Penser les rapports de genre, de sexe et de filiation dans notre monde moderne

par Françoise Héritier

Anthropologue, Professeur honoraire au Collège de France

[débat du 5 juin 2013
->https://cercle-condorcet-de-paris.org/spip.php?article395]

Les débats autour du vote de la loi dite du «?mariage pour tous?» ont mis en valeur des conceptions tranchées sur ce qui fonde les rapports de genre, de sexe, de filiation et de famille. Pensant que ce qui fonde les interdits, les tabous, lois écrites ou lois de fait, ce sont les connaissances construites par les sociétés sur la nature, les êtres et les rapports qu’ils entretiennent entre eux, nous avons demandé à Françoise Héritier, anthropologue, professeur honoraire au Collège de France, de nous parler des modèles historiques et de leurs évolutions sous l’effet de ces savoirs, pensés puis reconnus, qu’il ne faut pas considérer comme des faits de nature.

Ce qui m’a conduit dans mes travaux concerne le chemin cognitif de la valence différentielle des sexes. Ce concept que j’ai construit ne résulte pas de la nature différente des femmes et des hommes, mais de la réflexion des hommes sur la différence liée à l’enfantement par les femmes : seules les femmes enfantent des êtres de corps identiques ou différents d’elles-mêmes. C’est une puissance essentielle qui met en question le rôle des mâles dans la génération et la filiation. Pour maîtriser cette puissance, les sociétés humaines ont, de manière générale, inscrit la domination du corps féminin, non par nature, mais par nécessité de maîtriser la cohésion sociale par la cohésion des parentés. Ceci est sans doute la conséquence de deux butoirs de la pensée humaine :

• La néoténie de notre espèce, qui exige un temps long pour élever les enfants jusqu’à l’âge adulte,

• Les parents et les aînés naissant avant les cadets, cette antériorité confère aux aînés supériorité.

Ces deux butoirs conduisent à l’expérimentation particulière de l’autorité et de la dépendance chez les humains. Il a fallu que le corps de la femme, considéré comme le réceptacle de la semence masculine, soit défini, par la pensée humaine, comme dépendant, soumis, second. La femme est d’une certaine façon « cadette », postérieure, dans la plupart des mythes des sociétés humaines. Le ventre de la femme est dans certaines sociétés «?une marmite où cuit l’enfant de l’homme?» : l’albinos n’est-il pas un enfant trop «?cuit?»??

Ces valences différentielles expliquent tout ou partie des prescriptions ou prohibitions, non comme des faits de nature, mais comme des ensembles de cohésion cognitive. Ils permettent aux sociétés humaines de construire leurs relations, au sein des parentés, mais aussi entre groupes humains.
La prohibition de l’inceste, présentée par Claude Lévi-Strauss comme universelle, favorise l’échange des femmes et peut être considérée comme positive, étant un facteur de paix entre les groupes. Mais pour Françoise Héritier, ce n’est pas le seul trait universel. D’autres règles concernant le mariage, les liens de parentés, la répartition des tâches, les règles d’alliance forment aussi des liens sociétaux forts qui peuvent expliquer les formes de domination masculine, sinon les justifier. Il en est ainsi de la dévolution de la charge d’élever les enfants aux mères, au moins dans les jeunes années.
Ici c’est encore assez simple, mais les interdits peuvent être moins directs, selon les modèles parentaux. Les liens de parenté jouent jusqu’à aujourd’hui un rôle déterminant. Ils sont plus ou moins complexes, selon les sociétés, mais ils définissent précisément les rapports que peuvent ou doivent entretenir les personnes apparentées entre elles. Les femmes enfantant les enfants, la semence masculine étant nécessaire pour qu’elles enfantent, il en a découlé un rapport où l’homme, nécessaire seulement un instant, devait assurer sa domination sur la femme pour assurer sa descendance.

Les modèles de parenté reposent sur des systèmes de pensée, et ils respectent en général les butoirs évoqués ci-dessus. Les systèmes de parenté entraînent des interdits spécifiques en relation avec la conception des liens entre parents, selon la branche, maternelle ou paternelle, l’aîné et le cadet. Ces faits, parce qu’ils sont pour l’essentiel des constructions de la pensée sont considérés d’abord comme contraignants, mais signes de reconnaissance aussi. Nous vivons avec. Et il n’est pas simple de s’en dégager même si d’autres liens possibles sont concevables. Ceci est vrai en particulier pour les systèmes de filiation qui peuvent être unilinéaires ou bilinéaires ou encore parallèles (Inca) . Les alliances se font en respectant les règles de filiation, et sont, selon les systèmes, prohibitifs (interdits) ou prescriptifs, ce qui détermine des appariements loin d’être le fait du hasard ni de la nature. Il est ainsi peu concevable qu’un homme épouse la veuve de son père, même si ce n’est pas sa mère biologique. Ce qui a touché au sexe de l’un est interdit à l’autre .
On peut se demander comment ces principes, fortement intégrés dans les esprits humains, peuvent évoluer. Ce sont en effet des constructions mentales qu’il est difficile d’abandonner. Même s’il existe d’autres liens possibles, d’autres rapports de genre, de sexe ou de filiation, ces possibles ne deviennent réels que lorsqu’ils deviennent pensables. Le fait que les rapports de genre puissent être réduits à de simples rapports entre deux personnes est contemporain et est encore loin d’être admis de façon universelle. Encore moins s’ils sont de même sexe. Mais pour changer de modèle, il faut encore que cette idée pensable le devienne pour une majorité, en raison d’une rationalité acceptable. Et encore faut-il sans doute qu’elle ne soit pas seulement pensable mais aussi émotionnellement recevable.
C’est peut-être pourquoi jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas eu de société qui ait accordé aux femmes une place dominante.

Depuis le Paléolithique, les humains avaient à construire le monde. Leurs façons de penser leur monde tenaient au besoin d’assurer la cohésion de leur groupe, en dedans et en dehors. La gestation était bien liée aux actes sexuels et la filiation ne pouvait pas être laissée au hasard. La connaissance qu’ils en avaient est restée, longtemps, bornée aux actes de conception sexuelle. Elle ne semblait pouvoir être maîtrisée que par ceux qui étaient exclus de fait de la gestation proprement dite, les porteurs de la semence. De là à surdéterminer le rôle de cette semence et à affaiblir le rôle de la «?porteuse?», il n’y avait qu’un petit pas pour la pensée, une forme d’évidence sculptée dans des mythes évocateurs.

On est peut-être en mesure aujourd’hui, avec le progrès des connaissances scientifiques, de reconstruire ce monde, avec des possibles différents ou nouveaux ­devenus pensables. Pensables et accessibles aux êtres humains sans obligation de parenté, de filiation ­sexuelle. La filiation devient, si on le veut, technique et juridique autant que sexuelle.

La procréation médicalement assistée, les tests de paternité (assurant entre autres la certitude de la paternité), et même la gestation pour autrui, modifient les façons de concevoir la gestation et la filiation. Les rapports sexuels ne sont plus pensés comme devant être exclusivement rapportés à la gestation, la contraception étant devenue un mode de contrôle de celle-ci, au pouvoir de la femme et non plus de l’homme. Ils ne se pratiquent pas nécessairement entre deux sexes différents. Ce n’est pas une nouveauté, mais ce qui est nouveau c’est que nous pouvons le considérer comme socialement acceptable. Nous sommes peut-être à l’aube d’une nouvelle ère du pensable à construire. Cependant, cela ne constitue pas automatiquement une promotion de la femme.

Que se passera-t-il si l’utérus devient artificiel?? La femme qui procédera à la gestation pour autrui ne subira-t-elle pas en fait une autre forme de domination par d’autres femmes??

La discussion qui a suivi cet exposé très dense et seulement résumé ici, a été également très riche et a porté notamment sur les changements de paradigme concernant les rapports de genre et de filiation qui agitent nos sociétés modernes. Mais aussi sur les échanges généralisés qui naturaliseraient les rapports de genre, rendant les échanges entre personnes, sans attaches de genres, de parentèle, seuls reconnus.
Vaste chantier à penser?! ?

Synthèse de Bernard Wolfer, membre du Cercle

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