L’intervenant se situe d’emblée dans la perspective de l’historien qu’il est et à long terme (cinquante ans). Ses propos ne peuvent être compris que dans cette perspective.
La conférence est construite autour de trois idées-forces :
– le capitalisme court à sa propre perte ; il est arrivé à un stade tel de son évolution qu’il ne peut survivre ;
– le capitalisme a surmonté de nombreuses crises et fait preuve d’une remarquable faculté d’adaptation aux changements de contextes, mais la situation actuelle de transition est très différente des précédentes et très délicate pour ce système ;
– si l’on peut prévoir, à long terme, l’écroulement du système capitaliste, il est beaucoup plus difficile d’envisager les formes que prendra celui qui lui succédera.
On est en présence d’une bifurcation possible vers deux directions opposées.
1 – Le capitalisme a atteint ses limites : impasses devant lesquelles il se trouve placé.
Tout d’abord, rappelons que tout grand système dans le monde – qu’il s’agisse de gestion de l’économie ou d’organisation de la société – a toujours connu, dans l’Histoire, un commencement et une fin. Le système capitaliste a aujourd’hui cinq cents ans ; il a bien réussi à atteindre son objectif : l’accumulation illimitée du capital. Mais il se heurte maintenant à des limites, à des impasses, qui font que le processus de production est de moins en moins rentable. C’est donc en raison même de sa réussite passée que le capitalisme pourrait connaître un processus progressif d’écroulement, les coûts augmentant plus rapidement que les prix de vente et l’accumulation du capital devenant de plus en plus ardue.
Le conférencier rappelle que l’entrepreneur capitaliste fait face à trois types de coûts :
– les coûts en personnel,
– les coûts directs ou indirects liés au processus de production, les coûts des « inputs » et des rejets toxiques,
– les redevances aux institutions (officielles ou occultes)1.
Tous ces coûts tendent à augmenter.
a) Les coûts en personnel.
Les coûts en personnel se sont progressivement élevés2. Au cours de l’Histoire, le contre-feu imaginé par les entrepreneurs capitalistes pour endiguer ces coûts a consisté à délocaliser leurs outils de production vers des régions du monde où les rémunérations du personnel étaient plus faibles. L’entreprise y gagne, l’ouvrier lointain aussi, mais – ce faisant – on puise largement dans le vivier des milieux paysans et ruraux. Toutefois, l’effet de ces délocalisations a toujours été limité dans le temps : au bout de 25 à 50 ans, le personnel des unités délocalisées dans les régions excentrées devient plus exigeant et les coûts tendent à s’aligner sur les coûts pratiqués dans les régions d’où les entreprises sont originaires. Ceci conduit à de nouvelles délocalisations vers des régions encore plus excentrées. On est donc dans une permanente fuite en avant …
Or, le monde connaît une « déruralisation » particulièrement rapide et il sera de plus en plus difficile de trouver de nouveaux « gisements » en personnel. La « déruralisation » se heurtera à une limite.
Selon l’intervenant, nous serions arrivés à un stade de rupture d’équilibre et de « grippage » du système qu’il désigne sous le terme mathématique « d’asymptote ».
b) Les coûts directs ou indirects liés au processus de production.
La production de biens et de services dans le monde implique la consommation « d’inputs ». Cette consommation, comme le processus de production lui-même, peuvent avoir des effets négatifs, notamment, des rejets toxiques qui augmentent la pollution. Le processus de rejet se heurte, lui aussi, à une limite.
L’entrepreneur cherche à éviter de payer les coûts entraînés par la pollution en externalisant ces coûts dont il transfère la charge sur les gouvernements qui – à leur tour – n’ont d’autre solution pour les financer que de les renvoyer sur les entreprises en augmentant les impôts pesant sur elles.
Il en va de même pour l’entretien et la modernisation des infrastructures usées par le processus industriel.
c) Les redevances aux institutions.
Il s’agit d’abord des redevances aux institutions qui régissent la vie dans les pays considérés. On assiste à une pression très forte, à l’augmentation des impôts qui résulte de la démocratisation du monde – qu’il s’agisse des effets de celle-ci sur les dépenses d’éducation, les dépenses de santé, le besoin de revenus stables tout au long de la vie (allocations familiales, allocations chômage, retraites…).
Ce point inclut aussi les redevances à des institutions occultes inhérentes aux divers systèmes de corruption.
Tous ces coûts tendent à augmenter plus vite que les prix de vente et limitent les perspectives de profit. Après une période d’augmentation des coûts de 1945 à 1970, le néo-libéralisme a réussi à faire reculer certains d’entre eux, sans toutefois revenir aux niveaux de 1945. Mais il se heurte lui-même à des résistances.
On s’approche d’un stade de l’évolution du capitalisme où le système ne parviendra plus à continuer à fonctionner ; les fluctuations, étant trop énormes, interdiront le retour à l’équilibre. Ceci conduit à pronostiquer une crise structurelle du système qui durera entre trente et cinquante années, au cours desquelles la vie dans le monde sera particulièrement chaotique. À la différence des crises précédentes qu’a connues le capitalisme, celle-ci ne devrait pas déboucher sur le maintien de celui-ci, mais sur l’éclosion d’un nouveau système dont il est impossible de prévoir aujourd’hui les formes. Tout ce que l’on peut dire est que va se produire une bifurcation face à cette crise et que deux « sorties » sont envisageables.
2 – La transition systémique.
Le système capitaliste continue certes à fonctionner (et, en même temps, peut-on dire, à ne pas fonctionner). Il y a toujours dans le monde des pays dominants, hégémoniques. À partir de 1945, partiellement, et de 1970, complètement, ce sont les États-Unis qui ont occupé cette position. Mais ils ont aujourd’hui deux concurrents potentiels : l’Europe et l’Asie de l’Est. Ces trois régions du monde sont en concurrence et l’on peut penser que le nombre s’en réduira à deux. L’Europe devrait voir sa position se renforcer et, au fur et à mesure que les relations avec l’Amérique du Nord se détérioreront, inclure la Russie. Dans ce scénario, le précédent leader (les États-Unis) chercherait à faire alliance avec l’un des deux autres pôles pour se maintenir. Selon Immanuel Wallerstein, les États-Unis devraient plutôt se rapprocher de l’Asie de l’Est que de l’Europe.
Pendant toute cette période, le système capitaliste cherchera à accumuler les profits les plus immédiats.
Un autre conflit d’influences viendra perturber le jeu : le Nord contre le Sud. Jusqu’ici, les trois grandes régions du Nord (États-Unis, Europe, Asie de l’Est) se sont concertées pour maintenir le système de l’échange inégal aux dépens du Sud. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la création de l’OMC, idée conçue par le Nord pour maintenir le Sud en état de sujétion. Mais, à partir de Seattle, cette situation a été remise en question. Le Sud s’est organisé. Or les pays du Nord refusent toujours pour des raisons politiques l’ouverture au Sud. Malgré les efforts entrepris pour résoudre le problème, on ne voit pas clairement comment on pourrait y arriver. Il y a là une impasse.
3- La « bifurcation ».
Actuellement, une lutte d’influences, transfrontalière, se joue clairement – lutte dans laquelle les États ne jouent pas le premier rôle – entre les deux conceptions qui s’opposent s’agissant de l’avenir du capitalisme. Le combat peut se ramener, symboliquement, au combat entre l’esprit de Davos et l’esprit de Porto Allegre.
« Davos » est le lieu symbolique où l’on essaye de repenser le capitalisme, de le remplacer plus que de l’aménager, où l’on cherche à mettre en place un système plus rationnel, plus hiérarchique, plus efficace, mais toujours aussi inégalitaire, sinon plus.
En face, sous le symbole de « Porto Allegre », un monde plus égalitaire, plus humain et plus démocratique se cherche.
Ces deux « esprits » s’opposent, mais leurs tenants ne sont pas suffisamment organisés, ni avancés, pour que l’on puisse prévoir qui va gagner et comment on sortira de la crise. Nous vivons cet « ouragan ». Nous sommes devant un choix particulièrement insécurisant. Le système actuel continue de fonctionner et dysfonctionner. Les forces de remplacement sont là, mais elles se cherchent.
Il est toutefois possible de lutter pour ce que l’on souhaite voir advenir.
Synthèse établie par Jean-Pierre Pagé