par Philippe LAZAR
ancien Directeur général de l’INSERM, essayiste
Philippe Lazar précise la manière dont il souhaite aborder le sujet. Il entend le mot “ culture ” au sens large et va s’employer à développer l’idée que l’Homme ne vit pas que de pain. Mais il ne s’agit pas pour autant oublier la situation sous-jacente et fondamentale que créent les effarantes inégalités nationales et mondiales (par exemple que les fortunes cumulées des quatre ou cinq familles les plus riches du monde représentent un montant équivalent au PIB de l’ensemble des pays de l’Afrique sub-saharienne). Occulter cette réalité reviendrait à substituer un projet purement “ culturaliste ” à la lutte essentielle qu’il convient de mener contre les inégalités sociales. Pour un homme de gauche, ce combat demeure primordial. Mais faut-il en rester là ?
Face à la victoire incontestable, même si elle n’est que temporaire, du modèle libéral dans sa forme capitalistique et financière , la Gauche, non sans réalisme, a conscience de l’impossibilité actuelle de renverser cet ordre dominant dans le monde et du fait qu’à son corps défendant elle doit composer avec lui. On ne peut toutefois que regretter que ses propres projets soient eux-mêmes d’essence purement économiste et ne proposent pas d’alternative plus profonde. Ainsi le parti socialiste, lors des dernières élections européennes, a-t-il fait campagne sur le thème d’une Europe économique et sociale, sans revendiquer qu’elle soit aussi culturelle.
Or avec la remise en question des idéalismes, notamment du fait des effrayantes dérives du “ socialisme ” étatique au cours du XXe siècle, l’humanité manque cruellement de perspectives politiques réellement novatrices, d’utopies mobilisatrices. La propagation de la culture ultra libérale, la réussite économique individuelle, le retour du religieux – et pas seulement sous la forme d’un retour des grandes religions organisées mais aussi sous celle d’une véritable explosion de toutes sortes de spiritualités adventives, allant jusqu’aux sectes – s’y sont substituées. Un grand projet culturel alternatif nous fait notamment défaut qui, prolongeant la volonté de reconquête de notre environnement, nous permettrait de revenir aux sources mêmes de la vie en société et du temps partagé par les hommes.
Echanger sans se renier
La dernière livraison du Monde II évoquait la pensée du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Celui-ci utilise, pour décrire nos façons de nous comporter, la métaphore des “”bulles ” ou des « sphères » : celles de la maison, de la famille, de la ville… toutes enveloppes protectrices et comportant un risque d’enfermement, de rejet de l’autre, à l’image du soi opposé au non-soi de l’immunologie. On pourrait ajouter à cette série d’images celles, analogues et qui font partie du langage commun, de “ sphère publique ” et de “ sphère privée ”, habituellement considérées comme des espaces clairement distincts. Ne serait-il pas temps de prôner alternativement le développement de structures poreuses et déformables, permettant, précisément, que s’établissent des communications et des échanges interculturels entre les hommes et les groupes humains, sans pour autant que chacun soit contraint de renier ses (multiples) racines ?
Si nous voulons quant à nous, Français, simultanément préserver mais aussi, le cas échéant, adapter, pour une ouverture nécessaire sur le reste du monde (à commencer par l’Europe), les éléments constitutifs de notre République, il nous faut les revisiter.
Une Constitution riche de potentialités
L’Article 1er de la Constitution de 1958 (reprenant en l’occurrence mot pour mot les termes de celle de 1946) énonce que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Ces quatre qualificatifs méritent une attention renouvelée.
La République est d’abord indivisible, et non pas, comme tant de responsables politiques et constitutionnels de haut rang le répètent à l’envie : une et indivisible. Si ce premier article constitutionnel dispose que la République est indivisible, c’est évidemment – sinon pourquoi cette injonction ? – parce qu’on pourrait la considérer comme “ spontanément ” divisible et la traiter comme une juxtaposition d’entités relativement autonomes ! Mais, précisément, le premier mot du pacte républicain récuse catégoriquement cette perspective et, reconnaissant implicitement la complexité de l’ensemble (la République n’est pas une mais “ seulement ” indivisible), interdit, en toute hypothèse, d’en établir une quelconque partition.
De ce fait même, le second mot, laïque , prend un poids beaucoup plus grand que celui qui lui est attribué lorsqu’on en donne, selon l’habitude, une interprétation péri-cultuelle (et donc restrictive) : celle de “ séparation des Églises et de l’État ” (à la seule image du contenu de la Loi de 1905 ). Le mot laïque vient du grec laïkos, qui évoque le peuple dans sa diversité structurelle. Reconnaître, par l’emploi et la position de ce mot, la diversité (qu’il implique) en tant qu’élément fondateur de la République, c’est nous inviter à faire le meilleur usage des composantes de cette diversité par un respect mutuel de leurs apports. Et dès lors ce second qualificatif permet, si l’on veut bien lui accorder le sens renouvelé et plus authentique proposé, de lever l’aporie induite par la prescription d’indivisibilité énoncée par le premier.
Le troisième terme, démocratique, dispose que le pouvoir appartient au peuple souverain, ce qui implique qu’il peut le déléguer à des mandataires élus. Le quatrième, sociale, invite à considérer l’ensemble républicain comme doté d’un projet par essence collectif, projet qu’inspirent et orientent les trois termes de la devise nationale : “ Liberté, Égalité, Fraternité ”.
Repenser le pacte républicain
Le fait de déconstruire pour reconstruire est un processus humain et social fondamental. Il n’implique en aucune manière de faire “ du passé table rase ”. Ainsi, les sept mots évoqués de la République peuvent-ils constituer une base tout à fait solide pour établir un projet politique alternatif : et c’est sur cette base que Philippe Lazar nous invite à innover.
La redéfinition du concept de laïcité est donc sans doute aujourd’hui une bonne façon d’aborder ce chantier. Ce concept doit absolument échapper au champ péri-cultuel pour passer délibérément dans le champ péri-culturel. La laïcité ainsi revisitée pourrait fondamentalement être considérée comme un principe de reconnaissance réciproque de l’égale dignité des cultures. Il ne s’agirait pas d’aller jusqu’à affirmer l’égalité de leur valeur, leur égale universalité. Mais, de la même façon que le fondement opératoire de la démocratie est le débat entre les citoyens, et que celui-ci implique un respect réciproque de ses acteurs même lorsqu’ils sont en forte opposition idéologique, on ne peut être authentiquement “ laïque ” si l’on ne reconnaît pas à l’autre la dignité de ses engagements culturels, sous une réserve essentielle toutefois, celle de la réciprocité de cette reconnaissance.
Cette proposition ne lève certes pas toutes les difficultés, loin de là, mais elle ouvre la possibilité d’un réel dialogue, d’une confrontation pacifique entre cultures qui, seule, peut leur permettre d’évoluer au contact les unes des autres et, disons-le clairement, de progresser. Renoncer à ce principe, c’est autoriser de fait chaque culture à se replier sur elle-même et donc renforcer les risques d’exacerbation, aujourd’hui bien préoccupante, des communautarismes.
Une réflexion complémentaire s’impose, qui aurait pour objet d’approfondir les modes d’expression des cultures. Elles se situent dans des espaces de représentation et non pas dans des espaces d’individus. Bien entendu, une culture ne peut exister ou survivre si elle n’a pas de “ porteurs ” spécifiques, mais elle ne s’identifie en aucune manière à ces porteurs. Exactement de la même façon qu’une langue a besoin de locuteurs pour demeurer “ vivante ” mais qu’elle ne saurait s’identifier à eux et a fortiori, à ceux qui prétendraient en être les seuls authentiques locuteurs. Il convient dès lors d’être extrêmement vigilant pour ne pas confondre l’expression démocratique dans sa forme républicaine d’organisation des pouvoirs – chaque individu intervient en tant que tel, avec un égal droit d’expression (le suffrage universel) – avec celle des cultures, qui doit rester par essence collective. Il ne faut absolument pas entrer dans la logique de l’individualisation d’une sorte de “ suffrage culturel ”, ce qui reviendrait à enfermer chaque individu dans une sphère particulière lui conférant un droit de vote au nom de “ sa ” culture : ce serait là typiquement une démarche de “ communautarisation ”, en soi parfaitement contestable, et qui serait notamment privative de la liberté fondamentale, pour chacun, de revendiquer une multi-appartenance culturelle ou, le cas échéant, de récuser toute forme d’appartenance de cette nature.
Le projet politique appelé par le titre de cet exposé (“ un nouveau contrat culturel ”) implique donc qu’on réfléchisse à l’intérêt d’un déplacement du centre de gravité de nos préoccupations politiques dans le sens de la prise en compte de la richesse potentielle des cultures de l’humanité et de la stimulation de leurs échanges. Contrairement aux cultes qui, ne tant que tels, refusent habituellement (et légitimement) les syncrétismes, les cultures sont ouvertes aux interférences voire aux métissages progressifs. Elles constituent des ensembles à la fois flous et ouverts, qui ont tout à gagner de leur confrontation pacifique. Si l’on donne au mot diaspora sa signification étymologique de dispersion, nous avons désormais affaire à un monde où les cultures sont presque toutes présentes en tous lieux de la planète, diasporiques. Et nous avons dès lors une carte essentielle à jouer : celle de la reconnaissance des apports potentiels à la collectivité humaine de la richesse de cette diasporicité généralisée.