Au-delà de l’anecdote, ce projet de primaire révèle incidemment la transformation de nos mœurs politiques. Et d’abord des mœurs politiques à gauche, où le choix d’un candidat a longtemps été subordonné à l’établissement d’un projet longuement négocié. Si la droite, gestionnaire de l’ordre établi, peut ne veiller qu’à l’habileté politique de son candidat, la gauche, elle, parce que sa vocation est celle de vraies transformations sociales et sociétales, doit en effet privilégier le programme et la cohésion des forces qui en assureront la mise en œuvre. Cette exigence a, il est vrai, été irrégulièrement respectée dans le passé : déjà, le François Mitterrand de 1988 n’est plus celui, à l’évidence, du candidat de 1981 et du programme commun… Mais aujourd’hui, avec la primaire « hors sol » que l’on nous propose, ne va-t-on pas au bout de la dissociation ? On parle du débat d’idées qui l’accompagnerait et dont on espère qu’il ferait émerger un candidat providentiel : dans une démarche réellement progressiste, on se méfierait de cette acceptation avouée des mœurs du temps où un candidat personnellement séduisant et une communication efficace vous assurent une bonne crédibilité. Le piège, ici, est double. A un premier niveau, au lieu d’obliger le « camp progressiste » à clarifier au fond sa ligne directrice (la « politique de l’offre » est-elle l’alfa et l’oméga de la gauche new-look ?), la primaire pourrait n’aboutir qu’à un gloubi-boulga mêlant propositions politiques ignorantes des enjeux centraux du moment, ambitions étroitement personnelles et calculs électoraux partisans. A un second niveau et plus gravement, tout en semblant vouloir donner la parole au « peuple de gauche », la démarche n’avalise-t-elle pas en fait la longue dérive autoritaire de notre démocratie ? Un vieux fonds bonapartiste a toujours été vivant dans le pays : il avait facilité l’acceptation des institutions de la Vème République, le culte du chef chez les gaullistes, et aujourd’hui il n’est évidemment pas étranger à la montée du FN. Faut-il s’étonner d’un sondage (Le Monde, 16.12.2015) révélant que 67% des Français voudraient des experts non élus à la tête du pays? En bout de course, cette idée de « primaire de toute la gauche » ne surprend donc pas : elle satisfait apparemment aux plus pures exigences démocratiques, et en même temps voudrait faire émerger un bon technicien de l’assistanat. Elle est sans doute pétrie de bonnes intentions et prendra peut-être corps. La Fontaine nous aura toutefois mis en garde : relisez Les grenouilles qui demandent un roi.