par Jean-Pierre Pagé, co-président du Cercle
Un autre monde, donc, qui nous oblige à changer de registre. Il est, en effet, plus difficile, aujourd’hui qu’auparavant, d’opposer frontalement la Gauche et la Droite. Les critères et les repères sont brouillés.
Nicolas Sarkozy s’est, certes, fait élire avec un programme social qui est vraiment de Droite : affirmation des valeurs d’ordre et de travail ; affirmation du droit à profiter des revenus de son travail (baisses d’impôt) et à les transmettre à ses enfants (réduction des droits de succession) qui privilégie l’accumulation (une « France de propriétaires ») et le droit à disposer librement de son capital par rapport à la solidarité et à la redistribution. « Travailler plus pour gagner plus » (chacun pour soi). Tout ceci revient à enrichir les riches. Mais il s’est aussi fait élire avec un programme économique qui n’est pas conforme à la vulgate libérale : politique industrielle active de l’État, protection contre les excès de la concurrence, du libre-échange et des délocalisations qu’ils entraînent. En ce sens, il s’écarte – et l’on ne peut que l’en féliciter – du dogme selon lequel il suffit de s’adapter au nouveau contexte de la globalisation et de la bienveillante concurrence, celle-ci devant égaliser les niveaux de salaires et répartir au mieux les activités dans le monde.
Ségolène Royal, pour sa part, à fait campagne sur la base d’un programme social de Gauche fondé sur la solidarité, la redistribution et la prise en charge des plus démunis, toutes actions qui impliquent une intervention de l’État, tout en affichant des « valeurs » qui sont plutôt considérées comme étant généralement l’apanage de la Droite – l’ordre, mais « juste », la discipline à l’école, la famille, et aussi le travail –, toutes valeurs qui répondent aux aspirations des Français perturbés par les changements trop rapides et mal maîtrisés entraînés par la globalisation. Sur le plan économique, elle a cherché à, réconcilier la Gauche avec l’entreprise, et plus particulièrement les PME, et mis l’accent sur la modernisation de l’outil de production et la recherche de la compétitivité. Mais, sa campagne a pâti du caractère trop flou et du manque de cohérence de ce programme économique, faute d’avoir su, et surtout pu, trancher dans le vif des contradictions du PS.
Ainsi, retrouve-t-on, de chaque côté, des éléments positifs (parfois communs aux deux programmes) et des éléments négatifs, chacun des deux prétendants à la Présidence étant marqué, voire ligoté, par son appartenance à son écurie d’origine. C’est le cas de Ségolène Royal qui n’a pas pu s’affranchir complètement de tous les dogmes qui continuent à encombrer la doctrine du PS, le premier d’entre eux étant l’interdiction de toucher à la « sacro-sainte » loi des 35 heures, et le deuxième, la répugnance à revenir sur l’abaissement de l’âge de la retraite, alors que les conditions démographiques dans le monde militent partout pour un allongement de celui-ci. Nicolas Sarkozy, de son côté, qui a su faire évoluer le discours traditionnel de la Droite, n’a pas su s’affranchir de tous les dogmes de celle-ci, à commencer par celui qui veut que ce soit par l’enrichissement des riches, en baissant les impôts et les droits de succession, que l’on relance la croissance et améliore le bien être de tous grâce à la « théorie du ruissellement ».
Dans cette situation, il nous faut repenser les concepts qui fondent notre réflexion et notre action. « Refonder la Gauche », tel était l’objectif de l’Interclubs que le Cercle Condorcet de Paris a contribué, pour une large part, à faire vivre. Refonder la Gauche, c’est plus que jamais une nécessité, un objectif pour demain. Refonder la Gauche, c’est trouver les solutions et les solidarités efficaces dans le monde nouveau où nous sommes plongés aujourd’hui. Les références aux modèles consacrés – la sociale-démocratie, les modèles « nordiques »…. – ne suffisent plus, car ces modèles, eux-mêmes, doivent continuellement évoluer pour répondre aux défis auxquels ils sont confrontés. Par ailleurs, l’altermondialisme ne saurait se contenter d’être un slogan permettant de regrouper ceux qui refusent les excès du libéralisme et se dispenser d’élaborer un projet concret..
Le défi, aujourd’hui, est énorme. Il nous faut, à la fois, adapter nos sociétés en fonction des exigences de la modernité et de la compétition mondiale, donc rénover nos outils de production de biens et de services et les faire passer à l’âge du XXI ème siècle, mais il nous faut aussi refuser les excès du capitalisme mondialisé et du libre échange débridé et leurs conséquences sur la vie des habitants de notre planète : les délocalisations sauvages et non justifiées, la précarisation croissante d’une large part des populations, les inégalités entre les nations et à l’intérieur des nations. Il nous faut refuser de sacrifier les acquis sociaux sur l’autel de la compétitivité, car ce serait un jeu à somme négative. Il nous faut, enfin, nous attaquer, immédiatement, à ce qui constitue l’enjeu central aujourd’hui : lutter contre le réchauffement climatique et sauver notre planète des graves catastrophes qui la menacent. Cela va imposer, le plus tôt possible, un réexamen complet des conditions de l’échange en raison des implications sur l’environnement des modes de transport et, donc, de la localisation des activités humaines dans le monde.
Tout ceci n’est pas simple et oblige à revoir les notions qui guidaient notre raisonnement, en particulier, les prétendues « lois économiques » qui, jusqu’ici, fondaient l’action des organisations internationales et de la plupart des gouvernements et dont les bases théoriques sont beaucoup moins bien étayées qu’on ne le pense. Tout ceci nous oblige à inventer de nouvelles règles pour la gouvernance du monde, plus subtiles et complexes que le libre échange et la concurrence.
On peut penser que Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy l’ont quelque peu compris et c’est ce qui explique l’affranchissement de l’une et de l’autre par rapport à bien des dogmes établis, ce en quoi aussi ils ont déconcerté bien des esprits trop formatés par les règles d’hier, ce en quoi enfin ils ont séduit nos concitoyens devinant qu’avec eux on pourrait sortir des ornières habituelles.
Dans cette campagne hors normes, Ségolène Royal a bénéficié, à la fois, d’un grand avantage et d’un redoutable handicap. D’une certaine façon, on peut penser que, par sa vision du monde et surtout son intuition, elle est en avance de plusieurs années sur la plupart de ses rivaux politiques. Mais, elle n’a pas bénéficié du temps nécessaire pour traduire en termes et concepts simples, concrets et opérationnels, les fruits de cette vision et de cette intuition.
Alors, maintenant, pour nous, au travail pour trouver les nouvelles réponses aux défis de notre temps et reconstruire les fondements de la Gauche de demain !