Où va la Russie ?

{{Le grand gâchis des années 90}}

Rappel : Mikaïl Gorbatchev avait essayé d’amorcer la transition de l’URSS vers un autre type d’économie et de réorganiser le pays.
En témoignent le « Plan des 500 jours » dû à Stanislav Chataline et Gregori Iavlinski, sans doute irréaliste en raison de sa courte durée, mais bénéficiant du concours de deux économistes russes de très bonne qualité, et le projet de décentralisation et réorganisation de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques visant à donner plus d’autonomie et de responsabilités aux composantes de cet ensemble.

Le « coup d’état » des conservateurs en 1991 a sonné le glas de cet effort au moment où le projet de réorganisation de l’URSS allait être adopté. Boris Eltsine en a profité pour évincer Mikaïl Gorbatchev et prendre le pouvoir.
Boris Eltsine Président : Il a aussitôt accordé l’indépendance aux républiques fédérées avec la Russie. On peut interpréter cela comme un moyen de concentrer son pouvoir sur la Russie (ce qui lui importait le plus), d’acquérir à bon compte de la popularité auprès des républiques fédérées (qui ne le demandaient pas toutes et n’étaient d’ailleurs pas toutes prêtes pour l’indépendance) et se faire bien voir de l’Occident.
Sont donc devenues indépendantes : les trois républiques baltes, la Biélorussie (encore appelée Bélarus), l’Ukraine, la Moldavie, les trois républiques du Caucase (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie) et les Républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kyrgystan, Ouzbekistan, Tadjikistan, Turkmenistan).

Ceci a représenté un premier choc pour les russes qui y ont vu un « bradage » de morceaux du pays (la formation de l’empire russe remontait aux tsars) et ceci d’autant plus qu’il y avait d’importantes populations russes dans ces républiques. En outre, ce démantèlement a donné des idées à certaines des entités intégrées dans la Russie (car il ne faut pas oublier que la Russie est elle-même une fédération), et ceci d’autant plus que Boris Eltsine a laissé entendre imprudemment que ceux qui le voulaient pourraient prendre plus d’indépendance. Ceci peut être interprété comme ayant contribué à faire naître la future rébellion de Tchétchénie.

Boris Eltsine a mis en place une équipe de réformateurs, jeunes (les réformateurs en « culotte courte » comme l’on a appelé le premier d’entre eux Egor Gaïdar), formés pour l’essentiel aux Etats Unis et tirant leur « science » des manuels, qui a essayé de mener une « thérapie de choc » dont on rappellera brièvement les principaux éléments :

– Libération des prix, des échanges intérieurs et extérieurs, des taux de change et des mouvements de capitaux.

– Privatisation de l’économie.

– Politique de stabilisation classique, pour lutter contre l’inflation et les déséquilibres financiers, à l’aide des leviers de la politique monétaire et de la politique budgétaire.

Cette thérapie de choc, menée dans de très mauvaises conditions, a eu des résultats catastrophiques.

La libération des prix a été menée avant même qu’une économie productive permettant de satisfaire la demande ait été construite et a généré une énorme inflation qu’il a fallu combattre.

La libération du commerce extérieur a surtout libéré les importations et ruiné l’appareil productif local non restructuré et donc non compétitif dans un commerce libre.

La privatisation a été réalisée avant même que le cadre et les règles d’une économie de marché digne de ce nom aient été mises en place et a conduit à une économie sauvage sans lois, une sorte de jungle.

La libéralisation prématurée des mouvements de capitaux a eu pour effet principal de faire fuir les capitaux russes vers des placements plus fructueux à l’étranger. Au cours de la période allant de 1992 à 1998, c’est la Russie qui a financé l’Occident et non l’inverse (l’évasion des capitaux est estimée entre 120 et 140 Md$, à comparer avec une « aide », toutes sources confondues, de l’ordre de 30 Md$).

Résultat de cette politique : le PIB et, surtout, la production industrielle, ainsi que l’investissement, de la Russie se sont effondrés, respectivement, de 40%, 50% et 75%.

La politique de rigueur monétaire mise en place pour lutter contre l’inflation a eu, pour sa part, pour effet de démonétariser la Russie et d’étendre la pratique du troc et des procédés assimilés.

La politique de stabilisation des finances publiques a été un échec et peut être comparée au remplissage d’un « Tonneau des Danaïdes » : au fur et à mesure que l’on diminuait les dépenses, le déficit se creusait en raison de la diminution des recettes assises sur la production. Le Gouvernement a été réduit à brader les « bijoux industriels » au profit, d’abord, des banques en échange de prêts pour financer le déficit, puis d’oligarques qui les ont récupérés à bon compte. Pour financer le déficit, sous les conseils des occidentaux ( !), il a été conduit à émettre des bons du trésor (les GKO). Mais le montant des GKO n’a cessé de croître au fur et à mesure que le déficit se creusait, au point que les nouvelles émissions de GKO n’ont bientôt plus servi qu’à rembourser les intérêts dus sur les premières (ceci revenant à mettre en place une pyramide perverse comme on en connaît aujourd’hui !).
Cette politique catastrophique, en diminuant constamment les dépenses publiques, a, peu à peu, privé l’Etat des moyens d’exercer ses prérogatives, avec pour conséquences des répercussions négatives sur le fonctionnement des services publics (éducation et santé, notamment), l’entretien des infrastructures, l’aide sociale, mais aussi l’affaiblissement du rôle régalien de l’Etat. Les administrations se sont senties abandonnées.

Au terme de cette période, la situation de la population s’était très fortement détériorée. Les inégalités ont explosé. La pauvreté s’est dramatiquement étendue, notamment dans les ménages comptant au moins un retraité, et a touché un grand nombre d’enfants. L’état sanitaire s’est dégradé et, avec lui, le bilan démographique : l’espérance de vie à la naissance est passée de 74,5 ans à 71,2 ans pour les femmes et de 64,2 ans à 57,6 ans pour les hommes. A la fin des années 90, la population perdait 800000 personnes par an.
Le 17 août 1998, la Russie, dans l’impossibilité de rembourser ses dettes, devait se déclarer en faillite et le rouble perdait 55% de sa valeur réelle d’avant la crise financière.

La démocratie était discréditée par la parodie qui en avait été appliquée et les résultats qu’elle avait produits : l’économie était en ruines ; l’Etat était en faillite ; l’honneur de la Russie état perdu.
Il faut avoir cela en tête quand on juge les années suivantes, les « années Poutine ». Pour les russes, Vladimir Poutine a relevé l’économie, restauré l’ordre et restauré l’honneur de la Russie. C’est cela qui explique son immense {{popularité.

LE RELEVEMENT DE L’ECONOMIE}}

En 10 ans, de 1998 à 2008, la Russie s’est profondément transformée. Elle a connu le retour à la croissance : le PIB a pratiquement doublé (il a augmenté de 94%) et son taux moyen de croissance a été de 7% par an ; la production industrielle a, elle aussi, été multipliée par près de deux.

Cette croissance n’est pas due seulement à la hausse du prix du pétrole, comme on le dit souvent. Plusieurs phases se sont succédé :

– Une phase de récupération à la suite de la dévaluation du rouble de 1998 jusqu’en 2001.

– Une phase de relance par la hausse des prix des matières premières et, en particulier, des hydrocarbures de 2002 à 2004.

– Une troisième phase commencée au printemps 2005, conduisant, avant que la crise financière produise ses effets, à une pente de 9% de croissance sous l’effet conjoint d’une consommation soutenue (à un taux de croissance de 12% depuis 2003) et d’un fort investissement domestique (à un taux de croissance de 20% par an, en moyenne, depuis 2003).

Cette croissance tient, bien sûr, pour une part, aux revenus tirés des ventes des hydrocarbures qui, indirectement, ont nourri les recettes de l’Etat par la taxation, mais pas seulement. Elle est, avec le temps, due de plus en plus à une politique active de l’Etat définissant et mettant en place des priorités du développement mettant l’accent sur la modernisation de l’industrie et les infrastructures. Le développement du secteur manufacturier – partie « non rentière » de l’industrie – qui a crû le plus vite est significatif, notamment en ce qui concerne les équipements de transport, les matériaux plastiques et les résines, l’industrie électrique, optique et électronique.

La bonne santé de l’économie s’est traduite à trois niveaux :

– La constitution d’excédents extérieurs très élevés avec un solde positif de la balance des paiements courants en moyenne de 10% du PIB par an au cours de la période, ce qui a permis de ramener la dette vis-à-vis de l’extérieur à 34% du PIB (encore celle-ci est-elle imputable pour la plus grande partie au secteur privé), de rembourser les emprunts de l’Etat russe et de constituer des réserves très élevées.

– La constitution de confortables excédents des finances publiques dont le montant a dépassé 8% du PIB en 2005 et 2006 (et encore 6% en 2007). Ceci a permis au Gouvernement de constituer un fonds de réserve pour les mauvais jours, fonds de réserve qui a ensuite été scindé en deux : un fonds de stabilisation proprement dit et un fonds destiné à financer les programmes prioritaires du pays.

– Le redressement du rouble. Jusqu’à ce que les effets de la crise financière mondiale se fassent sentir, le rouble n’a cessé de s’apprécier au point de devenir surévalué (ce qui a été préjudiciable à la compétitivité de l’appareil productif russe).

Ces résultats ne sont pas dus seulement à la hausse du prix du pétrole. Comme on l’a vu, dans la phase 1 comme dans la phase 3 du redressement, la hausse du prix du pétrole n’a pas joué le rôle principal. Quand la crise financière mondiale a éclaté, la Russie était sur une bonne voie.

{{LA RESTAURATION DE L’HONNEUR DE LA RUSSIE}}

Les russes sont reconnaissants à Vladimir Poutine de leur avoir rendu leur honneur. Ceci explique leur susceptibilité pour tout ce qui concerne leur « étranger proche ». Ils n’ont toujours pas « avalé » le bradage de l’empire par Boris Eltsine.
Ceci explique leur comportement vis-à-vis des républiques qui faisaient partie de l’URSS et qui sont maintenant indépendantes :
– Pays Baltes, d’autant plus qu’il y a dans ces pays une importante communauté russophone (certes, implantée, pour une part, à des fins de colonisation). Mais, là, leurs moyens d’action (essentiellement d’ordre économique) sont très limités et tout s’est passé très vite avant l’arrivée de Poutine.
– Ukraine, sachant qu’une moitié de l’Ukraine est russophone, que Kiev est le « berceau de la Russie » et que de très nombreux russes ont des parents ou des amis très proches en Ukraine.
– Géorgie où l’histoire est très compliquée et le problème complexifié par la présence de républiques autonomes ayant des liens ethniques et culturels avec des républiques russes du Caucase du Nord.
Que l’on imagine ce qui se passerait si le même problème se passait aux frontières des Etats-Unis (Alaska tombant dans le giron de la Russie, Porto Rico étant tombée dans le giron « castriste ») On en a eu une illustration avec l’affaire des fusées à Cuba.
Les russes ont ressenti l’impression d’une trahison, d’autant plus que promesse leur avait été faite après la « chute du Mur » qu’aucune des anciennes républiques de l’URSS ne serait intégrée dans l’OTAN. Les avances faites à l’Ukraine et la Géorgie dans le sens d’une intégration dans l’OTAN et l’Union Européenne n’ont fait que renforcer ce sentiment. Si l’on y ajoute le « cavalier seul » des Etats-Unis de G.W.Bush conduisant à l’implantation du « bouclier anti-missile » en Pologne et République Tchèque, on comprend que les russes aient éprouvé le sentiment d’un encerclement.
{{
QUEL AVENIR POUR LA RUSSIE ?}}

Tout d’abord sur le plan économique

Comment la Russie peut-elle lutter contre la crise mondiale ? En fait, il n’y a pas de véritable crise interne, mais l’essentiel vient de l’extérieur.

– L’effondrement de la bourse n’a pas la signification qu’il a dans nos pays. La Bourse de Moscou est très étroite et ne joue qu’un rôle marginal dans le financement de l’économie. Les étrangers (notamment américains) y font la loi. C’est le rapatriement de leurs capitaux qui a provoqué son effondrement. Les conséquences de celui-ci sur l’économie russe auraient été très limitées si les oligarques n’avaient pas eu la mauvaise idée d’emprunter massivement à l’étranger en gageant ces emprunts par la valeur des actions de leurs groupes. La chute de la valeur de ces actions les a mis en très mauvaise posture et ils se sont trouvés pris à la gorge par leurs créanciers en mal de liquidités.

– La dépréciation du rouble ne traduit pas une faiblesse de l’économie. Elle résulte, pour une large part, d’une pure spéculation, mais a l’inconvénient de réveiller dans la population le spectre de la déroute de 1998. Au demeurant, le rouble pouvait être considéré encore, à la fin de l’année 2008, comme surévalué en termes réels, compte tenu de la très forte appréciation des dernières années.

Donc, il n’y a aucune raison de prévoir – sauf panique artificielle – l’effondrement de l’économie russe.

Bien sûr, le salut de la Russie nécessitera vraisemblablement de renforcer le virage vers un développement plus autocentré et une économie moins libérale et plus interventionniste.
Comme le montre Jacques Sapir, la Russie est aujourd’hui face à un redoutable défi. A la situation créée par la crise, sont associés d’importants risques, mais aussi de véritables opportunités. Tout dépendra de la politique menée par les autorités.

Passé l’effet immédiat de la crise mondiale, la Russie est en mesure de retrouver une croissance, modeste mais réelle, si elle sait réorienter l’activité économique vers son marché intérieur, par exemple, en ce qui concerne la construction de logements, dont le besoin est considérable (mais à la condition de ne pas la laisser à l’appétit des spéculateurs), ou la rénovation des infrastructures de transport des hydrocarbures qui sont en piètre état. Il ya là le moyen fournir des débouchés à l’industrie de la métallurgie très touchée par la crise.

Ensuite, dans un contexte où l’amélioration de la situation dépendra beaucoup moins que dans le passé de la croissance, priorité devra être donnée à la construction d’un véritable système de protection sociale, actuellement extrêmement embryonnaire. Ceci est, en effet, indispensable pour faire accepter par la population un mode de développement plus difficile et ne reposant plus sur les taux de croissance élevés qui avaient permis de remonter le niveau de vie de l’ensemble et relativiser les fortes inégalités subsistantes laissant une partie de cette population très démunie.
Enfin, pour stopper la spéculation sur le rouble et la reprise de l’évasion des capitaux, avivées par le souvenir du désastre de 1998, il paraît difficilement évitable de rétablir des modalités de régulation, supprimées en 2006.
Sur le plan politique

L’attitude de la Russie ne va pas s’assouplir, notamment vis-à-vis de son « étranger proche ». Elle va tout faire, par tous les moyens possibles, pour maintenir un contrôle et une emprise sur cet étranger proche, et ce avec le soutien de tous les russes.

Face à cela il convient :

– de ne pas insister pour intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN et l’Union Européenne, voire, comme le voudraient certains, ouvrir un nouveau front en Biélorussie. Ces pays devraient rester dans une zone intermédiaire entre la Russie et l’Union Européenne.

– de renoncer sans doute à l’implantation du bouclier anti-missile, du moins sous sa forme actuelle.

– de nouer un réel partenariat entre l’Union Européenne et la Russie qui est dans l’intérêt des deux parties (la première apportant ses produits manufacturés et ses technologies, la seconde ses ressources en énergie et matières premières et son potentiel scientifique) et devrait faire baisser les tensions. Dans la perspective de la réorganisation du monde consécutive à la crise, un tel partenariat paraît un élément essentiel. Faute d’un tel partenariat, le risque de déboucher sur un conflit ouvert n’est pas nul.

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