par François BARRÉ
ancien Président du Centre Pompidou
Consultant
Je ne suis pas un expert des choses de l’économique et du social et n’aurait d’éventuelle qualité d’expertise qu’en matière culturelle. Mais la question posée ou plutôt l’aspiration dite : « pour un nouveau contrat culturel » est si vaste qu’elle outrepasse toutes les compétences supposées et s’adresse au citoyen d’abord. C’est ainsi que je m’efforcerai de rassembler des questions et d’esquisser des propositions appelant des approfondissements multiples et de vraies compétences.
Je voudrais, dans un premier temps, dire mon sentiment sur une crise des valeurs qui marque notre lente et dangereuse transformation, et évoquer ensuite quelques possibles reconquêtes.
I – Des valeurs en crise : la perte du sujet.
Le projet de vivre ensemble est fondé sur des valeurs communes, vécues dans les usages et inscrites parfois dans le textes des lois. On peut lire dans le Préambule de la constitution : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Cette déclaration liminaire porte des convictions et des espérances qui semblent aujourd’hui précarisées. Je voudrais en donner quelques exemples :
La disparition des modèles
Tout groupe, toute pensée se réfère à des modèles et tend à s’incarner en eux. Nous n’en avons plus. Chaque année consacre les personnalités préférées des français. Derrière l’Abbé Pierre, échappé depuis longtemps vient un triste peloton de tête, composé de sportifs et de chanteurs de variété. Le président de la république est le premier des hommes politiques à la 39ème place derrière Bernard Tapie ! L’exercice d’admiration est toujours salutaire. Mais qui admirer ? Les artistes et intellectuels sont oubliés et peu connus. Les grands patrons dont on nous rebat les oreilles sont régulièrement remplacés pour mauvais résultats et à part cela peu exaltants pour qui aime admirer. Les hommes politiques sont négligés et souvent discrédités. Que reste-t-il alors : les compagnons du petit écran et des chroniques people, ceux-là même dont la célébrité est inversement proportionnelle à leur singularité. Ils sont aimés parce sans aspérités, vus et revus et ressemblant à chacun (qui à son tour s’y voit !). Il est ainsi devenu indispensable pour un homme politique (mais Philippe Sollers goûte également ces plaisirs subtils) d’être invité sur le petit écran par de très médiocres personnages.
Mais alors, si les héros sont fatigués, qui et quoi admirer et mettre en exergue pour dire et signifier son adhésion au groupe et le partage de valeurs communes ? La solidarité s’est diluée avec l’effritement des pôles d’appartenance (conscience de classe ; localisation ; histoire; travail ; religions…). Les figures du projet se sont estompées et 33% des français ne voient plus de différences entre la droite et la gauche. ? Qu’est-ce qui fait aujourd’hui encore du lien social ? Maurice Lévy, Président de Publicis, le dit clairement (1) Dans un monde qui perd ses repères, la marque reste un élément de référence solide, une garantie et, en même temps, un lien. Une part importante de la jeunesse, et notamment la plus défavorisée -celle-là qui cherche le plus à exprimer une existence et une différence- arbore avec ostentation les marques commerciales symboliques de la dépense et du luxe. Logotomie peut-on penser ! Ruse des exploités donnant aux signes de distinction des dominants une valeur qui ne serait plus de discrimination par l’argent et le goût, mais d’uniformisation et de dérision. Mais dominants et dominés vivant pareillement sous blister et sous marquages exhibés ont la même vulgarité de qui offre un cadeau avec l’étiquette du prix. Les USA dépensent chaque année pour le marketing, davantage que le PIB d’un pays comme le Mexique. Les nouvelles techniques de marketing font appel à la rumeur et au bouche à oreille, feignant l’intimité de la vie privée et la confiance de l’amitié, pour susciter l’achat. Les personnes employées pour susurrer ces conseils sont appelée des « brand evangelists ». Les marchands sont devenus le temple et la parole. Vance Packard fut l’un des premiers, avec La Persuasion clandestine, (2) à démonter les procédures de manipulation du citoyen réduit à la consommation. Patrick le Lay veut vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible. C’est de la traite des âmes. On ne rêve plus, on nous rêve avertissait Henri Michaux. Vous en rêviez, Sony l’a fait. Tu dois devenir l’homme que tu es écrivait Nietzsche. Lacoste en a fait un slogan commercial pour vendre des polos.
Cette présence obsédante de la marchandise et de son incantation publicitaire n’est pas fortuite. Elle correspond à la réalité d’une culture populaire quantitative. Daniel Boorstin grand spécialiste de l’image et de l’identité américaine écrivait en 1976 …Qu’en est-il de notre culture populaire ? Où la trouvons-nous ? Dans un pays comme le nôtre caractérisé par l’existence de communautés de consommateurs et qui accorde une importance toute particulière au produit national brut et au taux de croissance, la publicité est devenue le cœur de la culture populaire et même son véritable prototype. (3). Nous en sommes presque là.
L’assignation à l’économie
Ces retrouvailles dans le bain commun des marques et de la marchandise ne sont en rien anecdotiques. Elles signifient des valeurs nouvelles et des idéaux (si le mot peut ainsi être utilisé) affirmés. L’argent est devenu le symbole de la réussite. Les grands patrons peuvent gagner chaque année plus d’un siècle de SMIC sans que personne ne trouve à y redire. Liberté-Egalité-Fraternité peut sonner étrange face à ces écarts, au chômage chronique à 10%, à la désindustrialisation, aux délocalisations, aux plans sociaux et aux profits records des entreprises. L’idée de progrès s’estompe. Sans l’idée de progrès, le futur ne peut plus justifier les souffrances du présent. L’idée positive de la science s’efface. L’avenir n’est plus la garantie d’un sort meilleur pour nos enfants. Les inégalités s’installent comme une régulation naturelle de la main invisible. Le sentiment d’insécurité crée l’inconfort et nourrit les frilosités du principe de précaution que ne vient contrebalancer aucun principe d’expérimentation. Le temps est maussade. La croyance vacille. Le peuple ne respecte plus ses élus. Et pense parfois que ceux-ci ne le respectent plus.
L’assignation à l’économie et au marché devient la règle et le taux de croissance notre horizon. Les modèles culturels et sociaux dont la temporalité set longue, se désagrègent. La rentabilité et la rémunération des actionnaires imposent le court terme et la mise en second jour des salaires et des investissements. A chacun d’être compétitif et performant. Jean-Baptiste de Foucauld dont les analyses sont souvent pertinentes pose la question Quelle est aujourd’hui la vision de l’homme du socialisme ? Il fournit des éléments de réponse et traite d’un projet pédagogique qui, notamment, écrit-il, doit être pour l’enfant une préparation à la réussite qu’il nomme l’individu concurrentiel. Devrait-il en être ainsi ? L’individu prôné comme l’enfant roi par le libéralisme est-il bien ce conquérant aux dents longues ?
Inégalités de savoirs
L’amour de la démocratie est celui de l’égalité proclamait Montesquieu. Notre société connaît deux grands échecs éducationnels et culturels en ce domaine.
Selon l’étude faite dans le cadre d’ Interclub par Jean Bensaïd, Daniel Cohen, Eric Maurin et Olivier Mongin : Le vaste mouvement de démocratisation du secondaire et du supérieur enclenché au début des années quatre-vingt n’a pas modifié d’un iota le degré d’inégalité de réussite entre enfants issus des différents milieux sociaux. Selon une étude récente de l’INSEE, la base sociale de recrutement des filières les plus nobles s’est même plutôt resserrée au cours de cette période. […] Ils précisent aussi la situation de délaissement où se trouvent les filières post-bac : “Tout sauf la fac”… L’accroissement des places dans les filières post-bac (IUT, classes prépas, classes de BTS) a accéléré la paupérisation relative du premier cycle universitaire et provoqué la démoralisation des étudiants d’origine populaire qui tendent à se penser comme des « refusés » des autres filières et qui, coincés en DEUG, se vivent souvent comme des « victimes ». La faiblesse de la dépense par étudiant dans le premier cycle universitaire français n’a pas d’équivalent dans le monde développé. La France est en retard par rapport aux autres pays développés en terme de quantité d’étudiants formés, mais surtout en terme de qualité des investissements réalisés par étudiant. C’est l’un des très rares pays au monde où l’on dépense moins pour les étudiants que pour les scolaires.(4)
Autre inégalité bien installée, celle de la fréquentation des équipements culturels. Elle n’a pas bougé en pourcentage par catégorie socioprofessionnelle depuis 1959 et la création du Ministère de la Culture par André Malraux, malgré Jack Lang et un triplement du budget d’origine. Selon l’INSEE (5) les dépenses des ménages liées au cinéma ont baissé de 43% à prix constants depuis 1960. Dans le même temps leur budget télévision a triplé . Un français sur deux n’a fréquenté aucun musée lors des douze derniers mois. Ce chiffre atteint 73% chez les ouvriers. L’INSEE pointe une autre tendance lourde : jusqu’à la fin des années 80, les « achats de biens et d’équipements culturels et de loisirs » représentaient les 2/3 des dépenses des ménages contre 1/3 pour les « services culturels et récréatifs ». Depuis les années 90, la tendance s’est inversée. Et les dépenses de consommation qui se sont développées le plus vite (4,4% par an contre 3,1% pour l’ensemble des biens de consommation) sont les dépenses consacrées aux jeux de hasard et d’argent. Il y avait 40.000 classes à PAC (à projet artistique et culturel) en 2002 ; en janvier 2005 il n’y en avait plus que 14.000.
L’insécurité sociale est nourrie par maintes autres évolutions et inégalités. J’ai volontairement limité cette énumération aux éléments d’acquisition et de transmission de savoirs constamment avancés comme une spécifité française et l’un des piliers de sa démocratie.
Le congédiement simultané de l’aventure collective et du destin individuel.
La disparition des grands récits et de leur totalité qui devait faire histoire a bouleversé notre culture du projet. Depuis l’écroulement du mur de Berlin, nos sociétés vivent dans un régime opératoire, le capitalisme. Mais celui-là n’a pas connu de Perestroïka. Guy Debord disait qu’il était le seul système de la totalité qui n’était pas fondé sur une prophétie et une idéologie puisqu’il est le fonctionnement même. Il y aurait ainsi une naturalité mécaniste du capitalisme et de nos compétitivités qui ferait loi. Elle récuserait le primat du collectif et proclamerait l’avènement d’un monde libre fondé sur l’accomplissement individuel. Voyons ce qu’il en est. L’assomption de l’individu comme valeur suprême et source d’initiative et la fin du collectif comme pourvoyeur de grands récits et d’objectifs communs aboutit, non pas à l’émergence de projets et de créations portées par des êtres singuliers, mais à une dépersonnalisation généralisée et au retour d’un collectif d’uniformité et d’ennui. L’individu ne peut exister comme un être autonome, à lui-même son propre idéal, sans liens ni fécondation avec la société. Être soi c’est être nous. S’il n’en est pas ainsi, alors la personne ne fait plus lien ni passage mais s’agrège à un corps social indifférencié pour n’y rencontrer que son semblable, indéfiniment répété dans l’affirmation d’une consommation modélisée et uniformisée. Ainsi se dissolvent simultanément l’aspiration collective et l’accomplissement individuel.
La culture : nivellement et divertissement
Les industries culturelles sont le premier poste d’exportation des USA. Chacun sait que la prééminence d’une nation sur le reste du monde a toujours été de pair avec sa prééminence culturelle. Les Etats-Unis l’ont bien compris. La question est alors de savoir ce que véhiculent les œuvres et les créations. La culture ne vaut qu’en cela qu’elle rend appropriable par l’un ce que l’autre a de singulier. Elle est donc irréductible à tout monopole et vit de la diversité et de la pluralité des émetteurs. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition de cultures préservant chacune son originalité affirmait Claude Lévi-Strauss en 1952.Les Etats-Unis ont une position contraire. Dans le cadre de l’actuelle négociation sur le projet de Convention pour la diversité culturelle qui devrait être signée en octobre 2005 dans le cadre de l’UNESCO, les USA font du forcing pour supprimer tout ce qui relève d’une volonté de protection des singularités culturelles. Ils déclarent que l’UNESCO ne devrait pas s’occuper de politique commerciale, ce qui est du ressort de l’OMC. Ils ont par exemple, rapporte le journal Le Monde : proposé aux marocains d’ouvrir le marché US aux produits agricoles marocains. En contrepartie, le Maroc devait s’engager à renoncer à sa souveraineté sur ses industries culturelles. Pour parvenir à leurs fins et court-circuiter l’UNESCO, les USA ont passé des accords bilatéraux avec le Cambodge et des pays d’Afrique. Dans plusieurs pays, afin de faciliter les accords, les USA construisent et financent des salles de cinéma qu’ils font inaugurer par des stars. La MPAZA (Motion Picture Association of America) pilote la négociation côté américain et représente en fait les majors hollywoodiennes. Le même schéma se reproduit pour la diffusion de la musique et le libre accès aux airs et aux films sur Internet. Les cinq entreprises discographiques qui « possèdent « 90% de la production musicale américaine et les entreprises qui ont un vaste catalogue de films comme Disney ou Time Warner ont par contre trouvé une position commune avec leurs homologues européens pour renforcer les lois sur le copyright et le droit d’auteur. Contrairement aux apparences -nous y reviendrons- cette position n’est pas favorable aux auteurs. Et correspond une nouvelle fois à un étouffement de la diversité culturelle.
Cet esprit de conquête et de nivellement menace gravement nos sociétés et risque même de les détruire par un travail brutal d’érosion puis d’éradication. Bernard Stiegler (6) analyse ainsi cette situation Il y a de plus en plus de gens […] qui sont en voie de désensibilisation – des gens plongés dans une véritable crise anesthésique et qui ne vivent plus d’expériences esthétiques. Ce qui intéresse le grand capitalisme, c’est moins de posséder des moyens de production que de produire des concepts, et que ceux-ci soient exportables -leur permettant de constituer des marchés mondiaux et de réaliser d’énormes économies d’échelle par une politique esthétique industrielle qui consiste à faire tomber les barrières esthétiques que sont les singularités. Or la seule chose qui soutienne véritablement une unité politique, c’est une unité esthétique, elle même soutenue par des singularités.. On notera au passage les similitudes qui existent entre l’iconographie de la publicité et des grandes productions d’aujourd’hui comparée aux expressions artistiques du réalisme-socialiste et à l’art édifiant d’Arno Breker. Images fondantes et modélisées. Le réalisme-capitaliste propage les mêmes images de bonheurs niais et de corps sains. Mais à la différence de ses prédécesseurs en propagande, il a découvert la sexualité.
II – Des valeurs reconquises
Il faut retrouver et réinventer des récits qui fassent projets et redonnent vie au sujet en tant qu’auteur, à l’histoire et à la durée, au territoire et à l’ubiquité. Ce qui manque, c’est la pensée. Ce qui fait obstacle, c’est le discours lancinant et majoritaire de la marchandise, c’est la communication et son all over. La philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du consensus et non du concept notait Gilles Deleuze (7). Il faut réinventer une culture du projet, du politique.
Mise en perspective d’une démocratie négociée
Paul Ricœur nous apprend à lire la perspective et à redécouvrir des profondeurs de champ : Ne pas rester prisonnier de la notion d’identité collective qui se renforce actuellement sous l’effet de l’intimidation et de l’insécurité. Et je voudrais opposer à cette idée d’une identité immuable l’idée d’identité narrative : les collectivités vivantes ont une histoire qui peut être racontée, et je ferai du récit l’un des chemins de ce que je viens d’appeler le rayonnement croisé des cultures. […] Je voudrais introduire l’idée de variations d’horizon : à l’intérieur même d’une culture donnée, les horizons de valeur varient en rythme, ils n’avancent pas ou ne reculent pas de toutes pièces, mais ils sont échelonnés. Je prendrai la métaphore du paysage vu d’un train en mouvement : il y a des horizons courts, qui se déplacent rapidement, des horizons moyens, qui évoluent plus lentement, et enfin l’horizon ultime du paysage, qui est quasi immuable. Donc nous ne sommes pas face à une alternative entre l’immuable et le mouvant : l’idée d’horizon implique l’idée de variation des horizons en rythme d’évolution. (8) Ce concept des rythmes d’évolution est indispensable à qui veut intégrer et diffuser.
Nous rentrons selon Pierre Rosanvallon (9) dans une ère de « démocratie d’expression », une démocratie civile plus disséminée, une démocratie d’implication. Certains signes en témoignent : les français signent davantage de pétitions (68% en 2000 contre 53% en 1990) ; font plus de manifestations (40% contre 33%) ; sont plus souvent membres d’associations notamment chez les jeunes (sauf pour l’adhésion aux associations religieuses et syndicales, en diminution) ; participent de plus en plus à des comités de quartiers ; s’engagent davantage dans des grèves et des boycottages. Ils interviennent en outre plus fréquemment devant les tribunaux pour rechercher des responsabilités. Les nouvelles pratiques culturelles expriment pareillement une prise d’initiative et un désir d’action.
Tous ces signes sont positifs et montrent que le citoyen n’est pas passif mais au contraire demandeur d’une responsabilité accrue. Mais le risque de fragmentation et de sectorisation (notamment socioprofessionnelle et par classe d’âge) et donc de perte d’une cohérence globale est réel si ne sont pas constitués des récits et des projets incluant et impliquant la société toute entière et la mettant en mouvement. C’est bien là, la tâche du politique.
Citoyen, sujet, auteur
Il se joue dans l’art ce que le chômage décompose : la capacité d’être un auteur. rappelait Pierre Bourdieu. Mais si le travail doit nous porter c’est alors qu’il n’est pas que de survie. Il faut arrêter de sanctifier le travail si le choix de son propre travail est impossible. Le citoyen doit pouvoir être la première personne du pluriel. Etre soi et participer à une aventure commune et cependant singulière. Le gestionnaire, l’actionnaire, l’interprète, le consommateur ont pris le pas sur le créateur, le producteur, l’inventeur. Les constructivistes voulaient célébrer la production. Aujourd’hui, le consommateur tend à supplanter le citoyen. Et pourtant, les dernières fiertés nationales sont collectives : le viaduc de Millau et l’A 380.
Rétablir l’auteur, le remettre à la première place est un combat. Si les mots changent de sens, il faut changer de mots disaient de conserve Brice Parain et Jean-Luc Godard. Certains qui prétendent protéger, mettent en péril. Certains qui prétendent aimer le foisonnement de la création et sa circulation voudraient en fait les confisquer. Mais c’est transmission de savoir contre transmission de savoir. L’une par les médias, la publicité, les grands formats, l’occupation de l’espace public. L’autre par l’école et l’Université. Ces dernières perdent. Elles ont moins de temps, moins d’argent, moins de considération. Un professeur, un instituteur, un chercheur sont de moins en moins bien payés. Et beaucoup moins que les publicitaires qui inventent une culture marchande de soumission et de sommation.
L’auteur est ici un acteur de la collectivité, chargé par elle de véhiculer des valeurs et leur échelle, leur hiérarchie (qui ne place pas le cac 40 au sommet ni n’établit d’égalité entre Johnny Halliday, Céline Dion, Derrida et Philippe Roth. Sinon la messe est dite). Mais ne faut-il pas alors rétablir de la considération (notamment par la rémunération) et redonner sa place au service public, aux missions communes d’intérêt général ; ce qu’on appelait autrefois le bien public ? L’Université, la recherche, l’école, les enseignants, les élèves et les étudiants sont les garants d’une démocratie active et inventive. Ils doivent être estimés et célébrés comme l’avant-garde de l’égalité, de la liberté et de la fraternité.
Auteurs sans intermédiaires, citoyens sans intermédiaires
Le paysage culturel a changé. Le paysage traditionnel d’abord puisque de nouvelles pratiques se sont presque spontanément développées : pratiques amateurs d’abord -notamment en musique- mais aussi fréquentations culturelles hors les murs des institutions, dans des friches, dans la rue, dans des fêtes et des festivals. Simultanément, à côté de cette conquête d’un extra-muros, un autre paysage est apparu. Les nouvelles technologies, le développement des bouquets télévisés, l’édition, Internet… ont amplifié l’offre culturelle et modifié en profondeur l’expression culturelle des citoyens. Plus de 500 nouveaux films sont sortis en 2004, (mais, à peine sur les écrans, la plupart ont disparu). La rentrée littéraire de septembre 2004 présentait 661 nouveaux romans bientôt remplacés par les 517 références de la « rentrée de janvier » ! Au total, il s’est publié en France, en 2004,
60 000 titres, deux fois plus qu’il y a une vingtaine d’années. Si l’on ajoute à cela la TNT toute proche, les bouquets câble ou satellite proposant, quelques 80 films par soir (30 % des français y sont abonnés ), les machines à mémoire que sont devenus nos ordinateurs (avec MP3 et Napster), aptes à télécharger une infinité de musique et de films, on comprendra que la position de l’amateur n’est plus la même face à une offre illimitée, sans commune mesure avec ses possibilités d’absorption.
Ces offres et pratiques nouvelles concernent tous les publics et notamment ceux qui jusqu’ici ne fréquentaient pas les institutions classiques. La maison, lieu de résidence et de vie familiale s’est peu à peu transformée en terminal de pratiques culturelles. Tout ou presque passe par la réception/action à domicile, par la présence et la puissance de l’image et du monde numérique mais aussi par l’enregistrement et la mise en mémoire, le montage, l’échange, l’auto production.
Les internautes sont aujourd’hui poursuivis en justice parce qu’ils téléchargent gratuitement des musiques, des textes, des films. Les grandes compagnies, les grands diffuseurs commerciaux les accusent de violer le droit d’auteur. Est-ce vrai ? Il me semble qu’il y a là un combat prioritaire à mener par des responsables politiques de gauche pour inverser le discours et proclamer des choses simples. L’accès gratuit aux œuvres de la création est une victoire de la démocratie. La facilité des échanges sur la toile multiplie les créations et permet à de jeunes créateurs de toucher un public que les intermédiaires leur auraient interdit. Nous sommes à l’ère de l’hybridation et du sampling. Il faut cette fois permettre la libre circulation des idées, qui ne sont pas des marchandises. Andy Warhol pouvait détourner des boîtes de lessive Brio ou de soupe Campbell sans opposition de la part de ces marques. Ce serait impossible aujourd’hui. Disney qui a puisé abondamment dans le domaine public, parmi les œuvres d’Andersen et des frères Grimm, chez Victor Hugo, Rudyard Kipling ou Buster Keaton, interdit aujourd’hui toute utilisation libre de ses productions. Aux Etats-Unis, les grandes compagnies de disques prélèvent 92 cents sur chaque dollar déboursé pour une œuvre musicale ! Les internautes pourraient mieux rémunérer les auteurs en payant moins. Il importe d’étudier rapidement les moyens de ne pas léser les auteurs, bien sûr, sans priver les amateurs (majoritairement jeunes) des plaisirs de la création et de l’échange. Le copyleft se développe et réalise ce qu’André Malraux espérait : l’accès du plus grand nombre aux œuvres de l’esprit. Voilà un combat essentiel, incompris aujourd’hui de la quasi totalité des responsables politiques. Il faut réagir contre la formation de monopoles qui pénalisent les auteurs et ceux qui les aiment. Bill Gates et sa société Corbis sont propriétaires de 65 millions d’images à travers le monde. Mais les perspectives s’ouvrent. Les logiciels gratuits, tels Linux, sont plus nombreux et les tribunaux reviennent sur leur première jurisprudence en ne condamnant plus automatiquement le téléchargement de films.
Cette indépendance des personnes, désireuses d’affirmer leur propre capacité d’échange et de création répond bien aux observations sur la démocratie d’expression . Il conviendrait qu’une réflexion approfondie permette de tracer de nouvelles voies qui n’iraient pas sur le modèle dangereux de la démocratie directe mais qui redonneraient aux citoyens une parole forte et ne les placeraient pas systématiquement sous la coupe d’intermédiaires. Cette question concerne également le rôle et la mission des élus.
Le temps de l’histoire et ses auteurs
Qui sont les auteurs de l’Histoire ? L’école des Annales (Marc Bloch ; Lucien Febvre ; Fernand Braudel) avait déjà souligné le passage de l’Histoire des Grands Hommes, des dates et des événements à une histoire des histoires, des récits et des personnes. A-t-on tiré les conclusions d’une telle avancée ? Marc Ferro (10) pose la question. Y a-t-il une histoire anonyme ? Sait-on reconnaître dans le mouvement de l’Histoire, des histoires et des personnes ? Notre patrimoine protégé (plus de 40.000 monuments) porte quasi totalement sur une histoire des gouvernants et des dominants. La mémoire commune, la parole errante, la trace des lieux de sociabilité, des cafés, des places, des rues et des maisons, des lieux de travail et de plaisir… est inexistante. Il ne faut surtout pas tout conserver. Mais il faut s’interroger. Comme disait Paul Klee en parlant de l’art : Il manque un peuple.
Fernand Braudel distinguait trois temps: le temps long de l’histoire, le temps moyen de la conjoncture et le temps court de l’actualité. Ainsi l’histoire filait-elle ses grands et petits récits. Mais cette belle trilogie a bougé ainsi que Les régimes d’historicité (11) étudiés par François Hartog. Nous sommes rentrés, nous dit-il, dans l’ère du présentisme Faute de futur, la mémoire devient le projet. On patrimonialise. Quand on n’a plus de projets, on a encore des souvenirs !
Cette question de la durée, de l’emprise du présent, de l’événement, de l’actualité, de ses guignols, de son zapping, de ses starac, de son hyper consommation, de la mode, de la vogue, de l’obsolescence programmée et de la volatilité généralisée est désespérante. Elle est au cœur de nos interrogations et de nos incertitudes. Réinventer des récits qui tiennent le temps, réinventer l’histoire, c’est redonner du futur et donc de l’espérance. Au delà des pulsations de l’opinion et de ses sondages, le projet a besoin de la durée. La ville est l’établissement humain qui accumule le plus de temps, notre récit de fondation et d’habiter. Elle est un condensé de mémoire et de projet. Faute de récit pour la fonder et la refonder – la ville se construit sur la ville – elle devient ville présentique et sans récit.
Réinventer les territoires
La ville présentique est programmatique avant d’être historique. Bernard Reichen , architecte et urbaniste a analysé les nouveaux contours du projet urbain dans ce qu’il appelle une société du prétexte. L’événement -dit-il- est devenu une composante essentielle de la vie urbaine. C’est un phénomène mondial répondant à une attente de la population. L’individualisation de la société valorise le présent et un urbanisme du flux . Les grands projets d’aujourd’hui ne sont plus fondés sur la durée et sur une vision politique et spatiale du vivre ensemble mais sur l’attente de l’événement, qui tient lieu de futur et de prétexte. Prenons comme exemple l’événement des événements : les Jeux olympiques. La décision de construire l’opéra de Sydney fut prise à l’occasion des JO de Melbourne en 1956. Depuis lors, Montréal, Barcelone, Athènes, bientôt Pékin se sont notablement modifiées sous l’empire de la seule venue des Jeux. Le fait de figurer dans le dernier carré des villes candidates est devenu le principal déclencheur d’aménagement urbain. Les deux plus grands projets urbains parisiens d’aujourd’hui (le Nord-Est et les Batignolles) sont lancés alors même que rien ne garantit que Paris sera finalement choisi. D’autres grands projets sont mis en œuvre à Londres, Madrid, ,New York et Moscou…..Les expositions universelles provoquent des mêmes effets et entraînent de semblables réaménagements. Il faudrait , au delà de l’événement, retrouver le chemin du futur et inscrire le devenir des villes dans une pensée longue du territoire et de l’histoire.
Ceci est d’autant plus nécessaire que la géographie fait l’histoire des villes, de ses inégalités et de ses violences. Chacun semble admettre comme une évidence une loi du foncier et de ses coûts qui réserverait aux plus fortunés et aux moins jeunes certaines parts de la ville ? Y a-t-il une incontournable fatalité économique qui condamnerait définitivement les plus pauvres à vivre loin de la partie la plus aimable de la ville ? Le foncier ne cesse d’enchérir, les investissements immobiliers en Europe ont atteint en 2004, 95,6 milliards d’€ (dont 13 pour la France), un chiffre en augmentation en un an de 7%. Le MIPIM a battu tous ses records !
Soyons iconoclastes face aux tabous de la pensée correcte. Ne peut-on remettre en cause la notion d’habitat social ? Le droit au logement n’est-il pas pour tous ? Y a-t-il un enseignement social, ou une santé sociale ? Y a-t-il une acceptation d’évidence de la fabrication de villes privées, fermées et non libres d’accès pour chacun ? Doit-on considérer les « gated communities » comme l’anticipation d’un monde sans mixité et sans partage ? Il faut une maîtrise des sols. L’Inégalité des situations sociales est très souvent une inégalité territoriale. L’étude citée par Jean Bensaïd, Daniel Cohen, Eric Maurin et Olivier Mongin sur Les disparités des revenus des ménages franciliens en 1999 (12), a été réalisée à l’échelon de la commune et permet de répartir les communes au sein de leur région selon le niveau de revenu de leurs habitants. Il ressort de cette étude que les communes voisines se différencient d’abord et avant tout par la proportion de riches et (à un degré un peu moindre) par la part de ménages de pauvres. Trois grands types de commune se distinguent ainsi nettement : les communes spécialisées dans la résidence des ménages aisés ou très aisés (beaucoup de riches et très riches, peu de pauvres) ; les communes proches de la moyenne de leur région (proportion équilibrée de riches et de pauvres) ; les communes pauvres (beaucoup de très pauvres et peu de riches). Revenant sur la décennie quatre-vingt-dix, l’étude constate un accroissement de la ségrégation, avec un renforcement simultané des pôles de richesse et de grande pauvreté.
En tant que déterminant de l’endroit de scolarisation, le lieu de résidence est devenu un enjeu central pour toutes les familles ayant une ambition scolaire pour leurs enfants. Au-delà, le quartier de résidence devient une ressource clef pour l’accès à la sécurité, aux services publics et à la qualité de la vie. Une récente étude de l’INSEE montre que les personnes habitant les cités des quartiers classés comme Zone Urbaine Sensible (ZUS) sont considérablement plus exposées au bruit et au vandalisme que les autres. Environ 47% des habitants de quartiers classés en ZUS déclarent que des actes de vandalisme se produisent souvent dans leur voisinage, contre 13% seulement hors ZUS. (14) On notera enfinl’effet négatif de la surpopulation des logements sur le déroulement des études.
Qui a dit combien le délaissement d’une part importante de la population vivant dans des cités éloignées, avoisinant les mêmes aux mêmes sans aucune mixité sociale, privées de services et de la symbolique essentielle d’espaces publics permettant à l’urbanité de naître, l’enfermait dans la contrainte, la frustration et la révolte ? Qui a reconnu l’échec d’une politique urbaine et architecturale menée dans l’urgence d’abord, puis sous la pression croissante du prix du foncier et de la diminution des coûts ?
Le projet local
Il nous faut retrouver le chemin du topos et de la géographie. L’Europe se caractérise par la diversité et la qualité de ses villes. Familières , historiques et différentes. La pression économique et démographique couvre le monde de villes identiques qui sont de nulle part et de partout. Cette similitude ne crée pas des affinités mais uniformité et indifférenciation. Sous la même pression nos villes s’agglomèrent en de vastes conurbations qui mêlent des entités urbaines jalouses de leurs autonomies en dépit de leur communauté de territoire et de leur nécessaire dépendance. La région Ile de France est à cet égard exemplaire dans ses divisions et sa défiance envers la métropole parisienne. Ailleurs la « ville diffuse » décrite par l’urbaniste Bernardo Secchi s’étend et se répand comme une flaque informe, mêlant ce qui n’est plus de la campagne et ce qui n’est pas encore de la ville.
La ville doit faire trace et origine. Elle est expression de culture et d’identité. L’universel, c’est le local moins les murs a écrit Miguel Torga. Il nous faut savoir appartenir simultanément à l’universel et au local, être à la fois diaspora et sédentarité. Alberto Magnaghi a défini Le projet local (13) comme une tentative de globalisation par le bas, mettant en réseau et en projet commun, des villes, des villages et des régions, des économies et des métiers Une renaissance s’impose. déclare-t-il, C’est dans des actes recréateurs de territoire que réside le germe d’un développement réellement soutenable, qu’il appelle développement auto-soutenable. Cette utopie
territoriale nous est nécessaire. La pensée de la ville est en panne et sa maîtrise territoriale largement abandonnée aux lois du marché et de la ségrégation.
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Toute chose qui libère l’esprit sans que se produise un progrès de la discipline intérieure est un danger. avertissait Goethe. Il faut reconstituer de la discipline intérieure, reconstruire et enseigner une éthique. Quand on élève son enfant, on veut qu’il s’élève, observe Bernard Stiegler. Il faut un après, une démocratie active et revivifiée. Il faut un horizon où le partage et la création donneraient naissance à des villes magnifiques et poursuivraient une longue histoire. Le partage, la mixité, le goût de l’autre, le rêve d’une Europe plus juste nous y invitent. À nous d’inventer le récit .
(1) Maurice Lévy, En pub, l’émotion a remplacé le cynisme des années 1990. Le Monde 9 Mars 2005.
(2) Vance Packard La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, 1958.
(3) Daniel Boorstin, The rhetoric of democracy – Advertising Age. 1976
(4) Jean Bensaid, Daniel Cohen, Eric Maurin et Olivier Mongin Les Nouvelles Inégalités. Interclub
(5) Etude de l’INSEE : 40 ans de services culturels et récréatifs – 31/08/04
(6) Bernard Stiegler Mécréance et discrédit 1. La décadence des démocraties industrielles Galilée mai 2004
(7) Gilles Deleuze Les conditions de la question, Qu’est-ce que la philosophie ? texte notamment publié dans Chimères, (n° 8, mai 1990), revue dirigée par Gilles Deleuze et Félix Guattari.
(8) Paul Ricœur. Cultures, du deuil à la traduction. in Le Monde, 25 mai 2004
(9) Pierre Rosanvallon Le mythe du citoyen passif in Le Monde 21 juin 2004
(10) Marc Ferro, Les individus face aux crises du XXème siècle. L’Histoire anonyme. éditions Odile
Jacob. 2005
(11)François Hartog. Régimes d’historicité – Présentisme et expérience du temps. Seuil 2003
(12)Th. Saint-Julien, J.C. François, H. Mathiau, A. Ribardière Les disparités de revenus des ménages franciliens en 1999, approches intercommunales et infracommunales et évolution des différenciations intercommunales (1990-1999) UMR Géographie-cités, Université. Paris 1, Paris 7 ; Novembre 2002, pour la DREIF
(13) On sait encore peu de choses sur l’impact de long terme de grandir, puis de s’insérer dans la société, dans un quartier pauvre. Une étude exploratoire de la DARES sur les Zones Urbaines Sensibles suggère qu’habiter un quartier pauvre accroît sensiblement la durée du chômage notamment pour les personnes d’origine extra-européenne. (cf. « Habiter un Quartier Sensible : Quels Effets sur la Durée du Chômage ? P. Choffel et E. Delattre, Premières Synthèses, DARES, Octobre 2003). Dans une autre étude, plus exploratoire encore, menée dans l’académie de Bordeaux, Georges Felouzis suggère quant à lui que la ségrégation ethnique dans les établissements scolaires (générée par la carte scolaire) a en elle-même des effets négatifs sur les performances académiques des enfants. Toutes ces études méritent approfondissement, mais elles font d’ores et déjà craindre que les nouvelles inégalités territoriales contiennent le principe de leur reproduction et de leur persistance dans le temps (cf. La Ségrégation Ethnique au Collège et ses Conséquences, G. Felouzis, Revue Française de Sociologie, 44/3, 2003). In Jean Bensaid, Daniel Cohen, Eric Maurin et Olivier Mongin Les Nouvelles Inégalités Interclub.