Une première constatation : la situation économique de l’Union Européenne n’est pas bonne et son évolution est inquiétante. La croissance est anormalement basse. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre de la mise en place de la monnaie unique, la sensibilité de l’économie européenne aux chocs extérieurs est demeurée forte. Par ailleurs, les conflits à l’intérieur de l’Union Européenne à la frontière des sphères de l’économie et de la politique contrarient l’émergence d’une politique économique européenne. Tout ceci menace l’existence même de l’Union Economique et Monétaire.
Dans la situation actuelle, les moyens de mener une politique économique, en particulier une politique contracyclique, dans l’UE sont très faibles. Les deux principaux leviers que sont la politique monétaire et la politique budgétaire ont, en effet, des possibilités d’action très réduites.
La paralysie de la politique monétaire
Certes, la BCE pourrait – et devrait – abaisser les taux d’intérêt au niveau de 1 %, mais cela n’aurait sans doute pas beaucoup d’effet car les variations du montant des crédits à court terme sont, dans la situation actuelle, très peu sensibles au niveau des taux courts et répondent beaucoup plus à celui des taux longs. Tout se passe comme si la BCE ne disposait pas des moyens de la transmission de ses impulsions. Toutefois, une diminution des taux courts aurait un effet sur le taux de change de l’euro par rapport au dollar, ce qui n’est pas négligeable.
Comment expliquer l’inertie de la BCE en la matière ? Par plusieurs causes :
– la BCE est prisonnière d’une doctrine monétaire purement « nominaliste ». Les gouverneurs ont tous un « biais » monétariste doctrinal. Comme la BCE n’est pas tenue, de par ses statuts, de rendre des comptes, il n’y a aucun contrepoids par rapport à ce biais ;
– non seulement, la BCE dispose de l’indépendance en ce qui concerne ses moyens (elle ne fait l’objet d’aucun contrôle), mais elle dispose aussi de l’indépendance par rapport aux objectifs qu’elle se fixe. Tout se passe comme si elle était « face à elle-même » ;
– les « banquiers centraux » des Etats membres de la Zone Euro qui ont la majorité dans le Conseil de la Banque ne peuvent s’empêcher de « penser national ». Comme les décisions sont prises par consensus, il en résulte une forte inertie ;
– les statistiques relatives à la Zone Euro, considérée globalement, sont encore très embryonnaires et peuvent difficilement sous-tendre un raisonnement pour l’ensemble de la zone.
Ainsi se sont formées les conditions pour que la BCE fasse l’objet d’un ensemble de pesanteurs qui la paralysent. En créant la BCE, sous la forte impulsion de l’Allemagne, ses concepteurs ont, en réalité, engendré une sorte de « monstre » vis à vis duquel ils n’ont aucune possibilité d’influence.
Contrairement à la FED aux Etats-Unis, la BCE a les yeux fixés exclusivement sur l’inflation. Or une inflation trop basse, à laquelle pourrait conduire l’overshooting de la politique monétaire, pourrait être préjudiciable à l’UE. Il serait souhaitable d’inclure le plein-emploi dans les objectifs impartis à la BCE, comme aux Etats-Unis.
L’absence de moyens et les contresens de la politique budgétaire
La politique budgétaire de l’UE est réduite à sa plus simple expression en raison de la dimension du « budget européen » et des clauses des traités.
On sait que le budget européen est très faible et ne représente que 1,2 % du PIB européen. En outre, les moyens d’action dont disposent les autorités européennes sont extrêmement réduits puisque le budget de l’Union doit être nécessairement en équilibre (l’Union ne peut pas « emprunter » en tant que telle) et l’Union n’a pas le droit de lever d’impôts. Ceci signifie que l’Union, contrairement aux Etats-Unis notamment, ne peut pas avoir de politique contracyclique.
En outre, la façon dont les contraintes imposées aux Etats membres dans le Pacte de Stabilité sont libellées est elle-même très contestable. Elles sont fondées d’abord sur la crainte de l’insolvabilité des Etats : encore cette insolvabilité ne saurait être appréciée sur la base des déficits publics annuels mais des déficits « en tendance » («soutenabilité » du déficit « dans son profil » selon le jargon bruxellois). Elles sont fondées aussi sur la crainte des conséquences au niveau de la zone de comportements irresponsables des pays-membres : crainte qu’un pays, en laissant dériver excessivement son déficit budgétaire, fasse croître les taux d’intérêt de la zone. Mais la façon dont le Pacte de Stabilité est conçu et fonctionne ne répond pas à une rationalité économique satisfaisante.
En fait, ce qui compte n’est pas le seul équilibre des finances publiques, mais aussi l’équilibre entre l’épargne et l’investissement (secteurs privé et public confondus) qui trouve son expression dans la situation de la balance des paiements courants. En outre, un déficit des finances publiques doit être apprécié en fonction du contexte où il apparaît. Ainsi, par exemple, si l’on est en situation de basse conjoncture et si l’épargne privée est abondante (cas de la France aujourd’hui), il est ridicule de vouloir limiter drastiquement le déficit des finances publiques.
En situation de « chocs asymétriques », lorsque une partie seulement des pays de la zone sont en état de basse conjoncture, le déficit public n’a pas, « ipso facto », une connotation négative et ne peut pas y évincer l’investissement privé qui est faible du fait même des comportements des agents privés qui privilégient le désendettement et l’épargne de précaution. Une politique budgétaire active dans ces pays permet à la politique monétaire de rester neutre et soutient l’activité des autres pays via le commerce intra-zone.
Si l’ensemble des pays de la zone sont en récession (chocs symétriques), il revient à la politique monétaire de rétablir la confiance et stimuler l’activité en baissant les taux d’intérêt. Faute de quoi, la politique monétaire est, dans ce contexte, la première responsable d’un éventuel alourdissement du déficit budgétaire. La contrainte sur les finances publiques ne doit s’exercer que si l’on est en situation de « surchauffe ».
En ce qui concerne les indicateurs, la contrainte ne devrait s’exercer que sur la dette publique à long terme (dont il convient de voir si elle est soutenable) et non sur le déficit public annuel.
Croissance potentielle et « soutenabilité » des finances publiques à long terme
Un rapport de l’OCDE (« Sources de la croissance »), paru en mars 2003, s’interroge sur les causes de la croissance faible en Europe et les remèdes à y apporter.
Il montre qu’il y a des réserves de croissance inexploitées en Europe. Alors que, jusqu’en 1993, l’Europe tendait à rattraper les Etats-Unis en termes de PIB par habitant, depuis cette date, le mouvement s’est inversé. Alors que la croissance potentielle est de 3 % aux Etats-Unis, au Canada et en Australie, elle est nettement inférieure en Europe. Encore, au sein de celle-ci, la France est-elle bien placée avec une croissance potentielle de 2 % contre 1,5 % en Allemagne et en Italie.
S’interrogeant sur les moyens de remédier à cette situation, évoquant d’abord le « taux d’emploi » (des femmes et des plus de 55 ans) trop faible et le nombre d’heures de travail également trop faible, le rapport de l’OCDE met l’accent sur l’insuffisance des dépenses de recherche et de formation en Europe. Il relève, en particulier, la faiblesse de la recherche privée (qui ne représente que 1,2 % du PIB en France et 0,5 % en Espagne et en Italie contre 2 % aux Etats-Unis et au Japon).
Ceci ne conduit pas à réduire la recherche publique. Au contraire, le retard de l’Europe en matière de recherche pousse à construire des budgets publics comportant des dépenses élevées en termes de recherche et formation par l’enseignement supérieur et à développer des partenariats public-privé.
Mais ceci conduit, aussi, à recommander de « sortir » du Pacte de Stabilité les dépenses correspondantes et de les inclure dans un budget européen qu’il faudrait restructurer et augmenter.
Il est possible de faire un certain nombre de propositions :
– définir une politique d’investissements publics (notamment en termes de recherche et enseignement supérieur) à long terme hors Pacte de Stabilité ;
– passer d’un Pacte de Stabilité à un Pacte de « Soutenabilité » fondé sur la considération des limites acceptables du rapport de la dette publique au PIB (ceci devant être modulé en fonction du niveau de développement du pays en question) ;
– dans un Pacte de « Soutenabilité » ainsi défini, apprécier l’opportunité et l’ampleur des déficits publics au regard de la situation des balances des paiements courants (ce qui implique que l’Europe soit dotée d’un « gouvernement économique ») ;
– renoncer aux baisses d’impôts irréversibles (les baisses ne devant pas être exclues mais modulées en fonction de la position dans le cycle d’activité économique) ;
– faire progresser les dépenses publiques comme le PIB potentiel. Mais cette dernière proposition va à l’encontre de la logique de la Commission Européenne qui voudrait que les soldes des finances publiques tendent vers zéro, ce qui est absurde. Un solde des finances publiques nul à moyen terme signifierait que le montant de la dette publique n’augmenterait pas. Il s’ensuit que le ratio dette/PIB baisserait continuellement, à moins que l’Europe ne connaisse plus aucune croissance. Or faire tendre le ratio dette/PIB vers zéro serait certainement sous-optimal au vu du rôle essentiel des dépenses publiques dans la formation des ressources humaines, le progrès technique et la cohésion sociale.
Remettre l’Europe d’aplomb
Depuis sa création, la Communauté Européenne, puis l’Union Européenne, sont écartelées entre deux logiques, deux doctrines contradictoires :
– Une première doctrine qui est fondée sur le principe de la « souveraineté européenne » et conduit progressivement à plus de fédéralisme. C’est une conception française : en économie, elle devrait pousser à élargir un champ touchant, non seulement à la monnaie, mais aussi à la fiscalité et au budget. Mais il faut souligner aussitôt les contradictions de la position française qui prétend vouloir une Europe dotée d’une forte capacité d’action politique, mais qui est plus que réticente à franchir le pas du fédéralisme en ce qui concerne les prérogatives régaliennes. Ceci a contrarié jusqu’ici les velléités d’une initiative franco-allemande capable d’entraîner un noyau dur de pays.
– Une deuxième doctrine qui est fondée sur le principe de la « concurrence » et conduit à
organiser en Europe la concurrence des Etats, aussi bien dans le domaine des biens
que dans celui des systèmes sociaux. Selon cette doctrine, le « monde du marché »
domine le « monde politique » au nom d’un « ordre naturel ». Ceci revient à essayer
de faire coexister la sociale-démocratie à la « suédoise » avec le libéralisme à
« l’anglaise ».
Longtemps, on a réussi à éviter que le problème soit posé dans toute sa dimension et l’on a pensé que l’on arriverait à concilier les deux visions antagonistes par le pragmatisme et le « néo-fonctionnalisme ».
L’Union Economique et Monétaire oblige à trancher dans le vif et le compromis n’est plus possible. Pour se réaliser pleinement, l’UEM pose la question des moyens de l’action collective et ne peut plus se contenter de pratiquer la politique des « petits pas ».
Si l’on re-nationalise les politiques par le système de la concurrence, les gouvernements ne s’arrêteront pas en chemin. L’UEM risque de ne pas y résister car les gouvernements seront tentés de récupérer l’arme du taux de change. L’élargissement va accentuer la pression en augmentant l’hétérogénéité.
Le modèle de la souveraineté européenne ne peut en rester au mode actuel de coordination. Cela peut conduire à remettre l’ouvrage sur le chantier, mais, comme souvent, il faudra peut-être une crise profonde pour que cela ait lieu.
par Jean-Pierre PAGÉ, membre de Cercle