Je n’avais pas participé aux précédentes réunions du groupe de travail « Culture » : mon intervention, sollicitée en début de réunion, s’est trouvée en porte-à-faux parce que le groupe avait déjà, pour l’essentiel, délimité le champ et les thèmes centraux du futur programme à proposer au Cercle. Le papier de Jean-Pierre Pagé m’avait donné un sentiment contraire, et je pensais que le débat était encore largement ouvert : mes propositions s’inscrivaient dans le prolongement de notre travail sur les « Universaux » et trouvaient leur place sous le chapeau « Habiter le monde » du papier de Jean-Pierre.
Avant de développer quelque peu ce que j’ai abordé dans l’improvisation, quelques remarques méthodologiques me semblent utiles. Je vois bien les avantages liés aux propositions de François Barré, et d’abord ses « gains » d’ordre pratique pour le Cercle : l’organisation d’un cycle de conférences de haute tenue, avec des intervenants de qualité et connus, l’accès au centre Pompidou, etc. De la notoriété ainsi acquise, notre Cercle peut espérer plus de visibilité et un recrutement rajeuni. Sans doute, mais il ne faudrait pas que cette perspective contraigne à l’excès le choix des thèmes et, d’abord, nous conduise à négliger la nécessaire réflexion stratégique sur laquelle Philippe Lazar a justement insisté.
Avant d’articuler « réflexion » et « action » en fonction d’une appréciation réaliste de nos moyens (intellectuels et matériels), cette réflexion stratégique devrait d’abord, me semble-t-il, partir des « urgences culturelles » de la période. Où que l’on se tourne, dans le délitement social et sociétal actuel, l’on ne voit certes que des urgences ; et sans doute le thème de la ville offre-t-il un condensé particulièrement parlant des problèmes à affronter pour reconstituer un lien sociétal viable. Toutefois, c’est à un autre niveau de traitement que je songeais en proposant que l’on s’attaque à la dérive idéologique qui, façonnant progressivement les esprits depuis le 11 septembre 2001, veut que l’on aille inéluctablement vers une « guerre des civilisations ». Dans des essais journalistiques, dans divers médias, dans la bouche d’hommes politiques qui prétendent pourtant se défendre de tout amalgame, on assiste à un glissement pervers : de la dénonciation du terrorisme islamiste (terrorisme érigé en mal incompréhensible, dont on se refuse à analyser les causes bien identifiables) on passe à celle de l’islamisme et du fondamentalisme, puis à la méfiance à l’égard d’un islam que l’on « essentialise » en doctrine figée et porteuse intrinsèquement de valeurs incompatibles avec celles du « monde civilisé », c’est-à-dire occidental. Si elle n’était pas traitée en urgence par ce que l’on appelait autrefois les « forces de progrès », cette confusion pourrait conduire à des désastres dont nous avons déjà les signes avant-coureurs. Ce qui est en cause ici, c’est la méconnaissance de l’autre et, plus grave, afin de mieux pouvoir le constituer en adversaire, le refus de le mieux connaître.
Pour aborder le sujet, le couple : « Diversité – Unité », me semblait offrir un cadre approprié.
Diversité : en limitant sa prise en compte à la seule présence musulmane dans nos sociétés (ce qu’elle n’est bien sûr pas), on aurait pu tout d’abord s’interroger sur l’accueil de ses particularités culturelles. Que devrait faire la République pour assurer aux musulmans pratiquants de justes conditions d’insertion dans l’espace public, en corrigeant les inégalités dont ils peuvent souffrir face aux tenants d’autres religions bien établies ? Sur ce sujet, en refusant toute remise en cause inconsidérée de la loi de 1905, nous aurions pu nous insérer dans le courant de réflexion amorcé par l’ancienne commission « Islam et Laïcité » de la Ligue de l’Enseignement, poursuivi aujourd’hui par la commission du même nom à la LIDH.
Unité : la présence musulmane, définitivement inscrite dans notre réalité sociétale, soulève-t-elle des problèmes particuliers en raison d’une incompatibilité supposée des valeurs et des pratiques de l’islam avec les valeurs anciennement établies (judéo-chrétiennes, pour faire court) de la société française ?
La question posée ici diffère de celle, évoquée au point précédent, du traitement égalitaire à assurer aux musulmans pratiquants pour de simples raisons d’équité et de droit. Elle touche directement à la question des universaux et de la construction pratique de valeurs réellement partagées, de la démarche à adopter pour parvenir à un dépassement des éventuelles oppositions de départ.
Le moins que l’on puisse dire est que – tel que le révèlent les sondages d’opinion – l’état d’esprit d’un nombre élevé de personnes ne s’inscrit pas dans une optique d’écoute, de dialogue, de rapprochement. En deux mots : l’islam et les musulmans sont perçus comme des corps radicalement étrangers, relevant d’une tradition autre, appartenant à une culture et à une civilisation auxquelles l’histoire nous a durablement opposés. Le contexte général (attentats et terrorismes, discours sommaires sur le Bien et le Mal, émeutes…) ne facilite en rien une prise de distance par rapport aux stéréotypes et facilite au contraire les réactions émotionnelles de méfiance et de rejet : un sondage fait il y a quelques jours montre comment les idées du FN gangrènent notre société.
Mieux connaître l’autre, le resituer dans sa dimension réelle, pluri identitaire, évolutive…, le rendre à nouveau audible : telle est, me semble-t-il, la tâche la plus urgente. Si elle concerne tout le monde, elle devrait préoccuper particulièrement le groupe de réflexion que nous constituons à Condorcet. Pour dénoncer le caractère extrêmement réducteur du discours dominant sur la composante musulmane de notre société, il nous faudrait d’abord nous fixer comme objectif de mieux comprendre la complexité des évolutions en son sein (sous couvert de défense de la laïcité républicaine, certaines interventions, dans nos réunions, montrent que la prise de distance par rapport aux méfiances islamophobes n’est pas toujours assurée). Nous découvririons alors un intense bouillonnement intellectuel, un éclatement des interrogations et des démarches, une volonté de dépassement des dogmatismes beaucoup plus active qu’on ne veut le percevoir.
Avant de (re)bâtir des convergences, il faut donc, d’abord, mieux connaître. Sous l’angle « Unité », j’aurais préconisé que nous nous attachions à traiter des diverses “voies et voix” du réformisme musulman en Europe : il s’agirait bien sûr de la faire sous l’angle des incidences sociétales en France (et dans l’UE), et non pas sur le plan proprement religieux où nous ne serions pas compétents. Ce réformisme connaît bien sûr plusieurs courants qui, pour les plus intéressants, tendent à développer une pensée qui intègre de nouvelles exigences (modernes, pour faire bref là également) en liaison avec les réalités européennes. Ce qui se dessine, c’est une volonté d’autonomie par rapport aux pouvoirs religieux des pays musulmans et cette autonomie, appelée vraisemblablement à croître, pourrait être porteuse d’effets heureux en retour, là-bas. C’est dans cette optique que, au même titre que Mohammed Arkoun et d’autres (l’éventail des penseurs s’élargit rapidement), l’itinéraire d’un Tariq Ramadan, intellectuellement et politiquement ambitieux, devrait être suivi, analysé, critiqué bien sûr, mais non pas ostracisé comme c’est le cas.
C’était à un programme de travail organisé autour de cette problématique d’ensemble que je songeais. Mon intervention, encore une fois, n’avait pas été préparée. De même, les notes qui précèdent, hâtivement écrites, auraient appelé de nombreux développements si le principe d’un engagement du Cercle sur cette voie avait été avalisé. Je vous les adresse telles quelles, pour mémoire, en étant conscient – sur le plan stratégique qu’a évoqué Philippe Lazar – que nous n’aurions peut-être pas eu les moyens intellectuels – le Cercle vieillissant étant ce qu’il est – de mettre en œuvre efficacement un tel programme.
Robert BISTOLFI
Janvier 2006