Croissance et progrès après la crise

{« Travailler toujours plus pour gagner toujours plus, dans une sorte de folie du capitalisme ».}

Quels sont donc le fondement et la force du capitalisme, qui nous enchaîne ? Ma réflexion sur le travail m’a amenée à m’interroger sur la richesse ; et ce, parce que dans mes travaux en cours, je m’efforçais de montrer qu’il était souhaitable de réduire la place occupée par le travail dans nos vies, tant individuelles que sociales, afin de dégager d’autres espaces où développer activités politiques, démocratiques, essentielles pour la cohésion du lien social, mais aussi amoureuses, amicales, familiales, … mais aussi et plus généralement pour le développement personnel.

En fait, si notre société accorde une telle place au travail, c’est qu’il alimente ce sur quoi la société a les yeux tournés : le P.I.B., (Produit Intérieur Brut). Il fallait donc comprendre sa signification et les raisons pour lesquelles il a été retenu comme l’indicateur le plus important de la santé de la société. La crise donne encore plus d’actualité à ces interrogations. Le Président de la République a d’ailleurs mis en place en 2008 la commission Stiglitz chargée d’examiner les limites de ces indicateurs qui servent à mesurer les performances de la société.

Nous reviendrons sur ce point.

La vraie question est dès lors : « quelle est la nature de la crise ? »
Serait-elle simplement due à un « excès », auquel cas une légère diète rétablirait l’équilibre, ou est-ce plus grave ? Pour certains économistes, l’explication de la crise n’est à chercher ni dans la titrisation, ni dans l’usage d’outils sophistiqués, mais dans notre modèle d’économie financière, et leur conviction est que la « liquidité de marché générale » est la solution. L’expression est fort intéressante car elle suggère que tout devrait être transformé en monnaie. Spécialiste du travail, je trouve une forte ressemblance entre cette volonté de liquidité généralisée et ce qui se passe sur le marché du travail : dès les années 80, l’OCDE a dénoncé des rigidités (des « adhérences ») qu’il fallait supprimer pour atteindre une liquidité généralisée du travail, et sa libre circulation. Objectifs qui imposaient de licencier plus facilement si l’on voulait produire le plus possible. Produire « toujours plus » serait ainsi le comble du bien.

Ajoutons que la raison de la crise n’est pas seulement un excès dû à cette volonté de liquidité généralisée, mais, plus profondément, aux représentations qui fondent nos actions, celle de l’homme comme individu mu exclusivement par son intérêt personnel d’une part et d’autre part, notre représentation de la société comme agrégation d’individus, sans plus ; sans doute aussi et plus profondément encore, à notre conception du progrès.

La crise révèle que les modèles jusqu’alors utilisés de l’Homme, de la société et des objectifs de celle-ci sont faux. Cette crise serait donc une dernière alerte – un dernier coup de semonce avant une crise écologique ou une guerre civile, voire une balkanisation des sociétés. Et, soudain, le plus important apparaît : la cohésion de la société et sa capacité à s’inscrire dans la durée.

Que faire ?

Si nous posons que l’objectif fixé : « produire le plus possible » est l’une des raisons fondamentales de la situation, je m’interrogerai sur ce qu’il conviendrait de faire en deux temps :

• Comment a-t-il été possible d’assimiler le progrès de nos sociétés au volume du P.I.B. ?

• Pourquoi n’est-ce plus possible ? Pourquoi devons-nous changer ?
Je développerai trois grands groupes de raisons qui ont poussé à assimiler « progrès » et « croissance économique, puis progrès et PIB.

Trois raisons philosophiques :

• La première : Adam Smith (Les Causes de la richesse des nations) pose que l’objectif à atteindre est l’abondance car, selon lui, l’opulence se répandra ensuite dans toutes les classes d’une société démocratique ; les biens se répandent, les plus riches se mettent au service des autres et tous sont liés dans le travail ; la croissance économique est mère du progrès humain.

• La seconde raison a à voir avec la nécessité, pour les nations à un moment donné, de montrer leur puissance aux autres nations. Il faut pouvoir exhiber des richesses concrètes et leur augmentation quantitative. Chez Malthus, cette nécessité se combine avec celle de stabiliser la science économique, c’est-à-dire de l’affirmer comme science.

• La troisième est la nécessité de parcourir les sciences : chacune a apporté une couche supplémentaire de richesses. Si le XVIIIe siècle a conçu le progrès comme celui de l’espèce humaine (progrès de l’esprit humain), des sciences et des connaissances, le XIXe a exploré la conception que les hommes se forgent de leur propre histoire et leur capacité à transformer le monde. C’est Hegel qui l’a le mieux montré. Tout se passe donc comme s’il y avait un « esprit du monde » qui se confronte à la nature pour la transformer et la spiritualiser. Ce faisant, l’homme se transforme lui-même. On postule ainsi une sorte de progrès dans la civilisation. Ce qui est frappant dans une telle conception, c’est sa dimension prométhéenne, certes déjà présente chez Descartes et Bacon, mais ici démultipliée. On substitue au naturel, réduit à néant, le spirituel et l’on « humanise » le monde à notre image. La production est dès lors comme sanctifiée et le réel rationalisé à l’image de l’humain ; ce que Marx mènera à son acmé. La production serait ainsi l’acte humain par excellence.

À ces trois raisons fondamentales s’ajoute le rôle accordé à la consommation, posée, à la suite de la production, comme un acte éminemment humain. Si le bonheur de l’homme est lié au développement de ses facultés, son existence et ses facultés s’exercent d’autant plus qu’il consomme davantage : en consommant, on s’approprie le monde d’une certaine manière, mais on affirme aussi ses facultés. La consommation est dès lors perçue comme un acte éminemment civilisateur.

Des raisons liées à des impossibilités ou à des interdits
Pourquoi a-t-on ramené le progrès à un progrès défini par la quantité et la production ?

Il est certes difficile de mesurer autre chose qu’une quantité ; ainsi en est-il de la mesure des qualités, ou encore des « choses qui n’ont pas de prix ». On peut résumer la thèse de Malthus par cette affirmation : « il y a des choses que l’on peut compter et c’est cela la richesse d’une société ». Il décrit ainsi la richesse : « j’appelle richesse l’ensemble des objets matériels produits… », et il ajoute toutes les choses que l’on peut compter. Il y a d’autre part, des choses beaucoup plus importantes, mais qu’on ne peut pas compter, ex : les découvertes de Newton, ou les plaisirs procurés par les œuvres de Shakespeare et de Milton, les bienfaits retirés par l’Angleterre de la Révolution de 1688… Ce ne sont pas des « richesses », car elles n’ont pas de « prix ». En fait, son raisonnement induit que l’on ne se focalisera que sur l’accroissement des produits matériels mis sur le marché, toutes choses pourtant moins importantes que ce qui n’est pas comptabilisable.

Se pose aussi la question du collectif ; si l’on s’est accordé sur les facteurs du PIB comme approximation du progrès, c’est qu’il est difficile de s’accorder sur ce qui pourrait constituer le progrès pour une société donnée. Quel inventaire faire ? Toute absence d’accord entraîne de facto des éliminations. Ainsi, nos économistes ont décidé qu’on ne pouvait assimiler « biens collectifs » et « bien-être général », et qu’il n’y avait que des « bien-être » particuliers.
Dans les années 70 on a adopté la même attitude, lorsqu’il s’est agi de déterminer de nouveaux indicatifs constitutifs du PIB. Rappelons à ce sujet la doxa économique qui pose qu’il n’y a de richesse que lorsqu’il y a utilité, cette dernière apportant une satisfaction. Ainsi, les choses ne seraient utiles que si elles apportent une satisfaction. Il y a donc là une rupture radicale entre ce type d’économie et l’économie « traditionnelle ». Dès lors que l’utilité ne peut être qu’individuelle, la satisfaction sera obtenue par tout individu qui consommera n’importe quoi, n’importe quand.

Passons maintenant au problème du PIB

On a « fabriqué » au milieu du XXe siècle une comptabilité nationale qui retient plusieurs données : la production (ce que nous transformons et ce que nous amenons sur le marché), qui est la richesse d’un pays. Cette production est posée comme :

• la somme des activités individuelles. Même les Keynésiens sont sur cette position. La production est posée comme la somme des activités individuelles, jamais comme donnée collective (ce dont on ne peut pas prendre la mesure et qui est pourtant essentiel). Avec le PIB on ne prend donc en compte qu’une partie de la réalité.

• l’existence de corrélations rassurantes comme la corrélation entre l’augmentation du PIB et d’autres indicateurs sociaux (amélioration de la santé, de l’instruction, …) ; corrélations « macro », mais aussi « micro ». Des économistes ont montré un lien entre bonheur et augmentation du revenu… Même si, malgré l’augmentation du PIB, la satisfaction des individus n’est pas améliorée. Mais pour ces économistes, deux effets sont à prendre en compte d’un point de vue individuel : un effet d’accoutumance « je m’habitue à un certain niveau de revenu » et donc « j’ai besoin de toujours plus pour être plus satisfait », et un effet de comparaison « je suis plus content quand j’augmente mon niveau de revenus et que les autres n’augmentent pas ou moins que moi ».

On a ainsi assimilé progrès et croissance économique, et l’on a « fabriqué » le PIB.

C’est avec tout cela que nous devons rompre ; on ne doit plus se satisfaire d’une telle assimilation : « PIB = Progrès ».

D’autant plus les économistes eux-mêmes reconnaissent que cette assimilation est un mésusage. Ils nous disent : « attention ! Nous n’avons jamais voulu que le PIB soit utilisé comme cela, c’est vous, simples citoyens et media qui gardez les yeux rivés sur cet indicateur et en faites un symbole du progrès, pour nous, il n’en est rien ! »

Pour ma part, je considère que les limites du PIB sont au nombre de trois :
• il ne tient pas compte de toutes les activités : seul le travail est valorisé ; toutes les autres activités sont ignorées. Malthus disait « si ça compte pour zéro, moins il y en aura, mieux ce sera » ;

• il n’est pas affecté par les inégalités, que ce soit dans la production ou la consommation. On peut donc avoir un PIB élevé et des inégalités sociales majeures ;

• il n’a pas de bilan : tout se passe comme si toute opération de production était bonne, car elle apporte un « plus » ; mais on ne tient pas compte du capital dans lequel on a puisé, comme par exemple le capital physique, or l’état de santé d’une société est une donnée importante. On peut ainsi lire dans les comptes du patrimoine de l’INSEE : « le concept de patrimoine mis en œuvre dans les comptes nationaux peut paraître assez restrictif puisqu’il exclut les actifs et les passifs situés en dehors de la sphère marchande, comme le capital écologique ou encore le patrimoine naturel, ou encore le capital humain … ». En négatif apparaît la définition de « patrimoine » : pour compter il faut être appropriable par une unité déterminée et, bien sûr, avoir une valeur marchande.

Les limites du PIB sont donc patentes. Mais il faut aussi se souvenir qu’au sortir de la seconde guerre mondiale la production matérielle faisait bien partie de la richesse de la société ; il fallait reconstruire, et cette idée que la richesse de la société était fondée sur la production matérielle n’était pas déplacée. Actuellement, nous sommes certainement plus en manque de bonne redistribution ou en manque d’accès de tous à la consommation qu’en manque de production.

Comment élaborer une autre idée du progrès ? Quel agrégat retenir dont on puisse suivre l’évolution, pour analyser le progrès ?

Il s’agit tout d’abord d’analyser le progrès, et le progrès de qui ?

Au XVIIe, il s’agissait du progrès de l’esprit humain, au XIXe aussi d’ailleurs. Mais peut-on se satisfaire du progrès d’un seul « génie » ou doit-on parler du progrès de tous ? Quel est le « sujet » du progrès ? Ce pourrait être l’humanité, et, ce qui nous intéresse ici, celui d’une société donnée. Que signifie pour une société d’être « en progrès », progrès qui ne se réduise pas à une simple augmentation de connaissances ou de possibilités techniques ? On voit bien qu’il y a une dimension morale qui implique l’exigence de l’envisager pour tous. Léon Bourgeois (La Solidarité, 1902) pose que chaque génération hérite d’un patrimoine dont elle est l’usufruitière, patrimoine qu’elle doit faire fructifier et léguer à la génération suivante. De quel patrimoine s’agit-il ? Peut-on et veut-on en faire l’inventaire ?

En ce qui concerne le patrimoine naturel, on peut compter des forêts, des stocks de ressources naturelles, renouvelables ou pas. Va-t-on leur attribuer un prix ? Veut-on transmettre la même quantité, ou les services que ces biens nous ont rendus ? Si l’on peut dresser un inventaire de tels biens, est-ce aussi possible pour la santé, l’instruction … ?
Pourtant, dès 1970 on a tenté un tel inventaire. Il existe aujourd’hui de nombreux indicateurs dans les domaines sociaux, environnementaux.
Ainsi, pour la santé d’une société, des économistes ont posé 16 variables permettant de suivre l’évolution de leurs pays : taux de suicides des jeunes, espérance de vie, alcoolisme, instruction, …, et ce, par tranches d’âge. Autres exemples : la mortalité infantile, l’espérance de vie à la naissance, etc… D’autres encore sont purement environnementaux, comme l’empreinte écologique, le type de consommation et la sauvegarde des ressources naturelles. L’objectif est de savoir comment chaque société parvient à ne pas trop consommer et à conserver un espace permettant de vivre et de recycler les déchets. Citons encore l’épargne nette ajustée… beaucoup d’autres sortes d’indicateurs existent, le problème étant de savoir qui établit les critères.
Il est donc hors de question de confier cette tâche à des technocrates, des économistes ou des experts ; c’est, par excellence, le problème qui doit être soumis à une délibération collective de qualité ; il est nécessaire d’établir un indicateur synthétique. Lorsque Nicolas Sarkozy a confié à la commission Stiglitz le soin d’élaborer de nouveaux indicateurs, il y avait une extraordinaire occasion de développer cette délibération collective de qualité dans des conférences citoyennes, en lien avec des experts. Mais la commission a travaillé « en chambre », avec des économistes…

Pour sortir de l’emprise du PIB, il est donc indispensable de disposer d’un indicateur synthétique qui prenne en compte la viabilité de la société, susceptible d’alerter sur les facteurs risquant de mener à la catastrophe : explosion sociale due à des inégalités trop fortes ramenant à « l’état de nature » (des individus éparpillés incapables de vivre en société), pollution majeure, événement climatique brisant encore plus radicalement les sociétés…

Pour le moment, il en existe un. Élaboré par deux économistes, c’est un indicateur de bien-être économique, calculé pour plusieurs pays ; il comprend plusieurs composantes : revenu, évolution des stocks de ressources naturelles, mode de distribution des revenus (coefficient de niveau de vie et de pauvreté), examen des politiques publiques et leur action pour permettre aux personnes de couvrir les risques sociaux auxquels ils sont confrontés. Composé de quatre dimensions, il permet de jouer sur leur pondération, et de comparer les différents pays.

Mais n’oublions pas que chaque fois que l’on élabore ces types d’indicateurs, leurs évolutions peuvent être au mieux stagnantes, alors que celles du PIB sont traditionnellement en augmentation. Ceci est dû au fait qu’un indicateur synthétique mélange « des carottes et des lapins ». Nous n’en sommes encore qu’au stade du bricolage, certes, mais il est néanmoins indispensable de s’atteler à la définition de cette nouvelle conception du progrès également nécessaire pour jouer un rôle d’alerte, pour attirer notre attention sur l’aggravation des inégalités, ou sur le risque de dérèglement écologique…
Pour construire le nouveau modèle de développement que nous voulons, pour le mettre en œuvre et le promouvoir, il nous faut un indicateur de cette sorte, aussi puissant que le PIB, pour structurer nos comportements et ceux des entreprises.

{{Notes}}

. « Qu’est-ce que la richesse ? » – Dominique Méda – 1999 – « Alto » – Aubier – Champs- Flammarion

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