Après Gaza : une nouvelle donne

Tout a été dit, presque tout a été vu de la tragédie de Gaza. La tentation est grande de
ne laisser parler que l’émotion et la compassion pour un peuple écrasé. En constatant la
disproportion des moyens et des pertes humaines, peut-on qualifier de « guerre » une
intervention qui a été présentée comme simplement défensive ? Avec le recul, elle apparaît
comme un pur acte terroriste d’Etat : en face de l’une des premières armées du monde, dotée
d’armes sophistiquées, se trouvait une population confinée dans une prison à ciel ouvert et des
milices de quelques milliers d’hommes armés artisanalement. Une comptabilité macabre
conduirait encore à opposer les quelques Israéliens qui, sur plusieurs années, avaient été tués
par les roquettes Qassam à plus de mille Palestiniens – dont des centaines d’enfants –
massacrés en quelques jours. Doit-on alors évoquer l’enchaînement des faits qui, depuis les
élections de 2006 qui avaient vu le Hamas l’emporter démocratiquement à Gaza, illustrent la
volonté d’Israël et de la fameuse « communauté internationale » de choisir la répression au
lieu de prendre acte du choix des Gazaouis pour le traiter politiquement ? Faut-il remonter
plus haut dans le temps – jusqu’aux événements de 1947- 48 – pour démonter l’engrenage des
occasions ratées de faire la paix ? Une paix juste entre Israël et – au-delà des Palestiniens
victimes de la dépossession collective initiale – avec le monde arabe dans son ensemble ? Le
faudrait-il, pour établir un plus juste partage des responsabilités qui, en soixante ans, ont
conduit à l’impasse actuelle? Sans aucun doute. Mais il faudra laisser aux historiens le recul
distancié que cela appelle.
Dans le climat du moment, une élucidation précise des responsabilités historiques
pourrait rendre plus difficile encore la maîtrise des passions. Au demeurant, et
paradoxalement, cette élucidation ne doit
pas constituer un préalable car il n’est plus
possible, aujourd’hui, d’inscrire la recherche de la paix dans la seule continuité des efforts
passés et de leurs ratés. Un saut qualitatif est nécessaire : il implique que l’on « impose la
paix » de l’extérieur aux acteurs directs d’un conflit qu’ils ont été incapables, à eux seuls, de
terminer. C’est sur des bases totalement renouvelées que cette intervention (des Etats-Unis,
mais aussi de l’Union européenne en complément, de la Russie) devrait avoir lieu. Jusqu’ici,
elle s’était voulue de « facilitation » entre des acteurs au conflit qu’hypocritement on décrétait
égaux : toute critique adressée ou condamnation adressée à l’un d’eux était assortie d’une

admonestation parallèle à l’autre. La justice étant aveugle comme chacun le sait, la balance
n’était pas toujours égale dans les condamnations … Quoi qu’il en soit, cette fiction d’une
paix à atteindre par les acteurs eux-mêmes ne tient plus après Gaza. Elle ne tient plus parce
que la fiction du David israélien menacé par le Goliath arabe ne tient plus elle-même : Avec la
guerre de 1967 et l’humiliante défaite arabe, s’était déjà modifiée cette image du fragile
David des débuts qui lui avait valu une très large sympathie. Elle s’est maintenant totalement
retournée et c’est l’hubris d’un Etat doté de la bombe atomique et d’une armée
ultraperformante qui inquiète de plus en plus au-delà de ses voisins immédiats car, à partir de
son conflit central, le Proche-Orient est l’épicentre d’ondes de choc qui se propagent dans tout
le monde arabo-musulman.
Dramatiquement illustrée par le pilonnage de Gaza, la disproportion des forces fait
tomber les dernières illusions du « processus d’Oslo » et de ses pâles prolongements. Avec un
Fatah et une Autorité palestinienne affaiblis et largement démonétisés, avec un Hamas
démonisé et un électorat israélien glissant vers une droite de plus en plus radicale, comment
espérer que se renouent spontanément les fils d’une négociation de paix ? Des espoirs
excessifs avaient peut-être été mis dans la démarche de Itzhak Rabin, mais ce qui semble
certain c’est qu’avec son assassinat a disparu l’un des derniers espoirs de voir un dénouement
négocié mettre fin à un demi-siècle d’affrontements. Ce à quoi la mort de Rabin a donné une
impulsion, et que les développements politiques ultérieurs ont accéléré, c’est en effet une
divergence croissante entre deux projets nationaux devenus de plus en plus inconciliables.
Du côté palestinien, les étapes de l’évolution sont connues dans leurs grandes lignes
et l’orientation progressive vers un compromis territorial a finalement prévalu. Au refus initial
d’admettre l’Etat d’Israël a en effet succédé une longue et douloureuse résignation à l’ordre
des choses, puis un cheminement politique qui – en faisant court – va de la reconnaissance
pratique d’Israël par l’OLP à l’acceptation d’une indépendance et d’un Etat qui porteraient sur
les seuls territoires occupés en 1967 (soit 18% de la Palestine du Mandat). L’entrée en
négociation dans le cadre du « processus d’Oslo » a suivi. Même lorsque ce dernier s’est
enlisé et que la deuxième Intifada a éclaté, l’OLP et l’Autorité palestinienne ne sont jamais
revenues sur l’objectif des deux Etats. Ce qu’on peut considérer ici comme réalisme, volonté
de construire une paix de compromis, a trouvé un prolongement dans l’ensemble du monde
arabe. Le « Plan Abdallah » de 2002, auquel se sont ralliés depuis tous les pays de la Ligue
arabe, a proposé une reconnaissance générale de l’Etat d’Israël contre l’évacuation de tous les
territoires occupés, la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza avec Jérusalem-
Est pour capitale, la reconnaissance du droit au retour (dont les modalités seraient à négocier).

Cette offre, qui demeure valable, prenait appui pour l’essentiel sur les résolutions 238 et 242
du Conseil de sécurité qui n’ont jamais été appliquées depuis 1967. Aucune suite n’a été
donnée à la proposition saoudienne.
Du côté israélien, une autre évolution est constatable dans la durée. Ramenée à
l’essentiel, elle révèle une contradiction entre le discours proclamé et la réalité des objectifs
poursuivis en pratique. Au niveau du discours, le changement est manifeste depuis le célèbre :
« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». La reconnaissance de l’existence d’un
peuple palestinien et de son droit légitime à un Etat à côté d’Israël, la reconnaissance de
l’OLP puis de l’Autorité palestinienne comme interlocuteurs représentatifs … avaient
constitué des avancées politiques fondamentales. Dans les faits, cependant, en opposition
totale avec ce que ces avancées semblaient annoncer, on a fait lanterner les Palestiniens et une
« communauté internationale » passive, en mettant à profit le temps pour rendre impossible
toute réponse viable à la question nationale palestinienne. Les faits sont ici parlants. Trois
particulièrement : l’imprécision maintenue d’Israël sur ses propres frontières, le
développement des colonies, l’affaiblissement systématique de l’Autorité palestinienne.
Frontières : réglée avec l’Egypte et la Jordanie, la question des frontières définitives
d’Israël ne l’est pas, de son fait, avec la Syrie, le Liban et, surtout, avec la Palestine où le mur
dit de sécurité est venu réduire un peu plus l’hypothétique territoire de la future Palestine.
Colonies : alors que la réussite du « processus d’Oslo » reposait sur la consolidation
de la confiance, sur l’abstention de part et d’autre de toute mesure pouvant hypothéquer le
traitement des sujets les plus délicats (qui avaient été repoussés en fin de processus), les
implantations israéliennes en Cisjordanie, à Jérusalem et à Gaza s’étaient multipliées : le
nombre de colons, qui avait doublé entre 1994 et 2000, serait aujourd’hui de plus de 450.000 !
Ce minage systématique d’une Palestine encore à naître s’est poursuivi sous tous les
gouvernements : c’est même sous les travaillistes qu’on a construit le plus de colonies.
Autorité palestinienne : en complément des coups de boutoir de la colonisation, tout
a été fait pour saper la légitimité d’une Autorité qui avait vocation à se transformer en Etat :
asphyxie économique et financière des « territoires », destruction des infrastructures et des
lieux symboliques du pouvoir palestinien émergent, tentative de dévoiement de ce dernier en
« agent de sécurité » pour Israël…
La délégitimation recherchée a trouvé une pleine
illustration lors de l’évacuation de Gaza : le gouvernement Sharon a refusé toute concertation
avec le président Mahmoud Abbas et a procédé à un retrait unilatéral. La démarche n’est pas
pour surprendre : elle s’inscrit dans le prolongement d’une politique visant – pour diviser – à
promouvoir les islamistes du Hamas face à un pouvoir affichant un fondement laïque et des

options démocratiques classiques. La « créature » a pris depuis une gênante autonomie, mais à
courte vue la division des Palestiniens semble toujours bénéfique pour les stratèges israéliens.
D’ailleurs, lors du retrait de Gaza n’a-t-on pas joué, déjà, la carte d’un découplage politique
entre cette partie de la Palestine et la Cisjordanie?
Sauf sous le bref gouvernement Rabin où il parut y avoir un réel espoir, la négation
des Palestiniens en tant que collectivité nationale apparaît comme l’axe stratégique de la
démarche d’Israël. Les évolutions internes de la société israélienne n’ont fait que renforcer
cette orientation. On connaît les principaux éléments qui ont conduit à une « droitisation » de
plus en plus extrême d’un électorat par ailleurs très éclaté en raison du système électoral. En
vrac : poids de l’immigration en provenance de l’ex-Union soviétique, glissements religieux
au sein d’une idéologie sioniste initialement laïque, poids politique croissant de colons aux
références messianiques, poids politique également croissant de l’armée, surenchères
extrémistes à connotations racistes… Cette surenchère a été payante électoralement : A la
veille des élections législatives du 10 février 2009, les observateurs pensaient que le parti
« Israël Beiteinou » (ultranationaliste) pouvait devenir la troisième formation en Israël.
Avigdor Lieberman, son créateur et dirigeant, a toujours été contre toute négociation de paix
avec les Palestiniens. Il estime qu’elles « ne mèneraient nulle part, car le principe de la terre
contre la paix est une erreur fatale ». Il a pu écrire aussi : « Puisque les Palestiniens ont
l’audace de demander le droit au retour, il doit aussi y avoir un droit d’expulsion ».1 Le
travailliste Ehoud Barack n’excluait cependant pas de travailler avec lui, et Benjamin
Nétanyahou (Likoud) lui a déjà offert un ministère.2
Aujourd’hui, on est donc au fond du puits. La divergence entre les options
palestinienne et israélienne est plus grande que jamais et le « processus de paix » n’en finit
pas d’agoniser. Pour sortir du puits, on ne peut pas compter sur les seules forces de la paix
qui, en Israël, continuent à lutter courageusement mais sont inaudibles au cœur de la
déferlante sécuritaire qui pourrait un jour emporter avec elle une démocratie qu’on nous
présentait comme exemplaire. La seule chance de mettre un terme à ce processus mortifère
réside dans une intervention extérieure qui imposerait une solution la plus juste possibles à
des acteurs que le conflit, sous des formes différentes, détruit également. L’issue ne peut être
trouvée qu’en se fondant sur le droit international et les résolutions du Conseil de sécurité : Ce
dernier avait su poser des jalons, mais il ne leur avait pas donné une suite opérationnelle en
raison du blocage américain. Faute d’une autre option raisonnablement envisageable, le
1
2
Le Monde, 4 février 2009.
Courrier International, 5 février 2009.

principe de « la paix contre les territoires » demeure le seul fondement concevable pour une
solution qui garantirait à la fois la sécurité d’Israël et une réponse appropriée à la longue
résistance des Palestiniens. Certains pensent que l’engrenage irréversible de la colonisation a
d’ores et déjà fermé cette voie. Il n’y aurait plus comme options également détestables que
l’expulsion ou l’enfermement des Palestiniens dans des bantoustans dont le traitement réservé
à Gaza a préfiguré le modèle. Au terme d’un long voyage au Proche-Orient, un observateur
impartial comme Régis Debray avait produit un diagnostic pessimiste : « …les bases
physiques, économiques et humaines d »un « Etat palestinien viable » sont en voie de
disparition, en sorte que le « Two-States solution », le « divorce juste et équitable » (Amos
Oz), le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé,
mais souverain, viable et continu, ressemblent désormais à des mots creux, à écrire au futur
antérieur ».1 Ces phrases ont été écrites en janvier 2007 : depuis, la colonisation s’est
poursuivie, et il y a eu Gaza…
Sauf à désespérer, il faudra bien poursuivre cependant sur le dessein des deux Etats,
mais pour qu’il redevienne crédible, cela suppose de la part de la « communauté
internationale », et d’abord des Etats-Unis de qui tout dépend encore au Proche-Orient,
l’imposition forte d’une solution. Une condamnation sans équivoque et des exigences de
démantèlement des colonies sont le passage obligé et prioritaire en vue de toute solution à
long terme. Le rapport des forces politiques en Israël rend ce discours-là inacceptable pour le
pays. C’est dire que, pour l’essentiel, la crédibilité à retrouver fait aujourd’hui peser sur les
soutiens extérieurs d’Israël la démonstration et les interventions à attendre pour lui imposer
raison. C’est seulement à partir de là que tous les autres fils d’une négociation constructive
pourraient être renoués.
Une avancée tout aussi décisive est à atteindre sur le « front palestinien ». Le Hamas,
après Gaza, est plus que jamais un acteur incontournable : l’enfermer dans un statut définitif
d’intouchable s’est révélé une erreur.2 Chacun perçoit que sa réintroduction dans le jeu
politique, un rapprochement des deux branches du mouvement national et la constitution d’un
gouvernement d’union sont désormais un passage incontournable avant la reprise d’une
négociation de paix substantielle où les « acquis inaboutis » des négociations passées
(l’énumération des rencontres, conférences, sommets, propositions de bonne volonté… serait
1
Régis Debray : « PALESTINE : POUR UNE CURE DE VERITE, A qui de Droit (Janvier 2007) », repris dans : « Un candide en
Terre sainte », Gallimard, 2008.
2
Rappelons-nous l’expérience algérienne : la France a bien dû faire la paix, un jour, avec un FLN qui avait utilisé l’arme du
terrorisme. Rappelons-nous, surtout, Itzhak Rabin :« Il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociations, et
négocier comme s’il n’y avait pas de terrorisme ».

ici fastidieuse) pourraient se révéler utiles.
La faiblesse et la division des Européens sur le dossier proche oriental n’est plus à
souligner. Elle leur interdit d’être l’intervenant premier Une réorientation majeure de
l’approche « occidentale » ne peut venir que des Etats-Unis : Comme l’expérience l’a
démontré sous la présidence « Bush père », lorsque le secrétaire d’Etat James Baker a fait
plier le gouvernement Shamir, eux seuls sont en mesure d’imposer à Israël de douloureuses
révisions. Ce réalisme conduira-t-il ce qui est encore l’hyperpuissance américaine à un
rééquilibrage stratégique majeur dans la région ? Beaucoup – trop ?- est attendu du président
Barak Obama. Pourtant, lorsque ce dernier affirme que les Etats-Unis sont « prêts à lancer un
nouveau partenariat fondé sur le respect mutuel et l’intérêt mutuel » avec le monde
musulman, le changement de ton est manifeste. Lorsqu’il ajoute : « Ce que nous allons offrir
au monde musulman dans son acception plus large, c’est la main de l’amitié », on se prend à
espérer. Chacun sait que la négation des droits nationaux des Palestiniens – avec la question
de Jérusalem – est précisément au centre de l’ « inimitié » qui s’est dangereusement
développée au cours de la dernière période. L’ampleur de la révision à long terme est encore
incertaine, mais un point est sûr : Forcer Israël à lever le blocus de Gaza pour redonner un vrai
espace de vie aux Gazaouis va constituer le premier test, essentiel, d’un vrai changement
d’approche politique.

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