Pourquoi et comment définir un projet de société ?

Essai de contribution méthodologique

Le texte suivant est une contribution aux travaux du groupe de travail du Cercle Condorcet sur une refondation d’un projet de société. Je souscris personnellement aux conclusions de la réunion du 8 avril et je crois que la réflexion s’oriente dans une bonne direction. Il ne me semble toutefois pas inutile d’approfondir quelque peu la question de la méthode de travail que nous adopterons. Nous ne sommes pas les seuls à faire des recherches dans cette direction. Or il doit être noté que, jusqu’ici, les tentatives faites ont échoué. Le parti socialiste est incapable de proposer un programme ; Attac a échoué; les altermondialistes n’ont pas de projet de société crédible. Les raisons de ces échecs doivent être analysées et une conclusion sur la méthode doit en être tirée. Ci joint les quelques remarques d’un participant à distance.

Maurice Bertrand

Il n’est pas utopique de tenter de définir un projet de société et de préconiser des mesures qui permettraient de le réaliser. Il faut commencer par détruire le scepticisme qui pèse sur ce genre d’entreprise. Les privilégiés dans toute société croient toujours que l’ordre établi est le meilleur possible, et le plus moderne, et ils réussissent la plupart du temps à faire partager cette opinion par les peuples au nom du « réalisme.» Tel est le cas aujourd’hui de l’acceptation générale du système « capitaliste » depuis l’échec des expériences de « socialisme réel. »
En abandonnant la panacée de la nationalisation des biens de production et du système financier, les sociaux-démocrates ont accepté l’essentiel du néolibéralisme. De ce fait ils limitent la question à : « Quel type de capitalisme pourrait être plus juste et plus humain ? » Et comme les limites de l’ensemble des mesures sociales qui constituent « l’Etat-providence » semblent avoir été atteintes, la question reste sans réponse. Il faut donc dissiper la confusion qui concerne la notion même de capitalisme. Plusieurs remarques s’imposent à ce sujet :

1° Ce que nous appelons capitalisme recouvre plusieurs formes possibles de relations entre le mode de production et de distribution et les autres structures de la société. Il y a eu dans l’histoire plusieurs formes de capitalisme. Les Etats ont pris souvent l’initiative de la création d’entreprises, Tel est le cas aujourd’hui dans le domaine de l’industrie (Airbus, Ariane-espace,) et dans celui de la recherche (Nasa, Ifer, etc.) Le secteur privé lui-même a connu les formes les plus variées, par exemple les corporations sous l’ancien régime. La taille des unités de production a beaucoup varié. Surtout l’encadrement des entreprises par les Etats a connu les formes les plus diverses, notamment en ce qui concerne la fiscalité, source du financement des activités publiques . Et la transformation du système que l’on appelle ainsi aujourd’hui se poursuit sous nos yeux.

2° L’échec des expériences de « socialisme réel » ne démontre en aucune manière qu’il ne doive y avoir aucune place dans une société moderne pour des entreprises publiques. Les pays dans lesquels ces expériences ont été faites étaient peu développés et n’avaient aucune pratique de la démocratie. Les Etats jouent de toute manière un rôle fondamental dans l’encadrement juridique, fiscal, social, du fonctionnement du secteur privé. L’erreur majeure qui a été commise dans les expériences précitées a été de monopoliser le pouvoir économique, – au lieu de le limiter, de le contrôler et de l’animer -, aboutissant ainsi à sa bureaucratisation et à la dictature.

3° La définition d’un type de société souhaitable et possible exige donc que l’on ne se limite pas à la structure économique, mais que l’on prenne en compte dans l’analyse du problème toutes les « structures » qui constituent une société. Tout semble se passer aujourd’hui comme si les esprits, même les plus conservateurs, raisonnaient en ayant adopté la distinction marxiste entre « l’infrastructure » économique dont l’évolution dirigerait le monde et les « superstructures » idéologiques, institutionnelles, etc. qui seraient produites par « l’infrastructure ». Vouloir tout analyser par la seule économie est en tout cas une erreur très répandue, mal justifiée par la notion magique de « marché.» Un type de société ne se limite pas à son système économique. La description qui sera faite par les historiens du futur du type de société existant au début du 21ème siècle comprendra inévitablement celle des institutions, des croyances religieuses, politiques et sociales, des sentiments identitaires dominants, du système de sécurité, de la division en classes sociales, du système de répartition de la richesse commune, des systèmes éducatifs, et de bien d’autres aspects, y inclus celui de la rapidité du changement social, sous l’influence de forces encore mal identifiées.

4° Il résulte des réflexions qui précèdent qu’il est dans ces conditions indispensable d’accorder la plus grande attention aux « structures » qui conditionnant le mode de production et de distribution de la richesse commune et aux « forces » qui les font évoluer. Il faut donc identifier les structures qui constituent l’environnement politique du pouvoir économique et tenter de définir comment il serait possible d’agir sur les forces qui transforment l’ensemble de la société. Le phénomène le plus important qui caractérise la société actuelle est son extraordinaire vitesse de transformation. Aucune structure n’est stable. Et les forces sociales qui les transforment sous nos yeux sont engagées dans un combat douteux dans lequel il s’agit d’intervenir si l’on souhaite qu’il soit gagné dans un sens plus juste et plus humain.

5° La transformation qui est en cours concerne bien le « type de société » et la nature même de la culture universelle. Nous vivons toujours dans une « culture d’asservissement » fondée sur la guerre (contre « l’ennemi » réel ou inventé), et sur l’accaparement de la richesse commune par une frange très faible de la population mondiale. Les fondements de notre société restent encore, comme ils l’ont toujours été dans toutes les sociétés connues jusqu’à ce jour, le militarisme et l’hérédité du pouvoir. Les complexes militaro-industriels suscitent des guerres (comme celle d’Irak) et le pouvoir économique détenu par quelques familles dans chaque pays continue d’accaparer la plus grande part de la richesse commune aux dépens des peuples et à en transmettre l’essentiel de génération en génération. Le pire est peut-être que le sens de la vie collective qui est ainsi offert aux esprits est celui de la guerre et de l’enrichissement. Seule l’action sur les idées reçues en ces domaines peut avoir une chance d’effectuer le profond changement de culture qui offrirait un autre sens à la vie – celui de la créativité, de la recherche, de l’éducation et de la fraternité. Les deux plans sur lesquels la réflexion et l’action devraient se concentrer sont donc les politiques étrangères qui devraient conduire à la paix et à la collaboration de tous les peuples, et la mise sous contrôle démocratique d’un pouvoir économique qui devrait être encadré par une fiscalité rationnelle et échapper à sa transmission héréditaire. Sur ces deux plans, l’arme la plus efficace à la disposition des hommes de bonne volonté reste incontestablement celle du remplacement de concepts périmés par des notions plus conformes à la réalité et aux objectifs poursuivis.

6° Ainsi, en ce qui concerne les relations internationales, il est indispensable de constater que l’idée de conquête territoriale, qui a gouverné le monde pendant des milliers d’années, est simplement devenue ridicule. Il en résulte que les frontières ne sont plus menacées et que l’entretien d’armées conçues pour les protéger est obsolète. Il serait essentiel sur ce point de réfléchir aux conséquences psychologiques de l‘arrogance des pays riches à l’égard des grands pays émergents comme la Chine, l’Inde ou l’Iran, et aux causes des réactions d’agressivité ainsi provoquées. La notion « d’intérêt national » qui inspire toutes les politiques étrangères, et qui est toujours teintée de militarisme, doit être entièrement revue et corrigée au moment où seule l’organisation rationnelle de l’économie mondiale peut permettre de défendre les intérêts de tous les peuples du monde. Les sentiments universellement répandus dans tous les pays de leur supériorité à l’égard de tous les autres doivent être renvoyés au rang des croyances primitives, indignes d’êtres civilisés. L’élargissement au niveau européen et mondial des sentiments identitaires de classes moyennes de plus en plus appelées à travailler au niveau international doit être encouragé par tous les moyens. Le dépassement des Etats nations est le processus le plus important qui doit être poursuivi pour le bonheur des peuples et pour l’instauration d’un type de société véritablement moderne, rationnel et démocratique. La réforme, ou plutôt le remplacement d’institutions mondiales conçues il y a trois quarts de siècle et aujourd’hui périmées, doit être considérée comme le dossier le plus important de toutes les politiques étrangères. Il faut en finir avec l’arrogance des pays riches à l’égard des pays pauvres, donner satisfaction aux fiertés nationales en leur offrant des places satisfaisantes dans la discussion et la négociation, mettre en œuvre des procédures d’harmonisation du droit applicable aux activités économiques, mettre fin aux pratiques des Etats–paradis-fiscaux, initier de véritables très grands projets communs de développement des pays pauvres, financer l’accès à tous les niveaux d’éducation pour tous les êtres humains, offrir un sens nouveau à la coopération entre les peuples. La réforme et l’élargissement du Groupe des Huit devrait être au centre de ces préoccupations. C’est ainsi par la combinaison de concepts nouveaux et de nouvelles perspectives qu’il devrait être possible d’agir sur l’évolution des forces et des structures sociales.

7° Il en va de même pour la démocratisation du pouvoir économique. Il est fondamental de constater qu’au stade d’évolution où est arrivée la société mondiale en ce début de 21ème siècle, le système capitaliste en vigueur reste un système dynastique. La détention du capital, c’est à dire des grandes fortunes, s’effectue de façon héréditaire au sein de familles qui se transmettent le pouvoir économique de génération en génération. La prise du pouvoir par la grande bourgeoisie sous le couvert d’institutions démocratiques a simplement transformé le système de transmission héréditaire du pouvoir politique, – celui des princes et des rois -, en un système de transmission héréditaire du pouvoir économique et financier. (qui en fait équivaut au pouvoir politique). Ce pouvoir économique échappe au surplus à tout encadrement juridique et institutionnel, donc à tout contrôle politique et démocratique, du fait qu’il agit au niveau planétaire et qu’il échappe de ce fait au contrôle des quelques deux cents Etats nations, aussi bien sur le plan fiscal que juridique. Il monopolise les possibilités d’initiative sur les points fondamentaux, et débouche sur une société de classes extrêmement inégalitaire et oppressive surtout pour l’immense armée des travailleurs pauvres ou « classe inférieure structurelle ». Le concept d’hérédité des patrimoines familiaux doit donc être dissocié de celui d’hérédité du pouvoir économique. Le premier est en accord avec la vision d’une société libérale et concurrentielle qui ne peut garantir une absolue égalité des chances mais tâche de s’en rapprocher. Le deuxième est simplement inadmissible, parce que contraire à toute démocratie. La recherche pour un autre type de société doit donc définir la réglementation successorale et les régimes fiscaux qui assureraient le maximum d’égalité dans la répartition des richesses et du pouvoir qu’elles détiennent. Ce qui renvoie au problème précédent du dépassement des Etats nations, puisque aucune réglementation de ce genre n’est concevable si elle n’est pas appliquée de façon universelle,

8° C’est donc, en définitive, la grille de lecture de la situation actuelle du monde et de ses possibilités d’évolution qu’il faut s’efforce de modifier. C’est une bataille conceptuelle qu’il faut gagner. L’adoption de nouveaux concepts est le moyen privilégié d’agir sur les croyances existantes et sur les forces sociales qu’elles créent. Dans le combat politique actuel s’affrontent :
– des forces réactionnaires : le complexe militaro industriel, le prestige des archaïsmes, le ralliement des classes moyennes aux intérêts des privilégiés, la résistance des structures institutionnelles existantes, les fanatismes, le sentiment de supériorité de l’Occident,
– et des forces progressives : l’évolution identitaire, la réduction du différentiel d’instruction et d’information, le mouvement de dépassement des Etats nations, l’élargissement des classes moyennes et les exigences intellectuelles qui en résultent, la disparition des conquêtes territoriales comme jeu essentiel des classes dirigeantes, les institutions de l’Etat providence, le progrès des droits de l’homme, etc.
Seul l’approfondissement des concepts fondamentaux par un travail collectif pourra permettre l’élaboration d’une autre vision, capable de mobiliser les esprits dans le sens d’un monde plus juste, plus libre et plus humain.

9° Les points essentiels que je souhaiterais voir retenus dans la poursuite de nos travaux concernent :
A. Les méthodes à proposer au sujet du dépassement des Etats nations, i.e. l’établissement d’un cadre institutionnel régional, notamment en Europe, et mondial. Elles portent sur le système de sécurité et les règles communes à respecter dans le fonctionnement de l’économie et la distribution de la richesse commune,
Ceci comporte notamment le réexamen critique du concept « d’intérêt national », la révision de la législation européenne exagérément libérale, l’adoption de critères sociaux, la remise en question du libre échange intégral, des propositions précises concernant les institutions mondiales, le problème de l’élargissement du Groupe des Huit, celui de la mise en place d’un système de sécurité planétaire fondé sur le contrôle réciproque des activités militaires et les mesures de confiance et de sécurité, un instrument crédible (c’est à dire très différent de l’ONU) de discussion et de négociations entre grandes puissances (économiques et démographiques) et de représentation des pays petits et moyens.

B. L’analyse approfondie des conditions d’exercice du pouvoir économique et notamment des croyances concernant sa transmission héréditaire. Ceci suppose la distinction entre patrimoine familial et détention du pouvoir par les très grandes fortunes, une révision de la législation de l’hérédité, la remise en question de systèmes fiscaux profondément injustes qui pèsent davantage sur les pauvres et les classes moyennes que sur les riches.

PS. Je crois que si ces deux points n’étaient pas retenus dans la poursuite de nos travaux, il serait impossible d’imaginer un autre type de société correspondant aux idéaux de justice, de liberté et de fraternité qui inspirent nos recherches. C’est sur cette conclusion que j’aimerais beaucoup recevoir critiques et remarques. Je ne sous estime ni l’importance ni la difficulté du travail collectif que cela exige. Le dossier sur l’approfondissement de la construction européenne à lui seul demandera beaucoup de travail, ainsi que celui du système de sécurité mondial, et celui de la fiscalité. Mais je crois aussi que nous mesurons tous l’importance de l’enjeu.
J’ai noté avec beaucoup d’intérêt dans l’ensemble des papiers déjà distribués les préoccupations européennes contenues dans le papier non signé appelé « Réflexions sur la situation européenne- février 2008 », les réflexions sur la fiscalité de René Iffly, les remarques critiques de Michel Cabirol, J’espère beaucoup que la prochaine réunion du 13 mai, à laquelle je ne pourrai malheureusement pas assister, permettra d’établir un plan de travail précis.

MB .

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