Union européenne et Turquie: des défis croisés

Union européenne et Turquie: des défis croisés

par Robert Bistolfi membre du Cercle Condordet de Paris

Clin d’œil de l’histoire : la patrie de Zénon d’Élée était fille de Phocée l’anatolienne. Le célèbre paradoxe où Achille ne peut rejoindre la tortue semblait avoir trouvé une illustration presque parfaite dans les péripéties de la relation de la Turquie avec le reste de l’Europe, et plus précisément avec l’Union européenne au cours des quatre dernières décennies. Le 6 octobre 2004, l’Achille turc avait enfin paru rattraper la tortue communautaire. Très attendue, la communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement, rendue publique à cette date, considère en effet que la Turquie satisfait globalement aux conditions politiques fixées par le Sommet de Copenhague, en 2002. Des négociations en vue d’une adhésion pouvaient donc s’engager, mais il était laissé au Conseil européen de décembre 2004 le soin de fixer la date de leur ouverture.
L’expérience des autres élargissements donnait à penser que l’avis de la Commission – essentiel dans le processus de décision communautaire – mettrait fin au débat, et que l’on s’engagerait dans une négociation longue et difficile certes, mais où l’art du compromis des diplomates et des experts ferait comme d’habitude merveille. Alors qu’il demeure absent ou marginal dans des pays comme l’Espagne ou l’Italie, le débat est cependant reparti de plus belle dans quelques États membres. Il est particulièrement vif en France au sein des principales forces politiques. Mise à part une UDF presque unanimement opposée au projet, la Droite et la Gauche sont également divisées. Chacun perçoit que ces divisions ne reflètent pas seulement les problèmes intrinsèques, objectifs, du dossier d’adhésion : ces derniers sont connus et bien identifiées dans le rapport de la Commission qui définit par ailleurs les voies et moyens pour les résoudre. Deux éléments surdéterminent en effet les perceptions de la « question turque » : la perte de repères de la construction européenne et le glissement du politique à l’identitaire dans la recomposition internationale des pouvoirs.
Pour avoir procédé à un élargissement massif sans, au préalable, avoir réalisé une meilleure convergence des politiques nationales, puis réformé ses institutions et défini le contenu concret, lisible par les citoyens, de la « fédération d’États-Nations » qu’elle prétend mettre en place, l’Union européenne se retrouve désorientée. Des impulsions successives avaient dans le passé permis des réalisations (marché commun, marché unique, euro) qui plaidaient en actes pour la construction européenne. Il n’était pas gênant que la finalité d’ensemble demeurât floue puisque l’on progressait et que les résultats – un continent pacifié, des économies et des systèmes de protection sociale performants – crédibilisaient la construction et semblaient garantir une poursuite heureuse de l’entreprise. Aujourd’hui, les débats autour de la « constitution » et l’enlisement dans des querelles de procédure l’ont bien montré, les perceptions européennes de l’avenir sont trop éclatées pour permettre autre chose que la gestion précautionneuse d’un mariage de raison. Chaque pays étant confronté à de dures adaptations structurelles et tenté de prendre appui sur l’Union en bénéficiant de ses avantages sans en accepter les charges de solidarité, l’acquis commun semble bien fragile. En l’absence de projet d’avenir mobilisateur, la tentation est grande de sélectionner dans l’histoire du continent des éléments d’ordre identitaire comme liant fédérateur. En situation de doute, le repli est de règle et l’arrivée de la Turquie – pays de culture musulmane – ne peut a priori être perçue que comme introduisant de nouveaux et dangereux éléments d’incertitude, d’ordre politico-culturels, dans une Union en recherche de sens.
La « question turque » se serait-elle posée dans les mêmes termes émotionnels si n’avait pas eu lieu l’événement du 11 septembre 2001, et si les réactions calamiteuses de l’Administration Bush n’avaient pas renforcé dans les esprits que la « guerre des civilisations » prédite par Samuel Huntington était enclenchée? On ne peut récrire l’histoire, mais l’on peut penser que, de même qu’elle s’apprête à intégrer plusieurs pays dont la culture a de très fortes spécificités, l’Union aurait pu aborder le dossier turc avec une égale confiance dans sa propre capacité d’intégration. Le fonds multiculturel existant n’était-il pas déjà très diversifié ? Mais aujourd’hui, parfois avouée, la peur de beaucoup est qu’avec une Turquie dans l’Union, l’on prendrait le risque de voir les remous imprévisibles et menaçants du monde musulman directement introduits dans la place.
Devant être soucieuse à la fois du respect des engagements pris par l’Union et d’un juste balisage du parcours d’adhésion, une approche dédramatisée du dossier turc s’impose cependant. Cela suppose qu’avant d’affronter les objections disparates qui se sont exprimées, l’on prenne une plus exacte mesure des défis croisés auxquels l’Union et la Turquie devront faire face. Les fortes inégalités de départ entre les deux partenaires comme l’importance des réformes politiques attendues de la Turquie soulignent l’ampleur de la tâche.
Des difficultés objectives
Poids lourd démographique (70 millions d’habitants, soit 15% de la population de l’Union), la Turquie ne représente encore que 2% du produit intérieur brut (PIB) européen, et ceci malgré une croissance économique remarquablement soutenue pendant plusieurs années. Un chiffre résume l’un des principaux défis de l’adhésion : le PIB par habitant est quatre fois inférieur à celui de l’Union à 25, lui-même déjà tiré vers le bas par l’inclusion des ex « pays socialistes ». La carte des disparités dessine l’ampleur de la tâche. Les coûts budgétaires sont
é valués, et le rapport de la Commission passe en revue tous les domaines – politique commerciale, agriculture, droits sociaux, mouvements migratoires, environnement… – où des adaptations parfois douloureuses seront nécessaires de part et d’autre. La politique de cohésion de l’Union, qui vise à réduire les disparités économiques entre régions riches et régions pauvres, sera fortement sollicitée ; mais les efforts requis de la Turquie seront beaucoup plus importants que les ajustements et les soutiens qui pèseront sur l’Union. Le rapport met l’accent sur l’ampleur et la durée des adaptations économiques, administratives et sociales – en particulier dans l’agriculture – que le pays devra affronter.
S’agissant des réformes politiques, jugées comme la pierre de touche de la volonté d’intégration de la Turquie et de son adhésion aux valeurs de l’Union, la Commission a jugé que « des progrès substantiels » ont été accomplis, « conformément aux priorités figurant dans le partenariat pour l’adhésion. » Elle a conclu que « la Turquie satisfait suffisamment aux critères politiques et recommande l’ouverture de négociations d’adhésion. »
Si des bénéfices partagés sont à attendre, ce n’est cependant qu’au terme d’un véritable parcours du combattant. La durée est essentielle au projet : une adhésion pourrait au mieux intervenir en 2015, mais ce n’est qu’en 2025 que la Turquie atteindrait à une exacte parité de droits avec les autres États membres. Rien n’est cependant acquis au départ : en proposant un double dispositif de soutien et de vérifications périodiques de la situation, la Commission insiste sur le fait que « c’est un processus ouvert dont l’issue ne peut pas être garantie à l’avance ».
La stratégie préconisée repose sur trois piliers : le renforcement de la coopération de soutien aux réformes en Turquie ; une procédure de négociation minutieusement détaillée ; l’organisation d’un dialogue politique et culturel renforcé grâce à des forums d’échanges entre représentants des sociétés civiles. Le soutien aux réformes se traduira d’abord par un suivi attentif de la manière dont elles entreront dans les faits sur des sujets sensibles : tolérance zéro à l’égard de la torture, retour des personnes déplacées dans le sud-est anatolien, droits et libertés des Kurdes, traitement des communautés religieuses non musulmanes, droits des syndicats… La Commission fera chaque année un examen de la situation, un premier rapport au Conseil européen devant être établi dès la fin de 2005. Elle pourra également recommander une suspension des négociations, à prendre à la majorité qualifiée et non à l’unanimité, en cas de violation grave et persistante des principes (de liberté, de démocratie, etc.) sur lesquels l’Union est fondée.
Le dispositif d’ensemble semble équilibré dans son souci de répondre aux attentes de tous les acteurs. Il honore les engagements pris avec la Turquie en lui proposant un calendrier de négociation et une feuille de route claire. Aux pays membres qui découvrent tardivement certains enjeux il offre une batterie de garanties : au risque de froisser Ankara, il prévoit des vérifications qui n’ont pas été insérées dans les autres négociations d’élargissement.
Arguties
La poursuite de la controverse autour de l’ouverture des négociations peut surprendre. Elle tient sans doute aux interrogations croissantes sur l’identité européenne, sur les choix alternatifs d’une Turquie qui serait éconduite, sur les relations avec le monde musulman… Non convaincus par les propositions de la Commission, les adversaires de l’adhésion continuent à avancer plusieurs raisons, en les juxtaposant parfois en désordre. Le poids des arrière-pensées et des préoccupations immédiates est visible chez certains : un sondage ayant révélé qu’une grande majorité des personnes interrogées seraient hostiles aujourd’hui à l’entrée de la Turquie dans l’Union, on a assisté à d’étonnants revirements politiciens. La controverse devrait partiellement retomber après la décision du Conseil européen relative à l’ouverture des négociations, mais il demeure que la « question turque » se posera de manière récurrente au cours des prochaines années (ne serait-ce que lors des examens annuels prévus par la Commission européenne). Allant du circonstanciel au plus fondamental, les raisons avancées par les opposants appellent de ce fait un examen plus précis.
Des arguments juridiques spécieux ont tout d’abord été avancés, telle l’affirmation que l’engagement européen de 1963 à l’égard de la Turquie concernait le « marché commun », et que les États-membres s’étant depuis donné des objectifs plus ambitieux, la promesse serait tombée. C’est oublier la longue marche des Turcs en dialogue avec les Quinze, sur la foi des promesses politiques formelles et renouvelées de ces derniers. L’oubli des engagements pris comme des verrous prévus par la Commission est surprenant lorsqu’il émane de juristes connus qui refusent que l’on s’engage dans les négociations programmées au prétexte qu’elles déboucheraient inéluctablement sur une conclusion positive.
Inattendus, liés à des préoccupations politiques internes, d’autres obstacles juridiques sont soudainement dressés. L’ampleur prise par le débat ayant révélé de profondes divisions de la majorité présidentielle, le président de la République redoute des répercussions négatives de la « question turque » sur la future ratification référendaire de la « Constitution européenne ». D’où, pour désamorcer s’il en est temps les interférences, son annonce qu’un référendum devrait, au terme de négociations abouties avec Ankara, confirmer l’accord français. Mais, ce faisant, il est évident que l’on introduirait une condition additionnelle aux règles du jeu convenues, ce que le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, qui avait déjà été désagréablement surpris par l’imprécise « clause de suspension des négociations » prévue par la Commission, a aussitôt fait observer. Forte, sa thèse est que si la Turquie peut s’engager à se conformer aux principes généraux fixés par l’Union pour ses élargissements et aux procédures arrêtées, elle ne peut accepter de voir l’édifice modifié au gré des circonstances et en fonction de l’identité des candidats.
Une frontière naturelle ?
Certains arguments de rejet qui s’appuient sur la géographie ou la différence d’identité sont, en apparence, plus consistants. L’on se souvient que le roi Hassan II, dans les années 80, avait souhaité rejoindre la Communauté européenne et que pour écarter sans le froisser la demande les quelques kilomètres qui séparent l’Europe de l’Afrique à Gibraltar avaient fourni un argument d’apparent bon sens. Dans sa prise de position contre l’entrée de la Turquie dans l’Union, Valéry Giscard d’Estaing s’est appuyé sur un argument semblable : La Turquie ne peut entrer dans l’Union parce qu’elle n’est pas européenne, l’essentiel de son territoire étant en Anatolie… Une approche purement géographique se révèle cependant peu convaincante en raison de la fragilité du concept de frontière naturelle. Chacun sait qu’entre l’Europe et l’Asie, la frontière que constitue la modeste chaîne de l’Oural est d’abord conventionnelle. L’Europe inclut-elle ou non le Caucase ? Loin à l’est d’Istanbul, Chypre n’est-elle pas considérée comme européenne ? Des approches plus ou moins restrictives peuvent se déployer en s’appuyant sur d’apparentes évidences physiques, mais ces évidences étant subjectives, elles peuvent également permettre tous les revirements en fonction de l’opportunité : ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé avait été l’un des principaux avocats de la cause turque dans l’Union, ceci jusqu’à ce qu’il « déplace » soudainement les frontières de cette dernière : « Il y a les Vingt-Cinq, puis la Roumanie et la Bulgarie, peut-être un jour, quand la démocratie, la paix, seront revenues, les pays des Balkans, et puis voilà. Au-delà nous tombons dans le voisinage… »
Dans le prolongement d’un rejet fondé sur la géographie, on fait aussi valoir que l’admission de la Turquie ouvrirait la voie à de nouveaux élargissements conflictuels, vers l’Ukraine d’abord, qui est sans conteste européenne et dont de nombreuses voix polonaises réclament déjà l’intégration fût-ce au risque d’une grave crise avec la Russie. L’on fait valoir aussi que déplacer les frontières de l’Union jusqu’au Caucase et à l’Anatolie orientale multiplierait les points de contact directs avec les foyers chauds de la région (iranien, irakien, syrien…), avec la menace d’implications non souhaitées. L’objection appellerait certes un examen plus fouillé, mais au stade de généralité où elle se situe elle peut être inversée : porter aux confins envisagés les limites de l’Union aboutirait à étendre le champ de l’Etat de droit, d’une pratique démocratique moins encombrée d’exploitations idéologiques, d’une approche des relations internationales fondée sur le multilatéralisme… Autrement dit, à diffuser un modèle européen alternatif à l’unilatéralisme américain et porteur d’apaisement. En bref, les hésitations du moment montrent bien que les frontières de l’Europe ne peuvent être rigidement fixées (ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elles soient arbitraires ou extensibles jusqu’à l’absurde).
Une frontière identitaire ?
La pression de la demande turque sur une Union incertaine de son avenir risque par ailleurs d’amener à de hâtifs et douteux recentrages identitaires, le passé étant alors sollicité de manière abusive dans une démarche de protection régressive. Qu’est-ce qui peut encore rassembler quand aucune ambition collective n’est proposée aux peuples européens en dehors d’une préservation des acquis que l’on connaît ? C’est dans ce contexte que douze intellectuels dirigés par le philosophe Krzysztof Michalski ont été chargés par le président de la Commission de réfléchir à « la dimension spirituelle et culturelle de l’Europe » : venant après les polémiques liées à l’inclusion ou non, dans la Constitution, d’une référence aux racines chrétiennes du continent, cette demande de réflexion apparaît révélatrice d’un doute existentiel et d’un déficit symbolique profonds.
Mais s’attacher à dégager les frontières identitaires de l’Union risque d’être aussi malaisé que de procéder à une délimitation géographique précise. Les frontières culturelles sont par nature mouvantes. Jusqu’où remonter dans le temps, et qui exclure ou désigner comme irréductiblement étranger ? Faut-il rappeler que pendant des siècles le rayonnement de la culture grecque a dépendu de ses foyers anatoliens et qu’il eut été absurde d’imaginer une coupure verticale dans la mer Égée ? La longue présence turque dans les Balkans et en Europe centrale, qui lui doivent nombre de leurs spécificités culturelles d’aujourd’hui, doit-elle être oubliée pour mieux ramener l’Union à son noyau chrétien, plus précisément catholique ? La démarche soulève plus de questions qu’elle n’apporte de certitudes apaisantes car, dans une telle recherche d’appuis historiques, ce sont surtout les épisodes conflictuels qui seront privilégiés pour séparer le bon grain européen de l’ivraie asiatique qui voudrait le parasiter. Face aux « laïques » qui soulignent que l’Europe n’a pas vocation à demeurer un club chrétien, d’autres font feu de tout bois pour écarter la Turquie. Évoquant les affrontements d’autrefois, un commissaire européen a ainsi pu déclarer que l’entrée de la Turquie dans l’Union effacerait la victoire de 1683, lorsque les Habsbourg ont battu l’armée ottomane sous les murs de Vienne. Notre Premier ministre a cru pouvoir évoquer en termes tout aussi douteux des incompatibilités présentées comme définitives : « Voulons-nous que le fleuve de l’islam rejoigne le lit de la laïcité ? ».
Si les épisodes conflictuels sont nombreux dans la longue histoire des relations de la Turquie avec le reste de l’Europe, doit-on oublier qu’ils n’opposaient pas toujours deux entités, et que l’alliance franco-turque avait écarté les enrôlements sous une bannière religieuse ? Doit-on occulter les échanges pacifiques et mutuellement fructueux qui ont aussi eu une grande place ? Dans l’Union, il a été fait le pari d’un dépassement des « mémoires blessées », de la consolidation de perceptions de l’autre moins antagoniques, d’un avenir pacifié : la Turquie devrait-elle, seule, être écartée de cette démarche de reconstruction des perceptions ? Dans son cas, les blessures de l’histoire seraient-elles condamnées à ne jamais cicatriser ? Alors que la Grèce, dernier des pays européens à avoir connu de lourds conflits avec la Turquie, s’est heureusement engagée en faveur de son accueil dans l’Union, peut-on imaginer que la porte soit in fine claquée au nom d’incompatibilités culturelles ? L’écrivain Ohran Pamuk a très justement mis l’accent sur l’élément central du « problème turc » lorsqu’il invite à « débattre avant tout d’une définition de l’Europe » et lorsqu’il interroge : « Se prépare-t-elle à un avenir multiethnique et multi religieux ou à une civilisation chrétienne fondée sur l’histoire et le nationalisme ? J’aimerais que les Européens adoptent une position au sujet de leur idée de l’Europe alors que la Turquie frappe à sa porte. »
Une confluence dans la durée
À juste titre, la Turquie veut qu’on juge sa candidature sur ses vertus propres comme cela s’est fait pour les autres candidats. L’offre d’un « Partenariat privilégié », que d’aucuns présentent comme une alternative à l’adhésion, est refusé par les Turcs pour des raisons à la fois politiques et pratiques : qu’apporterait-il de plus que le partenariat actuel et l’Union douanière qui en est la base ? Chacun s’accorde à reconnaître – et la Commission en premier – que les changements intervenus en Turquie pour répondre aux « critères de Copenhague » ont été rapides. Abolition de la peine de mort, reconnaissance des droits des minorités linguistiques, réduction du poids politique de l’armée, attitude constructive sur la question chypriote… : la volonté de réforme est incontestable même si, du droit à la réalité des faits, la consolidation démocratique réclamera de longs délais (les transformations sociétales n’étant jamais linéaires, elle pourra même connaître des paliers). C’est précisément cette durée qu’il convient de prendre en considération, ainsi que l’alchimie des interactions – faut-il parler de métissage ? – qu’elle permettra. Si le dialogue avec l’Union a déjà fourni aux dirigeants turcs un puissant levier de transformations législatives, elle a également aidé à la poursuite de la transformation des mentalités et, dans nombre de domaines, orienté les initiatives en fonction de l’adhésion escomptée.
Il convient cependant de ne pas sous-estimer le travail de rapprochement qui reste à accomplir et que révèlent les Eurobaromètres, ces enquêtes d’opinion que la Commission européenne réalise périodiquement : au printemps 2004, si les Turcs ont en majorité une vision positive de l’Union (56% contre 12% d’opinion négative), si 76% d’entre eux sont favorables à une adhésion, il apparaît que l’espoir d’une vie meilleure – mesurable en termes de prospérité économique, de protection sociale, de liberté de circulation – fonde prioritairement cette option communautaire. Sur la dimension identitaire de la démarche, les perceptions sont beaucoup plus brouillées, ce que reflète un partage presque égal entre ceux qui se déclarent fiers d’être des Européens et ceux qui n’en retirent aucune fierté, ou encore ne se sentent pas européens. L’ampleur des défis posés par l’adaptation à une Union dont la force normative interne apparaît redoutablement efficace, l’imprécision des abandons identitaires qui seront réclamés contribue aussi à expliquer les inquiétudes manifestées (en gros par un Turc sur deux) au sujet de l’avenir de la langue, de la monnaie, de l’identité nationale et de la culture… Les Eurobaromètres dessinent ainsi un « imaginaire européen de la Turquie » où les attentes utilitaires l’emportent très largement sur le désir d’être partie prenante à une construction réellement communautaire. Sur ce volet-là, l’ignorance, les méfiances et les doutes ne font que renvoyer à ceux qui se manifestent dans l’Union. C’est dire que « l’un des principaux défis à relever dans les dix années à venir est bien (…) d’œuvrer au rapprochement de ces deux imaginaires respectifs. »
Cette longue marche à l’issue incertaine réclamerait de ceux qui souhaitent que l’on s’y engage une démonstration rigoureusement axée sur la capacité et les moyens de faire confluer vers une construction réellement commune des histoires, des traditions, des cultures, des attentes divergentes. Établie de longue date, la participation turque à nombre d’institutions continentales ou de portée continentale, du Conseil de l’Europe à l’Eurocorps (depuis septembre 2002), assure déjà un ancrage européen solide. C’est pourquoi les raisons avancées par certains défenseurs d’une intégration de la Turquie pourraient se révéler maladroites. Il en est ainsi lorsqu’on insiste exagérément sur le risque de voir les Turcs « choisir un autre modèle » au cas où les promesses de négociation ne seraient pas honorées : l’argument pourrait servir à prouver la fragilité de l’engagement européen d’une Turquie « travaillée » par l’islam ou par d’autres tropismes, comme les fragilités additionnelles que son admission provoquerait dans une Union déjà délitée par les autres élargissements.
Le plaidoyer de ceux qui fondent leur soutien à la candidature turque sur le manque d’ambition de l’Union européenne et sur son échec confirmé à s’ériger en pôle de puissance n’est pas sans effets pervers non plus. Leur démonstration est connue : le projet fédéral européen est enterré et un ordre mondial dominé par l’hyper – puissance américaine prévaudra durablement. Mais telle qu’elle sera, avec la constitution proposée (qu’il faudrait admettre), l’Union européenne demeure néanmoins pour eux un acquis précieux, à défendre et préserver car « sans cohésion politique ni identité commune, c’est essentiellement un espace de paix régi par le droit. ». L’agrégation de la Turquie doit être envisagée sans réserves dans ce cadre. Au-delà, l’accueil des pays du Maghreb et du Proche-Orient est lui aussi à concevoir, avec l’argument que « tout nouvel élargissement accroît la zone relativement protégée contre la volonté monopoliste américaine. » Au total, « l’Europe – puissance » avortée resurgit ici en « Europe – espace de droits » susceptible d’atteindre les mêmes objectifs.
É légante, cette construction repose cependant sur des fondements incertains : un ensemble de droits sans projet de référence lisible et sans bras armé sera nécessairement vulnérable face aux agressions extérieures. Sont là pour en témoigner les interventions américaines qui, à chacun des progrès de l’Europe communautaire, ont voulu peser sur ses choix. Et l’on peut penser que le néo-impérialisme qui s’affirme ne sera pas moins vigilant…
Fonder une ouverture à la Turquie sur l’échec définitif du projet fédéral qui avait été rêvé serait en définitive un peu court. Et ambigu, également : l’on sous-entend en effet que si l’Union avait une chance de se ressaisir, elle ne devrait surtout pas admettre la Turquie parce que, trop atlantique, elle bloquerait au départ, par son poids, les velléités que l’Union pourrait avoir de développer une politique extérieure dégagée de l’emprise américaine. Pour ceux qui espèrent encore un sursaut vers une « Europe européenne », cet élément ne serait pas sans poids pour écarter l’admission. Mais ne procède-t-il pas d’une vision insuffisamment dynamique de l’évolution de la Turquie depuis quinze ans ? Face à la menace soviétique, cette dernière avait, il est vrai, constitué longtemps un bastion avancé de l’Occident (plus qu’un pôle d’indépendance européen). Ceci jusqu’à ce que l’effondrement de l’URSS d’une part, la consolidation démocratique interne d’autre part aient ensuite permis à Ankara de distendre fortement des liens de vassalité atlantique dont l’armée avait été le principal support. L’affirmation d’une plus grande autonomie a été particulièrement nette au cours des dernières années. En témoignent le refus de la Turquie de faciliter à l’Administration Bush l’invasion de l’Irak ou son autre refus du rôle de pays pivot que l’on voulait lui assigner dans le projet de « Grand Moyen Orient ».
La Turquie et la refondation du projet européen
À condition de ne pas tirer de conclusions hâtives de la distinction entre « Europe – puissance » et « Europe – espace de droits », cette opposition définit toujours un cadre de référence pertinent pour situer les enjeux politiques et culturels de la période qui s’ouvre. Les problèmes touchant à l’admission de la Turquie doivent y être appréciés à leur juste importance. Accueillir la Turquie ne consacrerait pas la fin d’une Union ayant les ambitions liées de l’indépendance extérieure et d’un modèle social plus progressiste à l’intérieur : au niveau de l’ensemble des Vingt-cinq, et demain des Vingt-sept, la renonciation est intervenue depuis longtemps. La question est : la présence de la Turquie aidera-t-elle, sera-t-elle indifférente ou s’opposera-t-elle à un ressaisissement de l’Union ?
Contrairement aux apparences, le rétrécissement actuel des perspectives n’est pas lié au seul refus d’un saut qualitatif vers un pouvoir fédéral vrai. N’est pas responsable non plus l’élargissement massif qui est intervenu sans renforcement institutionnel préalable, ni le maintien – avalisé par le projet de constitution – de la règle de l’unanimité en matière de politique étrangère. Ces étapes de la démission ne sont qu’une conséquence et non la cause de l’impuissance européenne. Il n’y a jamais eu une majorité, hier dans la Communauté, aujourd’hui dans l’Union, pour définir un avenir autre que d’acceptation, fut-elle résignée, à un ordre contraint par la tutelle américaine et par les exigences d’une économie totalement ouverte. C’est pourquoi ceux qui pensaient faire naître au forceps l’autonomie européenne souhaitée par une sorte de fuite en avant institutionnelle, en étendant le champ de la majorité qualifiée au détriment de l’unanimité, donnaient sans doute dans l’illusion. Seuls des progrès patients vers une réelle convergence des politiques centrales de l’État-nation (relations extérieures, défense…) auraient pu faciliter, ensuite, les abandons de souveraineté requis par un projet européen plus intégrateur. L’opposition, toujours sommairement présentée, entre la voie de la coopération intergouvernementale et la démarche « communautaire » est insuffisamment dialectique : la confiance entre les nations étant seule à la base d’une construction européenne solide, le renforcement des convergences intergouvernementales apparaît comme un palier essentiel de préparation des transferts de souveraineté requis par une structure d’inspiration fédérale.
En contraignant les Européens à s’interroger sur la nature de l’Union, la « question turque » s’est donc installée au cœur d’une problématique qui lui est antérieure mais que, délibérément, l’on n’avait pas voulu aborder de manière frontale lors des élargissements précédents. Le débat sur la Turquie rejoint ici le débat constitutionnel. Le lien que d’aucuns auraient voulu éviter entre les deux doit au contraire être explicitement établi, mais il ne devrait pas l’être seulement sous l’angle politique conjoncturel des répercussions de la candidature turque sur l’issue des ratifications constitutionnelles. Plus fondamental en effet est le point suivant : l’ « Europe – Espace de droits » pourra-t-elle – Turquie incluse ou non – maintenir durablement une cohésion minimale et une capacité d’action en l’absence d’un « noyau dur » d’États qui, en son sein, se fixeraient des objectifs d’intégration plus ambitieux. La réponse est probablement négative, et le projet de constitution européenne doit alors être examiné prioritairement sous l’angle des obstacles qu’une adoption en l’état opposerait à la création d’un tel noyau au sein duquel les progrès de l’intégration institutionnelle ne seraient pas dissociés d’un objectif de restauration du politique. Or il apparaît que le projet soumet à un contrôle strict des autres pays les coopérations renforcées que certains États membres pourraient vouloir mettre en place et ne prévoit aucune possibilité de réforme autre qu’à l’unanimité.
Du débat constitutionnel qui s’est développé en France, il faut sans doute retenir aussi que la « construction de l’Europe » ne pourra redevenir un objectif mobilisateur que lorsque s’affronteront deux visions plus contrastées de l’avenir, l’une d’abandon au libéralisme et prolongeant la démarche actuelle, l’autre plus volontariste et visant à se réapproprier les moyens d’un destin choisi.
Ce qui se joue là n’est éloigné qu’en apparence de la « question turque ». Dans tous les cas, l’opportunité d’une admission n’apparaît pas devoir être remise en cause.
Soit l’Union ne demeure sur la lancée actuelle qu’un « espace de droits » plus ou moins durablement préservés : l’inclusion de la Turquie ne peut dans ce cas être que bénéfique, et pour elle en l’aidant à accélérer ses propres réformes, et pour l’Union dans son ensemble en étendant le glacis de ses valeurs.
Soit le sursaut occasionné par le débat constitutionnel ouvre la possibilité d’une seconde voie, alternative et plus ambitieuse, au projet libéral actuel : nécessairement restreint, le noyau moteur de cette alternative ne peut sans doute se concevoir qu’à partir de quelques États-membres anciennement ancrés dans la construction communautaire, dont les forces vives seraient désireuses de dégager le modèle européen de sa pesante tutelle anglo-saxonne. Il est évident que la Turquie ne saurait être partie prenante de l’entreprise à ses débuts. Mais qui ne voit que la dynamique politique et sociale mise alors en branle aiderait à structurer le débat politique et la vision de l’avenir européen jusqu’aux limites mêmes de l’Union, Turquie comprise ?
R.Bistolfi
19 novembre 2004

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *