîtriser car elle trouvait son point d’application au niveau des Etats Nations qui ont perdu l’essentiel de leurs pouvoirs en la matière (contrôle, régulation, redistribution et défense d’autres valeurs que celles du marché). Les acteurs de la mondialisation ont tiré parti du libéralisme pour justifier et obtenir l’effacement des frontières entre Etats Nations afin que les capitaux et les marchandises puissent circuler librement partout et sans entrave au niveau mondial. Ils ont pu et su ainsi profiter des énormes potentialités que leur offraient les nouvelles technologies, que ce soit dans le domaine de l’information, de la communication, des transports, de l’énergie et de l’ingénierie financière et fiscale. Vers quoi semble tendre l’économie mondiale ?
Quand on se penche sur l’histoire des sociétés humaines on note une appropriation de la nature par les hommes, en tentant en permanence d’économiser du temps de travail et d’en réduire le coût : la recherche de gains de productivité et du profit maximum a été le moteur essentiel de cette évolution, bien avant l’essor du capitalisme. Elle s’est traduite par une domestication de la nature et s’est faite en tirant parti des innovations technologiques qui provoquent des à-coups de croissance entrecoupés de périodes de crise lorsque ces innovations arrivent à épuisement. Depuis la révolution industrielle on assiste, en corrélation directe avec l’évolution du niveau technologique, à une croissance de la taille des entreprises obligées de procéder à de nouveaux investissements et de celle de l’espace des débouchés : plus on avance dans le temps et plus le niveau croissant de technologie nécessite une taille de capital élevée et donc une taille plus grande d’entreprise nécessitant elle-même un élargissement du marché, tout ceci dans un contexte de compétition féroce. L’actuelle mondialisation est l’aboutissement logique du processus de production depuis l’origine de l’humanité : elle s’est accélérée en même temps que les innovations technologiques, encouragée par l’idéologie du libéralisme, sans connaître d’autre limite que les ressources naturelles elles-mêmes qui sont l’objet d’appropriations et de transformations intensives, et sans se soucier des inégalités sociales ni des dégâts écologiques qu’elle génère. Le système devrait tendre vers une limite imposée par l’épuisement de ces ressources qui pourrait se situer vers ( ?) le milieu de ce siècle.
Les signes de cet épuisement sont de plus en plus patents :
– accroissement démographique incontrôlé conduisant à une planète surpeuplée, posant des problèmes alimentaires à une large frange de la population et entraînant l’explosion de mégalopoles qui ne sont souvent que de vastes bidonvilles ;
– modifications climatiques d’origine anthropique dû à l’effet de serre aux conséquences dramatiques à moyen terme (montée des eaux, sécheresses ici et inondations ailleurs, réduction de la biodiversité),
entraînant des déplacements de population et frappant davantage les plus défavorisés qui sont les moins responsables de ces dégâts ;
– dégradation des paysages (urbanisme incontrôlé), des sols (abus d’engrais chimiques), des forêts (surexploitation), des rivières et des mers (pollution), tout ceci au nom de la ‘‘rentabilité’’ ;
– épuisement rapide des ressources énergétiques fossiles alors que les solutions de remplacement ne sont pas opérationnelles, générant d’ores et déjà des conflits pour le contrôle de champs pétroliers et gaziers ;
– début d’épuisement des réserves en eau douce, aggravé par le changement climatique ; ce problème pourrait être le plus important pour le 21° siècle ;
– inquiétude concernant les réserves de matières premières, en particulier métalliques ; les grandes manœuvres pour s’assurer le contrôle des mines s’intensifient, surtout en Afrique qui possède des réserves très importantes ;
– début d’épuisement des ressources halieutiques et forte montée des prix des céréales, etc.
Sans un changement complet du mode de vie et de civilisation mettant l’accent sur le qualitatif plutôt que le quantitatif, l’humanité va droit dans le mur. Elaborer un nouveau mode d’appropriation de la nature qui prenne conscience de la finitude des ressources de la planète signifie inventer les sciences et les technologies de l’intelligence, plus économes en matières non renouvelables, privilégiant le non-gaspillage, l’épanouissement dans des valeurs autres que celles de la consommation et la fascination de l’argent, et assurant un harmonieux équilibre entre l’économique, le social et l’environnement. Les puissances capitalistes et financières qui gèrent aujourd’hui le monde sont-elles prêtes à franchir le pas : il serait de leur intérêt de le faire rapidement mais il est à craindre qu’il faudra attendre un niveau supplémentaire de dégradation de la planète.
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Texte inspiré de l’article « Mondialisation économique et perspective d’un temps critique en fin de 21° siècle » de Pierre Grou dans Les grands défis technologiques et scientifiques au XXI° siècle, Editions Ellipses