QUELS NOUVEAUX « UNIVERSAUX » POUR NOTRE TEMPS ?

par JEAN CHESNEAUX
Professeur Émérite des Universités
Vice-président de Greenpeace

Face aux multiples périls « trans-terrestres » que l’humanité affronte à l’orée du XXI° siècle, nous avons grand besoin de référents universels comme réponses à des périls de notre temps qui sont, eux aussi, universels, en ce qu’ils menacent toutes les sociétés du monde…
Ces périls ne sont que trop connus : insécurité économique, militaire, sociale, grande pauvreté de masse, atteintes multiformes à la dignité humaine, impuissance et dégradation politiques, atteintes à la démocratie, crise de l’environnement … Sous des formes et à des degrés divers, ces périls nous affectent tous, soit directement pour les plus faibles et les plus démunis, soit du fait de l’incertitude dans laquelle vivent aussi les nantis.
C’est donc l’ensemble des sociétés du monde qui doivent « serrer les rangs », ainsi face à la faim, face au sida, face aux dictatures. Et elles ont pour cela besoin de valeurs et de principes communs, tels que le respect de la vie humaine, les droits des femmes, les libertés politiques, la préservation de l’environnement naturel, le droit à des conditions de vie décentes. Principes qui sont bien loin d’être mis en œuvre ni même reconnus, dans l’ensemble de notre monde fragmenté et traumatisé.

Cette quête d’universel s’inscrit dans notre monde réel, notre monde resté divers et pluriel, et pourtant emporté dans le vertige de la mondialisation ; elle n’a rien d’une démarche abstraite et doctrinale.
La vitalité des diverses cultures politiques, notamment non-occidentales, demeure un fait majeur de notre temps. Depuis la chute du Mur de Berlin en 1989 et la fin de l’affrontement entre les deux blocs, il semble qu’un espace se soit ouvert, qui est favorable à l’auto-affirmation plurielle de ces cultures : tantôt comme volonté de survie minoritaire, celle des Amazoniens, des Aborigènes australiens ; tantôt comme massive appartenance historisée, ainsi en Chine ; tantôt comme référence géo-politique identitaire, comme par exemple aux « Latinos » d’Amérique centrale et méridionale, ou aux pays bouddhistes d’Asie méridionnale, ou au monde négro-africain.
C’est dans le respect de cette pluralité que le concours de tous est hautement nécessaire pour une meilleure « gouvernance » de la planète, ainsi que pour la lutte contre les pandémies ou l’action contre l’effet de serre. C’en est fini, remarque le sociologue des médias Dominique Wolton (1), des fantasmes techno-fusionnels à la Mac Luhan, qui prophétisaient l’avènement d’un « village mondial » dont les membres – des milliards – ne seraient plus unis que par les jeux magiques de la « com. » et de la culture «techno ».

Notre monde, où s’affirme si vigoureusement la pluralité des cultures politiques, n’est pourtant pas figé dans une configuration statique, en mosaïque. Il est travaillé de l’intérieur par les forces de la mondialisation, lesquelles prétendent instaurer le nouvel « universel » du Marché et de la Technique ; et il voit s’esquisser des ripostes, elles aussi universelles.
Les prétentions des Marchés mondiaux à l’hégémonie les amènent notamment à déborder du champ particulier de l’économie, et à prétendre contrôler toute l’évolution historique des sociétés ainsi « arraisonnées » – y compris leurs valeurs politiques et morales. Une des principales fonctions des appareils mondiaux de régulation financière, tels le FMI ou l’OMC, est désormais de sommer toutes les composantes de la société internationale d’aujourd’hui de s’aligner sur la « norme » mondiale, non seulement dans leurs modèles de consommation ou leurs priorités de production, mais dans leurs cadres culturels et mentaux. Les diverses sociétés du monde sont ainsi écartelées entre ces sommations réductrices et la résistance de leurs identités particulières ; si le travail ne s’interrompt guère à Bruxelles ou à Francfort dans le milieu de la journée, les membres méditerranéens de l’Union Européenne n’acceptent pas facilement de renoncer à leur pause méridienne comme pratique culturelle …

Il faut ouvrir la discussion sur la culture « techno » comme phénomène mondialisé, sur ses appareillages, ses procédures, son imaginaire aussi. Cet universel-là est certes à l’œuvre sur toute la surface de la planète, et il opère sur un mode ambigu, sinon contradictoire. L’alignement forcé qu’opère la mondialisation risque de représenter surtout un appauvrissement et une régression, à la fois pour chaque société particulière et pour l’ensemble de la collectivité humaine. Appauvrissement régressif et banalisant, qui reflète directement le discours délétère et fumeux du New Age post-moderne.

Mais il se manifeste déjà d’intéressantes amorces d’une culture politique capable d’œuvrer à l’échelle mondiale – soit l’échelle même des périls qui nous menacent : ainsi avec le principe juridique de « compétence universelle », ou avec la notion de « biens publics mondiaux » tels l’air ou l’eau … Internet est au cœur de ces contradictions. « Surfer sur la toile » risque bien souvent de démobiliser, notamment les jeunes ainsi détournés des enjeux réels, des responsabilités réelles. Mais le même Internet offre aussi un cadre dynamique, souple autant que prestigieux, à travers lequel s’expriment les aspirations communes et les initiatives communes tels les Forums sociaux mondiaux nés à Porto Alegre, forums qui doivent tant à Internet.

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Telle est l’originalité de notre quête de l’universel dont a tant besoin le XXI° siècle, par rapport aux siècles passés.

L’universel du XVIII° siècle représentait une vraie avancée politique, mais il restait abstrait, intemporel, fort indifférent par exemple, le plus souvent, au néo-esclavage colonial dont ce fut pourtant le siècle d’or.
L’universel du XIX° siècle se réalisa contradictoirement dans la montée des révolutions démocratiques en Europe et en Amérique latine, et dans l’expansion brutale des impérialismes coloniaux ; ceux-ci s’étaient acharnés à subjuguer des peuples entiers « pour leur bien » et au nom de la « civilisation ».
L’universel du XX° siècle a réalisé de nouvelles avancées théoriques, ainsi avec la Charte des Nation Unies, la Déclaration « universelle » des droits en 1948, ou, plus récemment, les débats sur « l’ingérence ». Mais des désastres non moins universels ont de leur côté accablé l’ensemble de la planète : meurtrières guerres mondiales, désordres économiques, dégradation de la haute atmosphère et, dernièrement, les terrorismes.

Voici le XXI° siècle confronté, à son tour, aux exigences de l’universel. Face aux périls, saura-t-il rassembler l’ensemble des sociétés autour de valeurs communes, dans le respect de leur pluralité ? Donc construire un universel « appropriable par tous » (Sophie Bessis). (2) ? Il faut le répéter, il s’agit d’un universel pour notre temps, et notamment d’un universel « post-Mur ». La confrontation entre les camps du capitalisme et du socialisme avait dominé pendant près d’un demi-siècle la scène mondiale ; elle concernait des choix de société décisifs, et radicalement opposés. Mais on peut penser aussi qu’elle obstruait l’horizon ; qu’elle détournait notre regard de menaces qu’on avait laissé s’accumuler, tant sociales (la grande pauvreté mondiale et les flux migratoires qu’elle entraîne) que culturelles (le retour des fanatismes ethniques et religieux), écologiques assurément, sanitaires aussi (les « maladies émergentes »). Depuis 1989, nous leur sommes confrontés de plein fouet.

Un peu énigmatique, sinon ésotérique, le vieux terme « d’universaux » peut, espérons-nous, attirer l’attention sur l’originalité de notre démarche. Un grand débat philosophique du XXI° siècle (3) pourra-t-il reprendre du service, certes en des termes tout nouveaux ?

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Nous allons être ainsi conduits à revisiter le vieil universel de notre tradition classique, et plus précisément sa posture de dignité intemporelle. Il nous faut en effet examiner, sans complaisance ni auto-satisfaction aucune, la relation entre les principes « universels » dont l’Occident se réclame et la position longtemps dominante de ce même Occident dans le monde.

C’est un fait : un certain nombre de référents dont la vocation est manifestement universelle, et dont maintes sociétés non-occidentales se réclament aujourd’hui à bon droit sont effectivement née en Occident : les Droits de l’Homme et les Libertés démocratiques avec les Révolutions américaine, puis française, de la fin du XVIII° siècle ; le féminisme dans le monde anglo-saxon au XIX° siècle ; plus récemment le mouvement écologiste dans les sociétés-mères du progrès industriel, ainsi le Canada où a été fondé Greenpeace dans les années 1970.

Mais ce même Occident a dominé le monde depuis des siècles ; il continue à le dominer, et le reste du monde ne l’a pas oublié. Un universel drapé dans le magistère auto-mandaté d’un Occident qui entend dire la vérité au monde, et qui, au passage, lui impose son propre modèle de développement, serait donc inopérant car récusable. Pour avoir le droit d’appeler les autres sociétés à respecter des valeurs universelles dont il a eu l’initiative, l’Occident est donc tenu de briser avec cet héritage de domination, et maints penseurs l’ont souligné. « L’exigence universaliste de validité que l’Occident attache à ses valeurs politiques fondamentales, dit J. Habermas, ne doit en aucun cas être confondue avec la prétention impérialiste à faire qu’une culture déterminée soit ipso facto exemplaire pour toutes les sociétés ». (4) Un tel universel, note François Cheng, s’enfermerait en outre dans des schémas simplistes : « la logique occidentale de l’identité du même et de l’exclusion du tiers isole l’homme du reste de l’univers, et l’installe dans la posture de l’éternel conquérant ». (5)

Les autres sociétés du monde ont certes besoin de faire appel, elles aussi, à nos principes occidentaux classiques, tels le droit à une vie décente, la dignité de la femme ou la liberté de la presse, et elles en sont conscientes. Mais le débat sur l’universel ne peut éluder, il faut le souligner, le fait que cette vocation universelle ne peut être reconnue que si l’Occident renonce à sa posture de suffisance, d’incompréhension des autres, de mépris, « d’injonction mimétique » (Sophie Bessis). (6) C’est toute la « rente de situation » léguée à l’Occident par les caravelles de Christophe Colomb et encore imposée au reste du monde qu’il faut se décider à incriminer.

Le nécessaire découplage entre, d’un côté, la capacité effectivement universelle de ces valeurs et, de l’autre, la matrice occidentale dont celles-ci sont issues ne peut se réaliser que si acte est donné préalablement de ce dominat historique exercé par l’Occident aux dépens du reste du monde. Faute de cette mise en cause, on s’enlise dans le discours de type UNESCO sur un « sublime dialogue des cultures » ; ce dialogue n’est en fait qu’un échappatoire euphémisant, car il feint de détourner le regard du coût historique qui a accompagné ce « dialogue », à savoir tout un passé de pillages, d’exploitation, sinon de véritables génocides de masse, ainsi l’extermination des Amérindiens par les Espagnols, ou la Traite des Noirs subséquente.

Si nous assistons partout à l’émergence d’une conscience internationale, estime Monique Chemillier-Gendreau, « les rapports entre l’universel et le particulier doivent être pensés en termes de non-hégémonie, car un universel rigidement unifié serait nécessairement hégémonique ». (7)

Pour mériter ce nom, pour disposer de cette autorité, nos universaux ne peuvent refuser de prendre en compte les apports positifs du « non-Occident », dans leur riche diversité. Certes sans ignorer les tendances négatives de ce dernier et, notamment, ses dérives intégristes.
« Aucune culture ni aucune politique ne pourrait se targuer d’un accès direct et exclusif à l’universalité, souhaite Pierre Hassner (8), mais toutes porteraient la marque d’une aspiration et d’une inspiration à l’universel ». Idée que retrouvent les réflexions présentées à notre colloque par l’anthropologue Alban Bensa : « Chaque société, considère-t-il, détient une part d’universel ».

De fait, le non-Occident n’arrive pas les mains vides à la table commune ; il dispose de références qui viennent comme à la rencontre de nos universaux, ainsi en Asie orientale. L’intellectuel coréen Kim-dae-jung, qui devait devenir plus tard premier ministre de son pays, a ainsi suggéré dans un entretien avec le journaliste Philippe Pons (9) que « on ne saurait rejeter les valeurs démocratiques comme étant l’expression d’une hégémonie occidentale », car la pensée de l’Asie a véhiculé « des valeurs qui rejoignent l’essence de la démocratie. » Il citait en exemple la notion de « bon gouvernement » chère au confucéen Mencius, pour qui le peuple est ainsi en droit de renverser un pouvoir défaillant ; Dae se référait aussi au mouvement paysan coréen dit Tonghak, qui, à la fin du XIX° siècle, affirmait la dignité des pauvres et l’égalité entre les hommes. De son côté, François Cheng a, lui aussi, suggéré que les taoïstes et Mencius ont appelé à la confiance dans la personne humaine. (10)

Le non-Occident nous propose des systèmes de pensée, mais aussi des pratiques du vivre-ensemble qui mettent en défaut notre culture politique occidentale et appellent à la dépasser. Ainsi, le sens d’appartenance à la nature, si vif chez les Amérindiens ou les Noirs d’Afrique et qui contredit le « maître et possesseur de la nature » de Descartes. Ainsi encore, le palabre africain, qui sait prendre le temps nécessaire – donc non programmable à l’avance, par définition ; ou le consensus mélanésien, méthode de débat qui vise à chercher vers l’avant l’issue au conflit entre deux démarches politiques initialement opposées, au lieu de ne proposer entre elles qu’un compromis réducteur et appauvri, à l’occidentale.

Ces apports du Sud à un meilleur art de vivre, à une meilleure gouvernance, viennent donc nuancer le fait, déjà signalé ici, que les valeurs universelles dont a besoin notre temps sont souvent issues de la culture occidentale. Mais ces apports originaux sont sous-évalués, sinon niés, du fait de l’état de dépendance des sociétés du Sud ; celles-ci se trouveraient frappées en Occident d’une sorte de déchéance historique a priori. « Si je peux aujourd’hui partager avec un non-kanak de mon pays ce que je possède de la culture française, aimait à dire Jean-Marie Tjibaou (11), il lui est impossible de partager avec moi la part d’universel contenue dans ma culture, car nous restons un peuple dominé ».

C’est seulement en prenant en compte ces apports positifs du non-Occident que nous acquerrons le droit de récuser les pratiques et les discours de fermeture immobilistes, aujourd’hui si influents dans le Sud. Ainsi la position privilégiée des « anciens » dans les cultures de tribu, dans le Pacifique comme en Afrique ; ou la subjugation des femmes, l’excision en Afrique noire, la polygamie et la séquestration en pays d’Islam. Ainsi plus généralement les discours fondamentalistes.
Même habillés adroitement de références « anti-impérialistes », les intégrismes ethniques ou religieux s’enferment en fait dans une démarche introvertie. Ces pseudo-unversalismes ne connaissent que l’opposition discriminatoire entre « ceux du dedans » et « ceux du dehors » ; ainsi, les théologiens fondamentalistes musulmans tiennent pour absolu le face-à-face entre la communauté des croyants, l’umma, et les infidèles. Ces discriminations sont incompatibles avec un universel authentique ; le militant tunisien des droits de l’homme Khemais Chammari s’est élevé contre « cet alibi d’une spécificité du monde arabe et musulman » et, notamment, contre ce qu’il nomme « l’incroyable » Déclaration des droits de l’homme en Islam (12). En fait, accuse-t-il, les intégrismes sont des « références immuables », des immobilismes qui enferment chaque culture dans ses invariants ; ceux-ci seraient par définition inaccessibles aux apports de l’extérieur, et, à l’intérieur, interdiraient toute évolution, toute critique. C’est sur ces prétendus invariants que Huntington a construit sa thèse du « choc des civilisations ».

La vraie riposte aux intégrismes et aux conservatismes séparatistes du Sud se trouve en effet dans la prise en compte de la dynamique endogène qui, de l’intérieur, s’attaque à eux-ci. C’est au nom de l’avenir de leur propre société que des femmes d’Afrique noire s’élèvent contre l’excision, de jeunes mélanésiens contre l’autorité des « vieux » dans la tribu, et des intellectuels égyptiens contre l’immobilisme islamiste. Dans leur démarche évolutive, ces débats et ces luttes viennent eux aussi à la rencontre des idéaux universels, dont l’Occident se réclame.
La réflexion sur les universaux nous conduit ainsi à récuser le « relativisme culturel » aujourd’hui à la mode chez certains intellectuels occidentaux, au nom du respect de l’Autre. Ceux-ci n’aperçoivent pas que cet « autre » est en mouvement, est traversé par des débats et des conflits. « A chacun sa vérité, le titre de la pièce de Pirandello est ainsi devenu la devise de l’époque ». (13) Entraînés dans leur complaisance opportuniste, les partisans de ce « relativisme culturel » (Joël Roman) en arrivent ainsi à accepter, à accréditer à l’intention du Nord certaines pratiques attentatoires à la dignité humaine, mais que le « droit à la différence » commanderait de respecter. C’est le cas de l’excision, défendue par certains anthropologues africanistes, ou celui du meurtre de jeunes femmes au nom de l’honneur familial. Méconnaître la force de ce dernier serait « ethnocentriste », a expliqué une ethnologue qui commentait avec indulgence le meurtre de la jeune turque de quinze ans Nazmiyé, assassinée à Colmar par ses frères et cousins en 1993 pour avoir « sali son honneur ». ((14)
Le même relativisme, la même renonciation à l’universel inspire aussi les théoriciens de la « décroissance ». ((15) Ceux-ci récusent par exemple la dénonciation de la pauvreté mondiale – pourtant un « universel » authentique, autour duquel se retrouvent les grands courants de pensée de notre époque et dont les victimes se sont levées en force, ainsi à Porto Alegre. Pour ces penseurs fourvoyés, prendre en compte la pauvreté comme catégorie du devenir social ne représenterait qu’un ultime avatar de la prétention de l’Occident à dominer le monde, en lui imposant ses catégories d’analyse et ses méthodes statistiques …

***
Face à tant de périls nouveaux, car propres à notre époque, l’exigence de « construire de nouveaux universaux » va bien au-delà d’une simple mise à jour opportuniste de notre tradition politique classique. Il s’agit d’un devenir en ré-élaboration permanente, et cette tâche incombe à l’ensemble du « Peuple de la Terre » – belle expression de Monique Chemillier-Gendreau. Notre colloque s’inscrit dans cette démarche de construction, de ré-élaboration – y compris à travers des interrogations de méthode qu’il faut maintenant examiner.

Les nouveaux universaux, dans leur principe même, concernent l’ensemble des sociétés de l’univers, à l’échelle de la planète. Ils sont « génériques », communs à tout le genre humain. Mais ils possèdent, de ce fait, une capacité opératoire à l’échelle locale. Aller à la rencontre des cultures du non-Occident représente un recours salutaire, pour les sociétés multi-culturelles du Nord traversées elles aussi par la « fracture sociale » mondiale. Cet équilibre entre le « mondial » et le « local » est une des exigences de notre quête d’universel. La France a vu arriver des Noirs, des Maghrébins, des Asiatiques en quête d’une vie meilleure ; et c’est dans le cadre de nos banlieues en crise, que les immigrés nous proposent la rencontre de cultures politiques autres, y compris de valeurs et de pratiques dont nous avons à apprendre. Rappelons que parmi les SDF de nos villes, tombés dans la déréliction à la vue de tous et abandonnés de tous, il y a bien peu d’Africains. Ceux-ci bénéficient, de la part de leurs compatriotes, si démunis soient-ils, d’une entre-aide comme valeur coutumière. Ils nous rappellent ainsi les limites de nos traditions politiques d’égalité abstraite entre des individus. Accorder à ces cultures du vivre-ensemble la reconnaissance qu’elles méritent, les saluer comme source d’enrichissement, c’est faire un grand pas en vue d’associer « les autres » à la construction d’une démocratie française ouverte à tous, et qui soit l’œuvre de tous.

Précisons encore que cet accueil des autres cultures ne doit pas privilégier la confrontation binaire avec ce qui peut apparaître comme la vedette souvent médiatisée du moment. Notamment, la quête de l’universel dépasse infiniment les fantasmes du face-à-face entre l’Occident et l’Islam, si inquiétant que soit perçu ce dernier depuis un certain Onze Septembre. Nos nouveaux universaux sont issus d’une démarche authentiquement plurielle. Si fascinant, sinon obsessionnel, que soit le poids de l’Islam en France, il ne saurait dispenser de prendre en compte le rôle que tiennent chez nous soit le bouddhisme (cinq millions de fidèles), soit les cultures d’Afrique noire.

Autant que l’équilibre entre le global et le local, il nous faut aussi considérer les relations entre l’individuel et le collectif. Chaque personne, dans sa singularité, doit pleinement contribuer à construire notre système de valeurs, et à son avantage. L’universel n’existe que dans la mesure où il répond aux aspirations de chaque individu particulier. Mais faut-il se contenter de dire, comme Dominique Schnapper, que « tout individu est susceptible de participer sur un pied d’égalité à la société politique française » ? (16) La culture politique – y compris « l’universel à la française » – est un devenir, une construction progressive, et elle est par là-même un fait collectif. Les humains ne sont pas des « atomes politiques », la société politique n’est pas une simple collection de particules citoyennes.

Pour que se réalise la prise en compte des cultures du non-Occident, dont on a vu plus haut la richesse, il faut les considérer comme un acquis collectif, car historisé ; on ne peut accéder à l’universel que sur cette base. L’expérience relatée par Mme Delmas-Marty, d’un groupe franco-chinois d’étude des problèmes du clonage, est intéressante à ce titre. C’est en tant que français, en tant que chinois, que ces biologistes et ces juristes s’étaient réunis – donc sur la base d’une appartenance commune, et non dans un cadre étroitement inter-individuel. Mais, a-t-elle expliqué, ses collègues chinois ne s’étaient pas enfermés dans leurs traditions confucéennes ; « ils considéraient, tout comme nous, que le problème touche l’humanité toute entière … Pour ma part, je ne considère pas du tout qu’universel soit synonyme d’uniforme … ». (17)

Des trois forces, des trois « systèmes » plutôt, qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans le monde, soit les Etats, les Marchés, la Société, lequel peut contribuer le mieux – autre interrogation de méthode – à la construction des universaux ? On a déjà noté que les Marchés ne proposent qu’un universel pauvre et banalisé, ils réduisent l’humanité toute entière à l’horizon étroit de l’homo economicus ; lequel, on y est ramené à nouveau, n’obéit qu’au jeu des intérêts individuels, sinon des cupidités. De leur côté, les Etats, comme construction politique censément « souveraine », tendent à faire passer leurs propres calculs de puissance avant les intérêts communs des humains. Selon un expert des affaires africaines, la Commission des Droits de l’Homme des Nations-Unies ne représente que « le degré zéro de l’universel ». (18) Tout s’y joue dans les marchandages et les rapports de force à qui sont chaque année sacrifiées les atteintes effectives aux droits politiques, ainsi au Tibet, en Moyen-Orient ou au Darfour.

Au-delà de la tyrannie prédatrice des Marchés et des priorités régaliennes des Etats, n’est-ce pas à la Société elle-même de prendre en charge la construction des Universaux : forums sociaux mondiaux, mouvement associatif, organisations non-gouvernementales, initiatives de défense de l’environnement ; bref, la « société civile » dans la mouvance de laquelle se situe notre colloque ! Ces deux jours nous ont permis, sous l’égide de la FOL. 31 et de l’URFOL-Midi Pyrénées, d’interroger la force du mouvement social comme lieu original d’interrogation intellectuelle et politique. Plus précisément, ce colloque a été un moment d’échange entre des militants associatifs de la Ligue de l’Enseignement, et des intellectuels las de leur splendide isolement et soucieux de répondre à la « demande sociale », celle de notre société civile française, celle plus généralement de toute notre époque.

La réflexion sur les Universaux fait ainsi appel, autre originalité, à la relation fondatrice entre présent, passé et avenir ; elle se situe au cœur de ce champ ternaire de temporalité qui forme l’être même des sociétés humaines et des personnes humaines. En effet, elle procède directement des besoins propres de notre époque présente, et notamment des périls nouveaux qu’il nous faut affronter. Ce faisant, elle prend en compte, on l’a vu, la diversité, la richesse aussi, des cultures politiques du monde en tant qu’acquis évolutifs, construits dans le passé. Elle espère œuvrer ainsi au service de notre avenir commun, elle se soucie de construire pour le futur.

NOTES

(1) Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Paris, 2004
(2) Sophie Bessis, L’Occident et les autres, histoire d’une suprématie, Paris, 2001
(3) Au XIV° siècle, s’éleva sur ce thème une controverse à laquelle participait notamment le grand théologien Guillaume d’Occam. Il s’agissait de définir des « universaux » de la logique, tels que l’être, le moment, la qualité. Cf. A. de Libera, La Querelle des Universaux, Paris, 1996
(4) Le Monde, 3 mai 2003
(5) Le Nouvel Observateur, 2 janvier 2003
(6) Ouvrage déjà cité
(7) « A quelles conditions l’ordre juridique et politique mondial peut-il garantir à tous la paix et la justice ? » (Intervention à l’UNESCO, inédite et communiquée par l’auteur)
(8) Esprit, décembre 1992
(9) Le Monde, 17 juillet 1995
(10) Article déjà cité
(11) Jean-Marie Tjibaou, La présence kanak, Paris, 1996
(12) « Islam et droits de l’homme », Hommes et liberté (mensuel de la Ligue des Droits de l’Homme), septembre 1996
(13) Joël Roman, « le relativisme culturel et sa critique » (Les Idées en mouvement, octobre 2004)
(14) Annick Hermet, « Au nom de l’honneur, l’affaire Nazmiyé » (le Monde diplomatique, juin 1997)
(15) Thèses qui sont notamment défendues par Serge Latouche, avec plus de brio que de force convaincante. Cf. son article « Et la décroissance sauvera le Sud… » (Le Monde diplomatique, novembre 2004)
(16) Dominique Schnapper, Enjeux, juin 2001
(17) « Concevoir, sans renoncer à nos différences, un universel pluraliste », entretien avec Le Monde, 19 mars 2004
(18) Roland Marchal, France-Culture, 28 avril 2004

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