{{Une Afrique démocratique ! A quel prix ?}}
par Francis Kpatinde
{Journaliste, porte-parole pour l’Afrique de l’ouest de l’UNHCR}
Débattre de la démocratie en Afrique, singulièrement en Afrique subsaharienne francophone, jusqu’au début des années 1990, était une entreprise difficile. Lorsqu’il existait, le débat portait sur le contenu comparatif des Constitutions (quand il y en avait). Constitutions toutes conçues sur le modèle français, consacrant les règles traditionnelles d’un constitutionnalisme ordonné autour des idées de Montesquieu.
Le tableau politique de l’Afrique se résumait pour l’essentiel à des régimes autoritaires fondés sur le système du parti unique, où le pouvoir était détenu par le leader, et où, bien entendu, le suffrage universel se résumait à des parodies électorales. Durant toute cette période caractérisée par une exceptionnelle longévité au pouvoir, soutenu directement ou indirectement par l’ancienne puissance coloniale, les changements politiques étaient presque exclusivement le fruit de coups d’État militaires, et rarement la conséquence d’une alternance par la voie des urnes.
Il n’est pas excessif de dire qu’un tel contexte politique est à l’origine des maux dont souffre aujourd’hui encore le continent africain et explique pour une bonne part l’échec de la construction de l’État dans cette région du monde.
Il a fallu attendre les mouvements de contestation du début des années 1990
[[Celles-ci ne doivent rien, contrairement à ce que l’on entend souvent, au sommet de La Baule de juin 1990.]]
pour que les choses commencent à changer. De conférences nationales en conférences nationales au bilan finalement très contrasté
[[Succès au Bénin, en février 1990 ; échecs au Togo et au Zaïre.]]
, de négociations politiques en arrangements partisans entre les pouvoirs en place et leurs oppositions
[[Au Sénégal et en Côte d’Ivoire.]]
, le paysage politique va se transformer avec, entre autres, la généralisation du multipartisme, la mise en place de nouvelles structures en charge de l’organisation des élections (commissions électorales) et la consécration des libertés publiques individuelles et collectives.
Si, dans un premier temps au moins, on peut globalement affirmer sans risque d’être contredit que l’Afrique subsaharienne avait réussi son « entrée » en pluralisme politique, voire en démocratie (certes encore fragile tant les expériences ont été variées), le meilleur côtoyant parfois le pire, certains acquis seront très vite remis en cause et les mauvaises habitudes d’exercice autoritaire du pouvoir reprendront le dessus : perpétuation des simulacres d’élections et instrumentalisation du pluralisme, notamment, au Gabon, au Congo Brazzaville ou au Cameroun.
On a voté récemment au Cameroun : le président Paul Biya, 78 ans, dont vingt-neuf au pouvoir, a été reconduit dans ses fonctions pour un sixième mandat avec près de 78 % des suffrages, au terme d’un scrutin à un tour pour le moins expéditif. On votera dans quelques jours (le 24 novembre) en Gambie, là aussi pour un scrutin à un tour qui devrait plébisciter le sortant, Yahya Jammeh, 46 ans, mais déjà dix-sept ans au pouvoir.
On votera probablement ce 28 novembre en RDC, où le président Joseph Kabila sera face à dix adversaires dans un double scrutin (présidentiel et législatif) à un tour nécessitant 186 000 urnes commandées en Chine, 64 millions de bulletins de vote imprimés en Afrique du Sud, des milliers d’isoloirs commandés en Allemagne et des conteneurs d’encre indélébile en provenance (cela va de soi), de Chine. Que de dépenses folles et d’énergie perdue pour un double scrutin joué d’avance et dont on peut raisonnablement craindre qu’il n’accouche d’une violence généralisée !
Il ne fait guère de doute aujourd’hui – sans toutefois généraliser –, que les avancées pluralistes sont désormais, dans nombre de pays, sous la menace d’une dérive « présidentialiste » qui, sous bien des aspects, prend la forme d’une restauration de l’autoritarisme. Même si ce phénomène est moins marqué selon les régions (il est par exemple plus avéré en Afrique Centrale qu’en Afrique de l’Ouest), il porte le signe d’une altération des garde-fous qui ont été mis en place lors du trop bref « Printemps » ou, si l’on préfère, « l’Harmattan de l’Afrique ».
Cette grave dérive présidentialiste s’explique en partie par la persistance de l’hégémonie de la fonction présidentielle, la suspicion qui pèse à nouveau sur les processus électoraux, l’absence de véritables contre-pouvoirs – à la fois parlementaire et judiciaire – et enfin la faiblesse des sociétés civiles.
La prépondérance de la fonction présidentielle imprègne de nouveau la vie politique et annihile les jeux d’équilibre et de contre-pouvoirs. Au fil des ans, en s’appuyant parfois sur l’hégémonie du parti au pouvoir (dont le chef de l’État conserve la direction, comme au Sénégal), les présidents sont parvenus à imposer une emprise totale sur l’exécutif (réduisant, par exemple, le champ d’intervention des Premiers ministres), voire sur l’ensemble de l’appareil d’État.
C’est dans ce contexte qu’ont été engagées, à un rythme effréné au cours des dernières années, les révisions constitutionnelles tendant à abroger les dispositions relatives aussi bien au nombre limité de mandats présidentiels (deux) et à leur durée (passée très vite de cinq à sept ans), et à introduire de nouvelles règles élargissant un peu plus les attributions du chef de l’État. Face à l’émiettement et aux querelles intestines à leurs oppositions, la quasi-totalité des chefs d’Etat d’Afrique centrale ont par ailleurs compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’un scrutin à un tour : le Cameroun, le Gabon, le Congo, la RDC et, au-delà, la Gambie ont vite fait de saisir l’aubaine pour éviter d’avoir à se retrouver, en cas d’un éventuel second tour, face à un adversaire soutenu par les forces coalisées de l’opposition.
Cette « perversion » présidentialiste se heurte toutefois de plus en plus à une prise de conscience des forces politiques et sociales, à leur capacité à déjouer les tentatives de restauration de l’ordre politique ancien et à mobiliser au-delà des seuls espaces partisans. Le récent exemple nigérien confirme l’enracinement de la culture démocratique et le souci de la part des nouvelles juridictions constitutionnelles africaines de jouer pleinement leur rôle de régulateur du droit, en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux et des libertés.
L’exemple nigérien confirme l’enracinement de la culture démocratique et le souci de la part des nouvelles juridictions constitutionnelles africaines de jouer pleinement leur rôle de régulateur du droit, en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux et des libertés. Le contexte électoral n’est pas sans rappeler celui du Nigéria, grand voisin du Niger, où le Président de l’époque Olusegun Obasanjo, a dû renoncer à son projet secret de postuler pour un troisième mandat interdit par la Constitution.
C’est dans ce même esprit de préservation des acquis démocratiques que la vie politique a évolué au Bénin. A cet égard, l’exemple de ce pays en matière de démocratie ne saurait se réduire uniquement au rôle joué par la Commission électorale nationale autonome (CENA) créée en 1995, et à l’autorité qu’a su imposer, à chaque échéance électorale, depuis une vingtaine d’années, la Cour constitutionnelle. La reconstruction politique opérée dans ce pays (dont témoignent la banalisation de l’alternance à la tête de l’État et les renversements de majorité à l’Assemblée nationale), est également illustrée par le dynamisme des forces politiques qui s’appuient sur une société civile de mieux en mieux organisée.
En réalité, c’est toute la société béninoise, à travers les institutions, les organisations non gouvernementales, les mouvements associatifs (où les femmes occupent une place prépondérante), et la presse, qui se juge comptable du pacte politique et social scellé à la conférence nationale de février 1990. Elle a eu à le démontrer à plusieurs reprises, notamment à l’occasion de plusieurs scrutins présidentiels. En 1996, la Cour constitutionnelle a validé le résultat défavorable au chef de l’État sortant, Nicéphore Soglo, candidat à sa propre succession. Plus récemment, en 2006, les Béninois, dans leur ensemble, ont su faire échec à la volonté du Président Mathieu Kérékou, de briguer un troisième mandat (interdit par la Constitution) et de discréditer le scrutin qui allait porter au pouvoir Yayi Boni.
Les obstacles qui continuent de se dresser sur la voie des changements politiques et de la démocratie, pourtant largement souhaités par les peuples africains, ne peuvent en aucun cas conduire à douter de la capacité de l’Afrique à surmonter les résistances à l’alternance démocratique. L’exemple du Ghana, où, en décembre 2008, le candidat de l’opposition, John Atta Mills, n’a battu son adversaire que de quelques milliers de voix, a montré que pour peu que certaines conditions soient remplies (impossibilité pour le président sortant de pouvoir postuler à un troisième mandat, bon fonctionnement de la Commission électorale, existence d’un projet alternatif), les ressorts de la démocratie peuvent fonctionner. En octobre 2001, douze malheureuses voix séparaient les deux finalistes de la présidentielle au Cap Vert… Le perdant (Carlos Veiga) a félicité le vainqueur (Pedro Pires) et lui a souhaité bon vent !
A l’évidence, en Afrique de l’Ouest tout spécialement, la restauration, sous le couvert d’un discours démocratique, n’a pas brisé l’élan des années de contestation. Par ailleurs, le monde d’aujourd’hui n’est pas celui des décennies 1960, 1970 et 1980 où les régimes de parti unique bénéficiaient de la bienveillance et surtout des soutiens multiformes, y compris militaires, des anciennes puissances coloniales, dont principalement la France. De nos jours, la quête de démocratie et de liberté est au cœur des relations internationales et l’Afrique n’est pas en reste. Dès lors, on peut dire, sans risque de se tromper, que les pouvoirs qui s’obstinent à verrouiller le jeu politique pour se maintenir au pouvoir livrent un combat d’arrière-garde. Ce constat est d’autant plus vrai que la crise économique, avec ses retombées sociales, ne manque pas d’exacerber les rapports entre gouvernants et gouvernés.
L’Afrique est-elle vouée à la fatalité de l’autoritarisme politique et des « divagations démocratiques » ? Nullement. D’abord, parce que le mouvement vers plus de démocratie que l’on observe ici ou là, plus en Afrique de l’Ouest qu’en Afrique centrale, ne se réduit pas à la seule sphère institutionnelle : elle recouvre de plus en plus les aspects sociétaux, dont entre autres, les rapports entre les sociétés africaines prises dans leur ensemble, d’une part, l’État et le pouvoir, de l’autre.
Il est, à mes yeux, tout autant inacceptable d’ignorer les dérives dont sont entachées nombre d’expériences politiques prétendument démocratiques, que de balayer d’un revers de la main les avancées enregistrées au cours des deux dernières décennies qui tranchent avec les anciens modes de conquête et d’exercice du pouvoir. Le pluralisme, fut-il imparfait et même dévoyé, est aujourd’hui une réalité dans beaucoup d’États d’Afrique subsaharienne. Cela se traduit, quelles que soient les tentations d’immobilisme voire de roublardise politique, par un jeu plus ouvert autour de règles d’équilibre et de respect de principes inscrits dans les textes constitutionnels. A ce propos, il faut noter une plus grande juridicisation des débats politiques et une attention plus vigilante portée par les acteurs sociaux au respect des cadres juridiques et institutionnels. Même si le phénomène partisan fonctionne de manière parfois biaisée et irrégulière, il demeure un garde-fou contre les velléités autoritaires.
L’exemple récent du Burkina Faso est à ce propos très édifiant. Face à une contestation populaire et à une mobilisation inattendue des partis politiques jusque-là tenus par le pouvoir burkinabé, alors qu’il venait d’être « réélu » en novembre 2010 au premier tour à une majorité écrasante (avec plus de 80 %, mais pour un corps électoral volontairement restreint), Blaise Compaoré a été contraint de faire machine arrière sur son projet de « déverrouillage » de la Constitution visant à faire sauter le loquet du nombre de mandats (fixés dans les textes à deux). Contrairement aux trois pays d’Afrique du Nord touchés récemment par ce qu’on a appelé le « Printemps arabe » (Tunisie, Libye, Egypte), tous limitrophes et, donc, sensibles au phénomène de mimétisme, les pays d’Afrique subsaharienne n’en sont plus au stade de la seule conquête des libertés et de la démocratie institutionnelle. Quelles que soient les vicissitudes que continuent de connaître l’exercice des libertés et la pratique du pluralisme qui passe principalement par une réhabilitation du suffrage universel et une modernisation du système des partis, les peuples d’Afrique subsaharienne ont désormais en point de mire l’accession à une démocratie avec tous les jeux d’équilibre et de contrepouvoirs qui rendent définitivement impossible le retour à la situation ante.
Si l’alternance électorale est un révélateur du bon fonctionnement d’une démocratie et de son enracinement dans la société, le pluralisme politique recouvre aussi, pour reprendre un propos de Pierre Mendès-France, « beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité. C’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique et de respect de