Plénière du 4 avril 2011

Vingt ans après : bilan de l’intégration des pays de l’Europe de l’Est dans l’UE
par Jean-Pierre Pagé
Co-président du Cercle
Directeur du Tableau de bord des pays d’Europe de l’Est dans l’Union européenne

Ces pays ont eu à opérer un double passage :
• Du système communiste à la démocratie à l’occidentale ;
• De l’économie de commandement à l’économie de marché.
Il serait erroné d’assimiler ces deux démarches comme si le passage à l’économie de marché entraînait automatiquement le passage à la démocratie à l’occidentale (on a vu dans certains cas qu’il n’en a rien été – en Russie en particulier).

{{1. Le passage de l’économie de commandement à l’économie de marché}}

Ce passage s’est opéré sur la base des principes du « Consensus de Washington » dont les piliers sont les suivants : libération des prix, des échanges commerciaux, des flux financiers ; privatisation de l’économie (non seulement des entreprises de production, mais aussi des services publics) ; stabilisation de l’économie par le ¬double jeu de la politique monétaire et de la politique budgétaire (équilibre des finances publiques). Ce consensus pousse à limiter au maximum l’intervention de l’État dans l’économie. Il proscrit toutes les entraves à l’activité économique et promeut la déréglementation. La politique économique a pour objet principal la stabilisation, de façon à éviter l’inflation, danger numéro un. Si toutes ces conditions sont réunies, la mondialisation « heureuse » sans frontières est censée conduire les pays considérés à l’optimum.
La transition qui en est résultée a eu deux faces :
• D’une part, elle a permis (du moins dans les pays qui ont intégré l’UE) le passage au capitalisme et une intégration réussie dans l’économie libérale mondialisée. Après une période difficile, il y a eu un retour à la croissance. L’intégration dans l’UE a eu lieu ;
• Mais, dans le même temps, on a assisté au développement de toutes les tares du système capitaliste actuel :
– Creusement des inégalités ;
– Taux de chômage substantiel. Le développement économique, porté par les progrès de productivité initiés par les investissements directs de l’étranger et des restructurations coûteuses en postes de travail, n’a eu longtemps que des effets limités sur le bilan des emplois. Ce n’est qu’en 2007, à la veille de la crise, que le taux de chômage moyen dans les cinq pays de l’Europe centrale, qui était encore de 14 % en 2005 et avait été ramené à 11,5 % en 2006, est descendu pour la première fois en-dessous de 10 %, avant de remonter sous l’effet de la crise ;
– Pas de réel plein emploi, alors que, très rapidement, en France, le taux de chômage est revenu aux approches du plein emploi après la Seconde Guerre mondiale ;
– Maintien d’une forte pauvreté ;
– Forte corruption ;
– Surtout, un grand gaspillage des ressources existantes (par exemple, en Hongrie et en Allemagne de l’Est), ce qui a fait différer fondamentalement le processus de la philosophie du plan Marshall, pour des montants financiers pas très différents ;
– Pas de réelle indépendance des économies. Au contraire, très forte dépendance des capitaux étrangers orientant les échanges avec l’Occident en fonction de leurs intérêts propres et rendant les économies très vulnérables aux chocs (cf. crise de 2008-2009) ;
– Un sentiment d’insatisfaction des populations, ceci expliquant les difficultés politiques (changements fréquents de majorités). En témoignent les résultats d’un sondage réalisé par la BERD et la Banque mondiale en 2006 dans tous les pays en transition. Ils montrent qu’une majorité des ménages considèrent que leur niveau de richesse relatif aux « autres » ménages s’est détérioré depuis 1989 et que les inégalités se sont fortement accrues. Ces ménages manifestent (à hauteur de 40 % d’entre eux) leur insatisfaction concernant la situation économique de leur pays par rapport à ce qu’elle était en 1989 (75 % dans le cas de la Hongrie). Ils se prononcent en faveur d’une solide intervention de l’État mettant en œuvre une politique de redistribution permettant de lutter contre le creusement des inégalités.

La « transition » s’est ainsi terminée par une dilution dans le capitalisme libéral et mondialisé qui a facilité l’intégration des pays considérés dans une Union européenne dominée par la vision libérale de la Commission européenne, mais elle a quelque peu échoué dans sa tentative pour doter ces pays des moyens d’un développement solide et autonome répondant aux souhaits de leurs populations. Au contraire, elle les a rendues excessivement dépendants de la santé de l’économie mondiale et, en premier lieu, de celle de l’économie européenne occidentale. En ce sens, elle se différencie beaucoup du plan Marshall, conçu après la Seconde Guerre mondiale et qui peut être salué comme ayant permis aux pays frappés et détruits par la guerre de se reconstruire sur la base de leurs atouts propres et de devenir viables par eux-mêmes.

{{2. Le passage du système soviétique à la démocratie à l’occidentale}}

Ce passage est incontestable, mais, le plus souvent, un peu formel.
Dans leur ensemble, ces pays ont construit des systèmes démocratiques fondés sur le principe de la démocratie représentative : présidents élus, Parlements élus, principe de l’alternance des gouvernements en fonction des changements de majorité.
Toutefois, ce système, dans la plupart des cas, s’est révélé incapable de mettre en place des majorités stables reflétant une volonté de construire une société déterminée.
Pendant les quinze premières années de la transition, les changements de majorité ont été très fréquents, pratiquement à chaque élection, sauf en Slovénie (cas particulier de l’héritage yougoslave) et dans les pays baltes (où s’est établi un consensus pour éviter le retour d’un socialisme trop fortement assimilé à la Russie).
Ces changements fréquents manifestent l’insatisfaction sous-jacente des populations. À cet égard, il convient de souligner que la gauche n’a pas joué son rôle dans ces pays, ce qui a créé un vide dangereux, comme on le voit aujourd’hui en Hongrie, par exemple.
En effet, les ex-communistes, reconvertis en « socio-démocrates », n’ont pas joué (sauf en Slovénie) leur rôle d’opposition constructive face au « centre-droit » et de « défenseur » des plus démunis. Au contraire, ils se sont inclinés sous la pression du libéralisme, n’hésitant pas à faire de la surenchère.

C’est ainsi que, en Hongrie, les « ex-dissidents » socialistes du SZDZS (Alliance des démocrates libres) ont été plus libéraux que la droite représentée par le parti de József Antall, puis par le parti des « jeunes démocrates » (Fidesz). Ils ont entraîné leurs alliés socialistes plus traditionnels du MSZP (Parti des socialistes hongrois) qui se sont complètement alignés sur les injonctions du FMI et de la Commission européenne.

En Pologne, les ex-communistes, rebaptisés socio-démocrates (SLD, Alliance de la gauche démocratique), n’ont joué le rôle d’une véritable gauche (de 1993 à 1997) qu’après la thérapie de choc. Quand ils sont revenus au pouvoir, en 2001, ils ont mené une politique libérale qui ne les distinguait plus de celle du parti de centre-droit de Bronislaw Geremek et Leszek Balcerowicz. Au point que c’est une formation encore plus à droite que cette dernière (le PiS, Droit et Justice), aux relents nationalistes et populistes, qui a mené une politique économique qui aurait pu être celle de la gauche. Devant l’effondrement de la gauche socialiste, on a assisté à un affrontement entre deux droites : la droite « libérale » de la Plateforme civique (PO) et la droite «sociale » du PiS.

En conséquence, en Hongrie, c’est le parti de droite Fidesz qui mène aujourd’hui une ¬politique qui se veut sociale avec des accents de gauche (taxation des banques et des multinationales étrangères, récupération des fonds de pension privés) et occupe l’espace de la gauche sous l’étendard de la justice sociale, les partis « socialistes » s’étant effondrés. Son seul rival est à l’extrême droite, le Jobbik, avec lequel il se livre à une surenchère nationaliste pour réduire l’influence de celui-ci. Sans opposition à gauche, il développe une culture de « parti unique », une « démocrature ».

En Pologne, la lutte se circonscrit aujourd’hui entre la droite libérale classique (PO) au pouvoir et le PiS aux relents nationalistes. Heureusement, les leaders de la droite libérale sont intelligents et de qualité. La Pologne ne souffre pas actuellement de l’effondrement de la gauche.

En Bulgarie, la situation a été particulière, avec le retour de l’ancien roi de ce pays (Simeon II), mais un roi qui s’est coulé dans la démocratie au point d’apparaître comme un simple citoyen et d’être devenu, à un moment de l’Histoire, le Premier ministre d’un président ex-communiste (Georgi Parvanov). Aujourd’hui, aucune force ne s’impose clairement : la Bulgarie est gouvernée par un gouvernement minoritaire, le GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie) dirigé par Boyco Borissov, avec le soutien de l’Ataka (parti xénophobe, nationaliste et homophobe).

Ainsi, si l’on peut parler d’un réel passage à la démocratie, la situation varie beaucoup d’un pays à l’autre. C’est en Pologne et dans les deux pays de l’ex-Tchécoslovaquie que ce passage peut être considéré comme le plus effectif (après l’intermède du nationaliste Vladimir Meciar en Slovaquie). Toutefois, on ne peut pas considérer que cette démocratie, entravée en République tchèque par l’euroscepticisme de Václav Klaus et malgré les efforts de Václav Havel, soit devenue totalement adulte comme en témoigne le fiasco de la présidence tchèque de l’Union européenne. A noter que la République tchèque est le seul pays où subsiste un parti communiste pur et dur à l’ancienne.

En revanche, le bilan est beaucoup plus mitigé dans d’autres pays. Tel est le cas de la Hongrie, pourtant partie en meilleure position que les autres. Avant la chute du Mur, la Hongrie pouvait être considérée comme la « success story » de l’Europe de l’Est. Sa réforme économique l’avait dotée d’un système particulier incorporant des éléments d’économie de marché et de décentralisation des entreprises et des prix. L’économie hongroise était donc l’une des plus performantes de l’Europe de l’Est, avec des entreprises de notoriété mondiale comme Videoton et Ikarus. Les Hongrois peuvent donc comparer la situation après la chute du Mur à une situation relativement favorable avant celle-ci. Dans ce pays, le parcours politique – une alternance continuelle de majorités de droite et de gauche – témoigne de l’insatisfaction de la population. L’avènement d’un Premier ministre (le véritable chef de l’État, en fait), n’hésitant pas à jouer sur la fibre nationaliste et à employer des accents populistes, quitte à revenir sur certaines avancées de la démocratie, en est la conséquence.

La Roumanie constitue un autre cas. Elle a connu un parcours chaotique, compte tenu d’une situation économique de départ beaucoup moins favorable que celle de la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Elle a, d’abord, connu une « décommunisation » lente, menée par Ion Iliescu (ancien dignitaire communiste mis à l’écart par Ceausescu, avant de se mettre en avant dans le processus qui a conduit au renversement de celui-ci). Ion Iliescu a été, de 1990 à 1996, le premier président de la Roumanie issu de ce processus, puis, de 2000 à 2004, le troisième président, après l’intermède de Emil Constantinescu, homme de centre-droit, avant de céder la place à Traian Basescu, ancien officier de marine marchande, maire de Bucarest de 2000 à 2004. Traian Basescu est un président aux accents parfois populistes et aux décisions brutales et mal calibrées.

Dans ce concert, la Slovénie constitue une exception du fait qu’elle n’était pas issue d’un ensemble soviétique mais d’une constellation – la Yougoslavie – caractérisée par une solide tradition ancrée sur l’autogestion des entreprises et le consensus social, tradition qu’elle a conservé jusqu’à aujourd’hui, faisant d’elle une oasis dans un océan libéral. En outre, la Slovénie – fleuron de la Yougoslavie – a bénéficié d’un niveau de vie de départ très élevé. Tout ceci explique que, du début de la transition jusqu’à maintenant, la Slovénie n’ait pas connu de crise économique ni politique et ait, même, conservé jusqu’en 2002 un personnel politique issu d’avant la transition. De 1992 à 2002, le président de la République a été Milan Kucan, ancien chef de la Ligue des communistes de Slovénie à partir de 1986. De 1992 à 2002, le chef (président) du gouvernement a été Janez Drnovsek, en même temps, président de la Démocratie libérale de Slovénie, héritière du parti communiste slovène, avant de succéder à Milan Kucan comme président de la République en 2003 jusqu’en 2007. C’est l’homme clef de la transition slovène.

Dans ces parcours, il faut souligner, comme l’a fait Marcel Gauchet, l’importance du processus de « réconciliation ». Dans leur ensemble (malgré quelques exceptions, en Pologne notamment), ces pays ont résisté à la tentation de la diabolisation des anciens communistes et su réutiliser des personnels issus des anciens régimes pour faire fonctionner et reconstruire leurs pays.

{{3. L’intégration de ces pays a-t-elle renforcé ou affaibli l’UE ?}}

On a beaucoup parlé d’un affaiblissement de l’UE résultant de l’entrée en son sein de ces pays. Il faut beaucoup nuancer cette affirmation.
Certes, le souci de préserver leur indépendance fraîchement recouvrée a pu paraître, dans un premier temps, freiner l’intégration de ces pays dans l’UE. Mais ceci n’est plus réellement le cas maintenant.
En témoigne notamment l’évolution de l’attitude de la Pologne, au point que ce pays constitue aujourd’hui l’un des fers de lance des forces voulant renforcer l’UE (dans les domaines de la politique de défense et de l’énergie, par exemple). Il y a là un virage manifeste depuis une inféodation aux États-Unis et à l’OTAN, pour les aspects sécuritaires, vers la création d’une puissance militaire européenne. Ceci est encore mal perçu dans notre pays où les images du « plombier polonais » et du « parapluie américain » ont la vie dure ! Pourtant, les dirigeants polonais sont parmi ceux qui militent le plus pour une Europe efficace et puissante (mais ils restent un peu en porte-à-faux car ils ne sont pas dans la zone euro et ne souhaitent pas y entrer trop vite, ce qui explique leurs réserves par rapport aux « pactes européens » en négociation).

En Hongrie, Viktor Orbán réalise le paradoxe de mener une politique très nationaliste, pour contrer l’extrême droite et remédier aux conséquences, toujours douloureuses dans l’opinion, du traité de Trianon, tout en militant pour une Europe puissante. Et c’est un ancien ambassadeur de la Hongrie en France, André Erdos, qui se plaisait à donner en exemple de ce qui devrait être fait en Europe de l’Est ce qu’a accompli le « couple franco-allemand » après la Seconde Guerre mondiale.

La situation des deux pays issus de l’ex-Tchécoslovaquie nécessite, pour être comprise, un retour à l’Histoire. Après la chute du mur de Berlin, la Tchécoslovaquie, d’abord emmenée par Vaclav Havel, s’est scindée, malgré les efforts de celui-ci, en deux parties, non pas réellement sous la pression des opinons publiques, mais en raison de la volonté de puissance de deux individus. Dans la République tchèque, un homme, Vaclav Klaus, économiste de formation, a poussé fortement en faveur de la séparation. Il s’est entendu avec un Slovaque ambitieux, Vladimir Meciar, qui a exploité le vieil irrédentisme slovaque face à l’emprise des Tchèques. Mais, si la partition a été avalisée par les populations, on ne peut pas dire qu’elle résulte d’une volonté affirmée de celles-ci.
De fait, même séparés, les Tchèques et les Slovaques restent des peuples frères qui tendent naturellement à se rapprocher (et l’objectif d’intégration dans l’Union européenne a fait beaucoup en ce sens). En outre, on ne peut pas dire que le processus ait porté chance aux deux personnes qui l’ont imposé. Vladimir Meciar, après plusieurs années d’exercice du pouvoir, en a été chassé au profit principalement d’une coalition de centre-droit dirigée par le parti chrétien-démocrate. Pour la République tchèque, l’exercice du pouvoir par Vaclav Klaus peut être considéré comme un échec, et même une calamité. Après plusieurs années d’exercice au poste de chef du gouvernement, il est devenu – et est encore – président de la République, fonction à caractère essentiellement honorifique, mais qui lui assure certains pouvoirs permettant, par exemple, à son titulaire de paralyser le pays ou de gêner son insertion dans l’Union européenne comme il l’a fait en retardant au maximum l’adoption du traité de Lisbonne. Et c’est bien ce qui s’est produit quand la République tchèque a assumé la présidence de l’Union européenne qui a ressemblé à une vaste « bouffonnerie », le pouvoir réel étant exercé par le chef de son parti, Mirek Topolánek, homme politique assez falot et ne disposant pas des moyens de manœuvre nécessaires. Celui-ci a été renversé par un vote de défiance du Parlement au milieu de la période de la « Présidence » et a été remplacé par le chef de l’Office de statistiques qui a (bien) géré les affaires courantes. Toujours est-il que, depuis plusieurs années, la République tchèque, avec un président eurosceptique, n’est plus en mesure d’exercer l’influence que sa culture et son passé auraient dû lui conférer dans l’Union européenne.

En conclusion, on ne peut pas dire aujourd’hui que les pays de l’Europe de l’Est constituent un frein (encore moins un boulet) pour l’approfondissement de l’Union européenne. Au contraire, on peut penser que, après leur crise d’adolescence, ils seront en mesure d’apporter du sang neuf et un dynamisme nouveau à l’Union européenne. Ce peut être le cas, en particulier, de la Pologne et, peut-être, de la Hongrie, quand elle aura maîtrisé ses bouffées nationalistes. Ces pays recèlent des ressources humaines leur permettant, bien plus que des pays essoufflés de la « Vieille Europe » comme la Belgique ou les Pays-Bas, ou encore en proie à de graves difficultés financières comme les pays du Sud, ou maintenant une certaine distance par rapport à l’idéal d’intégration comme, non seulement la Grande-Bretagne, mais aussi les pays nordiques, de donner une nouvelle impulsion à la construction européenne. ■

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