Penser la fin du capitalisme avec André Gorz

{plénière du mercredi 28 mars 2018,} animée par Christophe Fourel[[ Christophe Fourel économiste de formation, est actuellement Chef de la Mission Analyse Stratégique, Synthèses et Prospective à la Direction Générale de la Cohésion Sociale. ]] et Carlo Vercellone [[ économiste, est Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 Vincennes- Saint-Denis et membre du laboratoire CEMTI. ]]

La crise sociale et économique profonde que subit aujourd’hui le capitalisme tout comme l’accélération des dérèglements climatiques et des dégâts environnementaux confirment largement la pertinence et le caractère visionnaire des analyses d’André Gorz.
Dix ans après sa disparition, pour Christophe Fourel et Carlo Vercellone, le moment est venu d’opérer un retour sur son itinéraire et ses écrits pour mieux en cerner leur portée. Il ne s’agit pas de rendre un hommage convenu à André Gorz mais de se placer dans une posture de continuité vivante, de nous demander en quoi son œuvre nous aide aujourd’hui à comprendre l’évolution du capitalisme contemporain et à s’appuyer sur un corpus intellectuel capable de nous permettre de réfléchir à des alternatives radicales à ce qui existe.
En finir avec l’aliénation – fil conducteur de sa pensée -, en se libérant du travail hétéronome, en instaurant un revenu d’existence, en promouvant l’auto-limitation pour répondre à la question écologique, comme projet social de sortie du capitalisme, tels sont les apports d’André Gorz qui se sont avérés essentiels et précurseurs.

• Son œuvre ne peut se comprendre qu’à la lumière de son parcours de vie
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Parcours d’un « philosophe naufragé » dont le fil conducteur est l’émancipation. Né Gerhart Hirsch à Vienne en 1923, de père juif et de mère catholique, il devient Gerhart Horst en 1930. En 1939, il arrive en Suisse où il étudie dans un internat pro nazi de langue allemande. Rejetant cette langue, il y prend la résolution de se vouer corps et âme à l’apprentissage de la langue française. Passant en Suisse romande il se plonge dans la littérature française et s’initie en autodidacte à la philosophie.
La lecture de l’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre est le point de départ de son parcours intellectuel. Gerard Horst entreprend, fin 1945 un interminable essai, qui ne sera publié qu’en 1977 sous le titre de Fondements pour une morale, où il fait jouer sa singularité d’exclusion et de solitude pour « réinventer tout l’humain … pour justifier le refus de ce monde pourri et étranger » (Le Traître). Gorz choisit de construire les conditions de son autonomie et de sa libération par une « conversion morale », faisant le « choix de la liberté » avec l’ambition de prolonger la réflexion de Sartre qu’il rencontre en juin 1946. Parallèlement, il fait ses débuts de journalisme à la Gazette de Lausanne. En 1947, il rencontre en octobre celle qui deviendra Dorine, la compagne de sa vie dont la forte et constante influence lui a permis de s’accepter comme le révélera la Lettre à D..

• Emploi, travail, revenu d’existence

Les choix philosophiques d’André Gorz, centrés sur le sujet, le conduisent d’emblée à s’emparer des questions liées au travail. Dans Métamorphoses du travail, il soutient la thèse que le « travail-emploi » qui permet de gagner sa vie ne permet déjà plus et permettra de moins en moins, de donner sens pour être soi-même (cas de l’artiste) et « servir de fondement à l’intégration sociale ». Il en résulte que si l’on veut permettre au travail d’être œuvre d’advenir il faut réduire la place du travail comme marchandise. Il faut sortir de la société du travail (au sens d’emploi) pour s’investir dans le hors travail c’est-à-dire dans la « vraie vie » des activités autres que celles consistant à produire (Adieu au Prolétariat). Le travail est réduit à assurer l’intendance d’une société dont les membres poursuivent des objectifs bien plus nobles et épanouissants que l’enrichissement matériel.
L’évolution de l’emploi conforte sa thèse car les gains de productivité sont tels que le volume d’emploi est condamné à diminuer et de manière continue. La microélectronique et la robotisation vont dans le même sens. Il faut donc redistribuer le travail et aller vers une réduction massive de sa durée pour tout le monde afin d’éviter un chômage de masse. Le temps ainsi libéré permet de développer des activités porteuses de sens. Cette réduction inéluctable est masquée d’une part par la multiplication d’emplois de « serviteurs » pour des tâches que refusent de faire les catégories sociales aisées et d’autre part par le chômage, la précarité de l’emploi, la déqualification et l’insécurité du plus grand nombre.
Pour aller vers une société post-salariale, André Gorz propose l’instauration d’un revenu d’existence dont le droit et le montant doivent être dissociés de la durée de travail exigée de chacun. Dans l’économie fondée sur la connaissance, l’importance des richesses ne pouvant prendre la forme de valeurs, la part des revenus primaires devrait diminuer et le « revenu d’existence, quand il sera introduit, sera une monnaie différente que celle que nous utilisons aujourd’hui » (Ecologica). Mais Gorz ajoute « je ne pense pas que le revenu d’existence puisse être introduit graduellement et pacifiquement par une réforme décidée d’en haut ». Il doit s’inscrire dans une logique subversive de dépassement radical de la richesse fondée sur le capital et le travail ».

• Pionnier de l’écologie politique et de l’auto-limitation

Partant de la critique du capitalisme Gorz arrive immanquablement à l’écologie politique avec son indispensable théorie critique des besoins. Le capitalisme exige pour valoriser ses capacités productives que la consommation augmente sans cesse c’est-à-dire un modèle de consommation opulent. L’écologie prend toute sa charge critique lorsque les « dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie » sont comprises comme les conséquences d’un mode de production qui exige la maximisation des rendements et le recours à des techniques qui détruisent les équilibres biologiques. La critique des techniques dans lesquelles la domination sur les hommes et sur la nature est une dimension essentielle d’une éthique de la libération (Ecologica). C’est cette domination qui demeure l’obstacle insurmontable pour limiter la production et la consommation.
Il souligne l’extension du pouvoir technico-bureaucratique lors de la prise en compte par les États des contraintes écologiques et la non remise en cause du modèle productiviste et de la logique du marché. Le sens fondamental d’une politique éco-sociale, longuement débattue par les Greenen est d’établir la corrélation entre moins de travail et moins de consommation (auto-limitation) d’une part, plus d’autonomie et plus de sécurité existentielle, d’autre part pour chacun » (Ecologica).

• L’analyse « gorzéenne » de l’évolution du capitalisme

En 1959, Le Seuil publie La Morale de l’histoire où Gorz développe une critique du marxisme réfutant le matérialisme dialectique. Il s’oppose aussi au marxisme structuraliste (initié par Althusser) et poursuit sa théorie de l’aliénation.
Par cette double critique la domination du capital est pensée comme une dimension totale qui porte non seulement sur la manière de distribuer les richesses mais aussi de les produire sur le modèle de consommation et la manière de consommer, travailler, penser, vivre. La lecture du marxisme remet au centre de l’analyse l’importance du « sujet ».
Le rôle moteur de la logique du rendement maximal dans le capitalisme est de produire toujours plus avec moins d’heures de travail mais aussi moins de capital en vue de maximiser le profit. Cette autonomisation de la logique du capital ignore les besoins collectifs pour ne s’intéresser qu’aux besoins solvables et tend à s’émanciper de toute contrainte sociale, environnementale et à étendre l’emprise des rapports marchands. En outre, cette logique suppose la possibilité du calcul économique de la productivité du travail qui doit pouvoir « être mesurée en soi comme une grandeur quantifiable détachée de la personnalité singulière du travailleur » (Critique de la division du travail). La loi de la valeur fait du temps de travail la mesure et la substance de la valeur d’échange. L’expansion du royaume de la marchandise est le moyen exclusif du développement de la richesse sociale et de la satisfaction des besoins. La loi de la valeur a aussi une dimension utopique : la décroissance du temps de travail nécessaire à la production de masse de marchandises matérielles, présentée comme un moyen de « libérer l’humanité de la rareté ».

Pour Gorz, le capitalisme depuis la fin des années 1990 s’enfonce dans une crise sans issue. Cette crise a pour causes la révolution informationnelle, la dématérialisation du travail et du capital, l’impossibilité croissante qui en résulte de mesurer la valeur de l’un, de l’autre et des marchandises. Le volume du « travail productif diminue dramatiquement ». Pour empêcher le volume du profit de baisser, il faudrait que la productivité d’un nombre de plus en plus réduit de travailleurs augmente de plus en plus vite. Cette limite est virtuellement atteinte de même que l’impossibilité de trouver des débouchés rentables pour un volume de marchandise qui devrait croître aussi vite que la productivité. Il s’en suit une guerre d’anéantissement se livrant entre concurrents. Les rares gagnants ont des bénéfices record qui ne sont pas réinvestis et recourent à « l’industrie financière » d’où les bulles financières qui finissent par éclater. C’est la sortie du capitalisme par la barbarie.

L’alternative est une économie fondamentalement différente non plus régie par le besoin du capital de s’accroître et le souci général de « faire » et de faire « gagner » de l’argent mais, par le souci de l’épanouissement des « sources de vie et de création c’est-à-dire de la vraie richesse ». La question est de savoir si la décroissance de l’économie fondée sur la marchandisation prendra la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands et dont les prémices auront été développés par des expérimentations convaincantes sous formes de coopérations sociales et productives (exemple des logiciels libres).
La rencontre entre l’intelligence collective et les techniques de l’information et de la communication rend à nouveau plausible l’appropriation collective du travail et des moyens de travail. C’est -à- dire de sortir du capitalisme par le haut.

{{Synthèse par Jean-Claude Henrard, membre du Cercle}}

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