« Universaux » et enfermements identaires

par Robert BISTOLFI
Directeur honoraire à la Commission européenne
Membre du comité de rédaction de la Revue « Confluences Méditerranée »

Dans l’histoire de l’humanité, les interrogations sur ce qui caractérise notre espèce sont présentes tout au long des âges. La perception de la séparation, de la différence de nature entre ce qui est humain et ce qui relève d’un ordre autre est constitutive de toute communauté humaine, et la frontière entre « humain » et « non humain » sera souvent placée à la jonction avec le groupe immédiatement proche. Néanmoins, la conviction a progressé de ce qui, par-delà les différences immédiates, unifie une même aventure. Au cours des deux derniers millénaires, la tradition chrétienne comme la tradition musulmane montre ainsi une démarche d’inclusion qui a toujours tranché dans le sens de l’extension à de nouveaux groupes des privilèges du noyau initial des élus. Dès le départ, dès la révélation, l’islam ne distingue pas entre les hommes : Est musulman celui qui proclame sa foi en Dieu. Chez les chrétiens, malgré les intolérances et les persécutions dont l’Église fait repentance aujourd’hui, du Saint Paul de l’Épître aux Galates jusqu’à nos jours, le sens général est celui du plus large accueil de l’autre. Mais il s’agit bien sûr, chaque fois, d’une insertion dans le cercle des croyants d’une foi particulière. Ainsi, l’antisémitisme chrétien ne rejetait pas le juif dans les ténèbres extérieures parce qu’il n’aurait pas été homme, mais parce que, homme par défaut en quelque sorte, homme en défaut, il se refusait à admettre l’aboutissement de la Révélation qui s’attache au Nouveau Testament…
Il faudra attendre les Lumières pour que les cloisonnements liés à la dispersion des hommes entre des fidélités religieuses disparates commencent à tomber, et qu’avec l’émergence des « droits de l’homme » une humanité enfin reconnue dans toute sa dimension unitaire pose des valeurs signifiantes pour l’ensemble de l’espèce. Par rapport au changement fondamental de paradigme qui s’attache à cette réunification, les résistances de la réalité n’étaient finalement que secondaires. Ainsi, l’idée-phare de « Progrès » qui orientait désormais l’histoire permettait de lutter avec optimisme contre la cruelle traite des Noirs que seuls des intérêts mercantiles à courte vue maintenaient encore. Quant à l’évidente inégalité des performances techniques entre groupes humains, obstacle au plein épanouissement des potentialités que tout homme porte en soi, un optimisme semblable conduisait à prévoir la réduction des handicaps des sociétés retardataires et à prédire des retrouvailles collectives pour une marche heureuse vers l’avenir.
Les tueries de masse du siècle passé et, en leur sein, l’inimaginable qu’un seul nom – Auschwitz – résume, ont rouvert jusqu’au vertige le champ des interrogations. Les anciennes certitudes, les anciens espoirs ont été balayés. Le concept de « Progrès » avait associé dans une perspective libératrice l’exercice d’une raison débarrassée des superstitions et une maîtrise technique à laquelle l’accumulation des connaissances scientifiques semblait ouvrir des horizons illimités. Mais la raison et la technique, la première fourvoyée en doctrines démiurgiques et folles, la seconde en servante redoutablement efficace des guerres et des exterminations qu’elles justifiaient, ont dévalorisé jusqu’à cette idée même de « Progrès ». Avec les formes extravagantes qu’ils peuvent prendre, les retours au religieux traduisent, entre autres conduites de repli, ce désarroi collectif d’une humanité qu’aucun projet libérateur crédible n’oriente plus.
La voie de l’abandon est-elle la seule envisageable désormais, alors que le vieil humanisme se retrouve démonétisé en raison de son impuissance à bloquer la barbarie ? Entre les consolations spiritualistes hâtivement réactivées, les adhésions identitaires trop étroites et les acceptations résignées d’un libéralisme sacralisé en ordre naturel, un regard plus confiant sur l’histoire à venir est-il encore concevable ? Restaurer l’idée de progrès, un progrès débarrassé de ses illusions, serait-ce un vain projet?
Donner à la raison une nouvelle chance de penser l’universel devrait redevenir un objectif prioritaire, et il nous faut méditer sur ce point ce qu’affirmait déjà Madame de Staël dans De l’Allemagne : « Les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus grand degré de lumière. ». Alors que se dressent de nouveaux défis sans commune mesure avec ceux qui n’ont pu être relevés jusqu’ici, comment rouvrir le chantier de la construction d’une humanité qui, ayant pris la mesure de sa fragilité, se penserait dans sa globalité ?

Après le 11 septembre, le poids des références religieuses a littéralement perverti le champ du politique en substituant à des affrontements susceptibles de déboucher sur un compromis, une lutte du Bien et du Mal qui ne peut tolérer qu’un vainqueur. Les images jumelles de George W.Bush en prière et celles d’Oussama Ben Laden citant le Coran sont également inquiétantes en ceci qu’elles visent à sacraliser des décisions purement humaines, à leur conférer un statut métapolitique, donc à les protéger d’une critique rationnelle. La dénonciation également abstraite, ici du terroriste islamiste, là du Croisé impie, vise à susciter dans chaque camp des adhésions aveugles contre un ennemi faisant bloc. L’invasion de l’Irak peut alors intervenir au mépris du droit international, l’attentat terroriste s’estimer légitimé par la corruption des régimes musulmans en place et les agressions de l’Occident. L’objectif politique que le discours religieux a masqué apparaît tôt ou tard avec netteté. Mais entre temps le simplisme de ces mobilisations aura fait des ravages au sein de la sphère proprement religieuse
Cette instrumentalisation du religieux a en effet entraîné un formidable recul de la raison en instituant en adversaires déclarés ou potentiels des abstractions personnalisées : Le Chrétien, Le Musulman, Le Juif. Dans un grand nombre de discours politiques et journalistiques, la diversité des vécus et des recherches au sein des croyants des diverses religions du Livre est désormais totalement occultée pour pouvoir mieux dénoncer une perversité essentielle chez l’autre. Dans leur diversité, des phénomènes comme la réception en Europe des brûlots d’Oriana Fallaci, la diffusion des Protocoles des sages de Sion dans divers pays arabes, le succès aux États-Unis du péplum ambigu de Mel Gibson… illustrent des logiques de fermeture paranoïaque partout à l’œuvre. Remettant en cause ou rendant inaudible le travail de réflexion autocritique antérieurement fait, les pauses ou les replis dogmatiques tendent à se multiplier au sein de chaque croyance.

Dans le monde chrétien, l’Église catholique qui, en France tout au moins, a admis les bienfaits de la laïcité républicaine, pourrait être à l’abri de graves régressions en raison de la lourdeur même de sa machine institutionnelle : de manœuvre lente dans les réorientations, elle poursuit ensuite longuement sur sa nouvelle voie. La forme « repentance » prise par la réévaluation d’un passé où elle a été directement oppressive ne devrait pas être remise en cause, pas plus que le double dialogue engagé avec le judaïsme et l’islam ne devrait s’interrompre. Il demeure que les enseignements de Vatican II n’ont pas été intégralement tirés et que la rencontre interreligieuse d’Assise, par exemple, n’a pas eu les prolongements que certains escomptaient. Avec la disparition de Jean-Paul II, l’Église risque également d’entrer dans une zone de turbulences : il n’est pas exclu que les courants les moins ouverts au dialogue retrouvent un plus grand poids à la faveur des incertitudes de la période et des prudentes tentations de recentrage sur la tradition d’une partie du catholicisme.
Beaucoup plus inquiétante apparaît cependant l’action influente de certaines églises protestantes américaines qui ont assuré le succès de Georges W.Bush et tirent de sa réélection, en retour, un surcroît d’assurance et de nouveaux soutiens. Elles disposent de ressources financières importantes, développent une activité missionnaire agressive et affichent un dogmatisme rétrograde. Les obstacles opposés à l’enseignement du darwinisme dans certains États américains témoignent de ce dogmatisme fondé sur une lecture littérale de la Bible : outre le défi à l’intelligence la plus élémentaire, ce refus des avancées de la connaissance brouille les perceptions du langage scientifique en tant que porteur d’une exigence d’universel. Toujours chez certains évangélistes, est profondément suspect, de même, le philosémitisme qui les conduit à coopérer étroitement avec le lobby pro israélien au nom d’une prédiction voulant qu’avant la fin des temps tous les juifs soient réunis en « Terre sainte », – et convertis.

Le premier effet pervers du 11 septembre et du manque de subtilité de la réaction américaine a été d’effacer largement les efforts de compréhension croisés entre « Occident chrétien » et « Orient musulman ». De part et d’autre, nombreux avaient été ceux qui s’étaient élevés contre la thèse de Huntington sur les conflits à venir entre civilisations ; mais après l’attentat de New-York ce qui n’était qu’un essai douteux a soudain vu croître sa crédibilité pour apparaître comme une analyse prémonitoire. L’idée a pris corps qu’un affrontement de bloc à bloc était en marche et qu’il convenait de serrer les rangs.
En faisant du terroriste islamiste la figure emblématique d’une religion qui porterait en soi l’intolérance et la violence, l’on s’est interdit de comprendre la complexité des évolutions dans le monde islamique. Pour ce qui est de la France, la « communauté » de culture musulmane issue des immigrations du dernier demi-siècle est directement concernée. En bref, au lieu de poursuivre sur la voie amorcée d’une meilleure compréhension de tous les facteurs sociaux et sociétaux d’une problématique d’intégration réclamant des efforts partagés, l’on a eu tendance à se contenter d’une approche identitaire de la réalité sociale, avec pour corollaire des postures sécuritaires basées sur la méfiance. Inquiétants certes, justifiant une grande vigilance comme tous les extrémismes, quelques engagements « afghans » et l’activisme d’un noyau de militants « salafistes » ont été surmédiatisés comme s’ils étaient représentatifs d’une dérive collective. Des millions de personnes ont ainsi vu l’ostracisme croître. De même qu’il y eut, jadis, des classes dangereuses, la fraction de la population de culture musulmane a été, dans son ensemble, considérée comme potentiellement menaçante. Dans leur diversité, les évolutions en son sein étaient cependant porteuses d’avenir comme l’étaient les riches débats entre intellectuels musulmans. La palette des positions était large et nuancée chez ces derniers, beaucoup plus large qu’à l’époque où la voix solitaire d’un Mohamed Arkoun réclamait pour l’islam une rupture analogue à ce qu’avait représenté la Réforme pour le christianisme. Cette palette des interrogations, où les démarches de fermeture à l’autre étaient loin de dominer, exprimait une vraie vitalité. Elle nourrissait l’espoir de voir la pensée musulmane produite par les islams minoritaires d’Europe affirmer une créativité autonome et jouer un rôle actif dans les débats d’ensemble du monde islamique comme dans les « dialogues / conflits » internes aux sociétés européennes. Après le 11 septembre, le raidissement des pouvoirs publics face à ces évolutions compliquées et à certaines demandes liés à la pratique religieuse a trouvé son illustration la plus visible dans la « loi sur le voile ». Parallèlement, on a plus que jamais voulu peser sur le cours des débats entre musulmans pour disqualifier des intellectuels dont l’autonomie était gênante. Sur ce point, le cas d’un Tariq Ramadan est intéressant en raison de l’ambition de son propos comme des moyens utilisés par quelques « intellectuels de gouvernement » et des médias partisans pour contester la légitimité de son positionnement. Une lumière crue est ainsi jetée sur les crispations de la société française face à sa composante musulmane, crispations qui risquent de voir encouragés les replis identitaires que l’on prétend prévenir.

L’idée que l’humanité était une s’est construite à travers une tension permanente entre ancrage dans des valeurs d’appartenance particulières et aspiration à des valeurs universellement partagées. À la construction de nouveaux « universaux » libérés des étroitesses communautaires, nombre de penseurs juifs avaient apporté une contribution majeure. D’où l’étonnement – et l’inquiétude – que l’on peut éprouver face à un mouvement de repli identitaire qui s’exprime avec force aujourd’hui au plus profond du « continent juif ».
La réponse sioniste à l’antisémitisme portait déjà en germe un rétrécissement des perspectives que le judaïsme ouvrait du fait même de son ambiguïté identitaire : était-il religion ? réalité ethnique ? aspiration nationale ? Cette ambiguïté dont les juifs avaient longtemps été porteurs collectivement et que reflétait l’imprécision même du terme « peuple » dans les contextes nationaux où il était utilisé, l’égalité que le XIXème siècle avait apportée dans le sillage des Lumières allait permettre à chaque juif d’en sortir en précisant librement le sens et l’avenir choisis : fidélité religieuse épurée des superstitions du ghetto, préservation d’une autonomie culturelle compatible avec l’ordre républicain , engagement « nationalitaire », éloignement de la judéité… Toutes ces voies étaient ouvertes, plusieurs n’impliquant pas nécessairement des renonciations abusives. Dans chaque pays, en fonction du contexte particulier, plusieurs devenirs de la judéité s’étaient d’ailleurs négociés de manière inventive. Le projet sioniste a pu de ce fait apparaître comme l’expression datée d’un incontestable pessimisme historique puisqu’il ne voyait pour les juifs, en prévision de persécutions toujours possibles, qu’une nouvelle forme d’exil en lieu et place d’un engagement dans les luttes progressistes de leur pays. Les fortes résistances qu’il a longtemps rencontrées au sein même du judaïsme ont ensuite été balayées par les persécutions des années 30 et par le génocide. À la mémoire d’Auschwitz a alors été associée une fondamentale méfiance juive à l’égard de sociétés européennes qui n’avaient pas su empêcher le pire.
L’assurance sur la vie que l’existence de l’État d’Israël a représentée pour les juifs du monde entier aurait pu permettre de restaurer progressivement la confiance perdue et de renouer, au sein des nations, les fils du difficile mais immémorial dialogue que juifs et goyim entretiennent.
La consolidation d’Israël au Proche-Orient s’est faite dans les conditions heurtées que l’on connaît. Les éléments progressistes et laïques du sionisme initial ont progressivement reculé face aux justifications religieuses, messianiques, d’une réinstallation juive en « Terre sainte ». Lorsque les promesses d’un dieu ethnique sur une terre s’opposent aux réalités façonnées par l’histoire, la raison et la justice comme le sens du compromis ne sont que rarement au rendez-vous des peuples.
L’histoire tumultueuse des relations franco-israéliennes doit être appréciée dans ce contexte, et elle est encore à écrire. Elle devra attendre pour cela que soient retombées des émotions et des incompréhensions croisées qui demeurent très vives. Le fort capital de sympathie pour Israël s’est lentement érodé dans l’opinion publique française après 1967, lorsque l’État juif a été incapable de dominer sa victoire et s’est attaché à détruite toute possibilité d’existence viable pour les Palestiniens sur leur lambeau de terre (18% de la Palestine sous mandat). Le soutien sans faille des porte-parole institutionnels de la « communauté » juive (devenue la seconde du monde, hors Israël) aux politiques les plus extrémistes de l’État juif a creusé l’écart des perceptions : nombreux ont été ceux, et pas seulement dans la partie de la population de culture arabo-musulmane, qui ont pensé que la puissance militaire israélienne, doublée par le parapluie américain, aurait dû conduire l’État juif au respect du droit international et à une politique d’ouverture beaucoup plus hardie et généreuse à l’égard des Palestiniens.
Alimenté par de multiples facteurs, le creusement du différend (soutien systématique à Israël d’un côté, multiplication de prises de position critiques de l’autre) n’a pas concerné le seul plan politique et la seule appréhension du dossier proche oriental. Le lien national – ce sentiment d’appartenance à une aventure collective appelée à transcender les adhésions particulières – semble avoir été affecté. Depuis deux ou trois ans, la recrudescence des actes antisémites est venue renforcer une évolution amorcée depuis longtemps. Enquêtes et reportages témoignent de l’ampleur d’un malaise, d’une « détresse » chez certains, qui aurait conduit de nombreux Français juifs à une rupture essentielle : « La France était leur pays et ne l’est plus. Français ils étaient, juifs ils sont devenus. Rien que juifs. Une amputation douloureuse dont tous confient l’avoir subie dans la souffrance. Aujourd’hui, les juifs sont légions à nourrir un sentiment d’exil intérieur ». On peut observer que des enquêtes sociologiques plus scientifiquement conduites seraient nécessaires et qu’elles relativiseraient peut-être l’ampleur du phénomène au sein d’une « communauté » plus que diverse. Il demeure que l’on ne peut qu’être pessimiste en reliant à ce fond d’angoisse collective les prises de position d’un certain nombre d’intellectuels juifs (c’est-à-dire affichant leur judéité comme une composante active de leur positionnement intellectuel). La centralité de leurs références juives et une relation privilégiée à Israël montrent qu’ils privilégient de plus en plus la sécurité immédiate de leurs points d’appui identitaires, au détriment d’un front qui devrait être commun contre toutes les menaces et régressions obscurantistes. Ce que l’on a pu qualifier de tentation de « retour au ghetto » contredit l’engagement de prédécesseurs qui – on l’a rappelé – avaient souvent été à la tête du combat pour les Lumières. Les points d’application de cet abandon du terrain universaliste varient, mais l’ensemble tend globalement à donner forme et sens à une attitude de retrait collectif. Une méfiance généralisée la sous-tend : tout non-juif est perçu comme potentiellement antisémite.
Oublieuse des condamnations d’autrefois dont avait souffert un peuple juif déclaré coupable en bloc, cette méfiance va d’abord conduire à des stigmatisations collectives : des « Allemands ordinaires », considérés par Daniel Goldhagen comme structurellement porteurs d’un « antisémitisme éliminationniste » ; des sociétés européennes dans leur ensemble, chez qui Jean-Claude Milner diagnostique la possibilité d’un antisémitisme de type nouveau lié à leur ordre démocratique même : découlant des Lumières (tout comme l’aurait été le nazisme !), cet ordre serait incapable d’intégrer le fait juif dans toutes ses dimensions et, par son côté assimilateur, viserait à sa manière, lui aussi, à l’éradication.
Cet antisémitisme d’un type nouveau, Alain Finkielkraut s’attache également à le traquer dans les plus pieuses démarches : sa méfiance s’exerce à l’encontre de tous ceux qui, au nom des droits de l’homme et d’une fraternité sans rivages, prennent appui sur la question palestinienne pour « faire grief à la postérité d’Abraham de se crisper sur ses prérogatives dynastiques et de s’en tenir aux liens du sang quand on lui propose l’union des cœurs ».
Illusions et désillusions juives dans la relation à l’autre sont encore illustrées par Pierre Birnbaum à travers une série d’itinéraires et de portraits d’intellectuels, de Marx à Yerushalmi : le sous-titre de l’ouvrage – L’Exil, les Lumières, la désassimilation – décrit avec assez de netteté la séparation qui est à l’oeuvre.
Au bout de la méfiance envers l’autre, il peut y avoir le retour à un judaïsme strictement autocentré. De l’engagement maoïste des débuts à une pensée du Retour qui bannit tous les apports du dialogue, l’itinéraire d’un Benny Lévy constitue une régression absolue pour ceux qui, sans adhérer aux naïvetés du métissage culturel tablent néanmoins sur la fécondité des échanges et des emprunts croisés entre traditions concurrentes… Les enrichissements que le judaïsme a pu devoir aux rencontres avec la philosophie ou aux confrontations avec les autres monothéismes sont ici rejetés comme attentatoires à la pureté originelle du message électif et aux enseignements de la Tora. Emmanuel Lévinas lui-même, dont Benny Lévy fut l’élève, est jugé beaucoup trop conciliant dans son approche de l’Autre. La fidélité à la tradition comme ce refus de l’ouverture conduit à une forme de retour obligé au ghetto : « être juif, c’est ne pas pouvoir fuir sa condition ». Le « Juif de négation », le « Juif progressiste » est alors suspecté d’être « tout près de rejoindre le camp de la canaille ». Aux deux extrémités du parcours individuel de Benny Lévy, l’on retrouve la même intransigeance doctrinale : dans ses excès mêmes, n’est-elle pas symptomatique d’un certain judaïsme qui a de plus en plus étroitement lié son sort au sionisme en devenant sourd à l’appel du partage avec l’Autre ?

La dynamique de dissociation qui est partout à l’œuvre menace le fragile terreau des « Universaux » que nous devons aux Lumières. Les régressions sont moins bien identifiées que les dangers liés à d’autres dynamiques (creusement des inégalités, ruptures écologiques, contenu de la croissance…), mais elles pèsent tout autant sur l’avenir. Cette moindre perception tient en partie au fait que, face à des affirmations collectives hypostasiant chacune une croyance religieuse, une appartenance ethnique, un référent linguistique…, une pensée « multiculturaliste » généreuse mais à courte vue a longtemps affirmé que toutes les identités entreraient spontanément en harmonie et pourraient s’ajuster sans aucune contrainte d’ordre politique. Les théorisations qui ont fleuri en la matière ont été d’autant mieux accueillies qu’elles étaient animées par un esprit d’ouverture et avaient de ce fait une apparence progressiste. Mais elles n’étaient gênantes en rien pour la mondialisation « libérale » car elles sapaient la base des nations et des quelques pouvoirs de résistance citoyenne encore en mesure de tenir face à la loi unique du marché.
Confronté à l’hétérogénéité des appartenances, tout travail de consolidation et d’élargissement du socle des valeurs universelles ne peut progresser qu’en refusant d’opter pour l’une ou l’autre des deux voies immédiates qui paraissent s’offrir : la première serait l’acceptation imprudente d’un « différentialisme » non régulé et porteur à terme de nouveaux affrontements ; la seconde viserait à l’imposition autoritaire d’un corps de valeurs élaborées en Occident et trop hâtivement qualifiées d’universelles.
Une voie médiane a parfois été suivie dans le passé, celle du gommage formel des différences, des appels à la compréhension réciproque, du prêche de la tolérance… Elle pouvait se concevoir et avoir une certaine efficacité lorsque, nations ou empires, de grands ensembles stables géraient leur diversité culturelle en s’appuyant sur un pouvoir étatique fort. Mais, avec le délitement des nations, les limites de la démarche humaniste traditionnelle sont devenues tragiquement évidentes alors que patinent les pouvoirs régionaux et l’ONU qui pourraient les prolonger ou se substituer à elles.
Les replis culturels auxquels on assiste depuis une vingtaine d’années, avec une accélération à partir de 2001, obéissent sans doute, dans chaque cas, à des déterminations propres. Mais cette tentation du retrait est à relier également à d’autres événements lourds du dernier demi-siècle : le naufrage au goulag des espérances que l’idéal communiste avait porté, les désillusions de la décolonisation, une Europe incertaine quant aux finalités de son projet, l’essor d’un capitalisme hyper puissant couplé avec la force étasunienne, l’incapacité des social-démocraties à négocier de nouveaux compromis sociétaux… Les techniques modernes de communication et d’échange ont unifié la terre sans que s’affirment des valeurs autres que celles du profit, et les fruits promis par la mondialisation libérale sont toujours différés. Les insécurités de tout ordre croissent et, en l’absence de projets collectifs alternatifs qui soient crédibles, l’impuissance et l’angoisse croient trouver une issue dans le ressourcement identitaire.
Paradoxalement, ce qui permet un certain optimisme c’est l’ampleur même – planétaire – des problèmes créés par le fonctionnement d’un système économique ayant atteint son assise géographique maximale : aujourd’hui, les vrais correctifs ne peuvent eux aussi qu’être planétaires. Les périls sont nombreux, et les cas où ils appelleraient une régulation mondiale le sont également. Ainsi, s’il était traité à la hauteur des dangers, c’est-à-dire à ce plan mondial, le réchauffement climatique devrait conduire à des remises en cause successives dans les domaines de l’énergie, des transports, du contenu de la production et de la consommation… La maîtrise du vivant qui progresse très rapidement pourrait aboutir à des monstruosités de science-fiction si l’exploitation des retombées techniques de la recherche par les forces du marché n’était pas rigoureusement encadrée au plan international. Extraordinairement puissant, un capitalisme aujourd’hui sans freins connaît des distorsions de fonctionnement et génère des injustices multiples : leur correction appelle une vision nécessairement globale de l’avenir, un changement de modèle.
La prise de conscience du caractère planétaire des destructions à l’œuvre comme des réorientations nécessaires du système progresse, et cela rouvre le chantier des Universaux. Les domaines où s’impose une approche aux dimensions de l’humanité sont toujours mieux cernés, et cette connaissance tend à responsabiliser chacun face aux défis de notre temps, à l’aider à retrouver le terrain de l’action politique. La résistance aux divers enfermements communautaires pourrait dans ce contexte puiser une nouvelle détermination.
Cette résistance croîtra d’autant plus que les actions progressistes à visée internationale n’entreront pas dans une logique d’exclusion face à des institutions, associations ou mouvements ayant des ancrages identitaires forts mais désireux par ailleurs de participer à des mobilisations de portée plus générale que la défense identitaire à quoi l’on voudrait les cantonner. La relation au catholicisme peut illustrer en quoi peut correspondre un tel accueil : les compromissions de l’Église avec certains régimes ou ses positions sur la contraception (qui gênent la lutte contre le sida) ne doivent pas faire oublier la condamnation papale des excès du capitalisme, les avancées sociales de la « théologie de la libération » (il est vrai rapidement bridée), l’inspiration chrétienne de nombreux engagements progressistes… Un même pragmatisme conduira à s’étonner de la polémique suscitée par la participation au Forum social de Saint-Denis de Tariq Ramadan et de la mouvance dont il est l’un des inspirateurs : avec les objectifs qui sont les siens, le rassemblement altermondialiste ne doit certes pas s’accommoder de la confusion, mais celle qui le menace réside moins dans le brassage et la confrontation des idées en son sein – fut-elle risquée – que dans le flou persistant de son projet.
Les convergences souhaitées invitent par ailleurs à être attentif aux dynamiques internes aux diverses « communautés » et à l’affirmation en leur sein d’interrogations ébranlant les certitudes figées ; à être attentif, au-delà, aux dialogues possibles entre tous ceux qui, dans chaque groupe, abordent le face-à-face des valeurs dans une optique de « sortie par le haut ».
L’approche qu’Alfred Grosser avait préconisée et qu’il avait en premier lieu suivi pour la reconstruction des liens franco-allemands pourrait trouver dans notre domaine des applications de choix. Cette approche exige un travail d’autocritique sans concessions dans son propre camp, cela avant de demander à l’autre une reconnaissance de ses fautes ou de ses erreurs. Autocritique, aggiornamento, compréhension de l’autre sont également à la base de la démarche de Mireille Delmas-Marty : juriste, elle a analysé les phénomènes d’internationalisation et d’hybridation des systèmes juridiques pour s’attacher à la reconstruction du droit avec des objectifs d’universalité et d’égalité. L’idée de « pluralisme ordonné », ou d’ « universalisme pluraliste » oriente sa recherche. C’est elle qui a présidé aux recommandations communes d’un groupe franco-chinois de juristes, biologistes, philosophes et anthropologues qui ont réfléchi aux problèmes posés par le clonage humain : « La clé des recommandations tient dans la volonté de combiner une interdiction uniforme (…) avec une mise en œuvre plus complexe. Ainsi, par exemple, en cas de violation du cadre juridique international, le choix des sanctions et des procédures applicables peut varier d’un pays à l’autre. (…) Cette complexité n’exclut pas la recherche d’un droit commun. Au contraire, elle la rend possible, même avec des différences aussi fortes que celles qui séparent les cultures française et chinoise. »
Dans de nombreux autres domaines, une transposition de cette expérience positive est concevable. Le résultat d’ensemble à en attendre ne peut que dépasser celui d’un simple jeu à somme nulle. Mais il faut pour cela que, sans se renier, dans chaque groupe, nombreux soient ceux qui oseront prendre une juste distance critique vis-à-vis d’une identité fétichisée, pour réorienter leur tradition vers les attentes de notre temps. De ce travail patient, long, où paliers et régressions sont inévitables, les fermetures de groupe devraient sortir ébranlées cependant que se consolideraient progressivement des valeurs en partage, réellement universalisées.
R.Bistolfi
28 mars 200

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