Démilitariser Gaza, sans plus : un piège ?

{Cet article est d’abord paru dans dans la revue “Confluences Méditerrannée. Il est publié ici avec l’accord de l’auteur}”.

Gaza, partie intégrante de la Palestine, avait été évacué par Israël en 2005 dans des conditions qui ne pouvaient qu’induire le désastre d’aujourd’hui. Après celle de 2008-2009, la nouvelle intervention – Bordure protectrice ! – appelle un premier bilan, y compris politique. De nombreux tunnels et missiles ont été détruits, mais une partie significative des armes aurait échappé à la destruction. De surcroît, le Hamas que l’on voulait extirper a renforcé son assise alors qu’il était affaibli et relativement isolé : au Caire, la chute des Frères musulmans et la mainmise ouverte de l’armée sur l’Etat avaient en effet restauré l’ancienne complicité israélo-égyptienne pour le contrôle de Gaza ; à Téhéran, la crainte de voir une brusque montée des tensions compromettre les négociations sur le nucléaire avait conduit le régime à rendre plus discret son soutien au Hamas. La conséquence première de l’intervention israélienne a donc été une certaine redistribution des cartes, avec une restauration de l’autorité de ce dernier. Cela à Gaza, mais également en Cisjordanie où l’impuissance de l’Autorité palestinienne et du vieux président Mahmoud Abbas ont cruellement été mises en évidence. Enfin, avec des manifestations de soutien d’une ampleur inédite aux Palestiniens de Gaza, les Arabes d’Israël ont également révélé la profondeur d’une autre fêlure de la société israélienne.

Israël doit aussi affronter, désormais, une profonde détérioration de son image sur le plan international. Certes, l’Union européenne a encore une fois brillé par un silence complice. Certes, comme aux jours gris du mollétisme, la France s’est déjugée par une déclaration de soutien non-distancié à Benyamin Netanyhaou, avant un rectificatif embarrassé et peu convaincant. Certes, cornaquée par un Congrès où veillent les obligés d’un AIPAC en perte de puissance mais néanmoins vigilant, l’administration américaine a-t-elle abondé le compte de son aide à Israël pour renforcer sa protection anti-missiles… Mais les réactions aux derniers événements de Gaza ont été sans commune mesure avec les protestations suscitées par la précédente intervention. Presque partout, émanant de la société civile, la réprobation à l’égard de la politique israélienne est montée de plusieurs crans. Au niveau officiel, rappels d’ambassadeurs, déplorations, condamnations, remises en cause de coopérations… ont atteint un niveau inédit. Les manifestations de soutien aux Palestiniens se sont multipliées dans plusieurs capitales et villes, et leur ampleur est elle aussi réellement nouvelle. Longtemps tétanisés par la crainte de voir une critique d’Israël dénoncée comme antisémite, des hommes politiques, des intellectuels de renom, des universitaires, des chercheurs… ont enfin surmonté leur frilosité. Pour des raisons politiques, mais aussi économiques, le succès de la campagne BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions) dans des pays amis, y compris aux Etats-Unis, commence à gêner sérieusement Israël. L’ampleur de ces mobilisations pourra-t-elle être longtemps négligée par un Etat qui, jusqu’ici, a délibérément placé sa conception de la sécurité au-dessus des obligations du droit international ?

Ce même Etat d’Israël négligera-t-il la montée d’une méfiance critique à l’égard de communautés juives qui, dans l’ensemble, ont avalisé le projet sioniste et sa négation de l’existence des Palestiniens ? Certes – et l’on a en mémoire les déclarations tonitruantes de Ariel Sharon à Paris en 2005 – ce projet ne conçoit l’avenir des « diasporas » que dans un « rapatriement ». De ce fait, les gouvernements israéliens se sont peu souciés des répercussions de leurs actions sur les juifs dans le monde. Longtemps, ils s’en sont d’autant moins préoccupés que les dirigeants communautaires – on le voit avec l’influent CRIF en France – ont accepté d’être des relais non-distanciés de leur politique, – y compris lorsque la dérive vers l’extrême-droite s’est précisée. Certes, des voix juives ont su critiquer cette dérive, dénoncer une politique de colonisation qui a torpillé « Oslo » et presque enterré, aujourd’hui, la « solution à deux Etats »… Ces prises de position sont symboliquement essentielles car elles se situent sur le terrain du droit et des principes. En refusant tout embrigadement tribal, elles préservent les chances de restauration d’un dialogue politique rationnel. Pourtant, ces voix sont trop isolées pour empêcher un brouillage des perceptions : le nom « juif » est mécaniquement associé à l’Etat d’Israël, et tout juif se voit – abusivement sans doute – tenu de rendre des comptes à son sujet. Sauf au sein de quelques mouvances comme celle d’Alain Soral, cette forme de méfiance a sans doute peu à voir avec l’antisémitisme du passé, et une paix juste au Proche-Orient réduirait sans doute ici toutes les dérives identitaires, racistes et antisémites. Dans l’immédiat, elle est néanmoins lourde de dangers. De ces dangers, les gouvernements israéliens s’étaient montrés indifférents, sinon pour étayer des appels à l’Alyah ; mais pourront-ils longtemps ignorer la fragilisation de leurs points d’appui communautaires dans le monde ?

Malgré les divers facteurs qui appelleraient un aggiornamento, et dans un contexte international où s’accumulent les incertitudes, il est peu probable de voir une révision stratégique majeure intervenir en Israël, – en d’autres termes une vraie négociation s’engager avec les Palestiniens. Les partis piliers de la majorité gouvernementale sont sur une ligne de refus d’un État palestinien autre qu’un administrateur de Bantoustans. La droitisation de la société israélienne semble garantir un appui durable à la manière forte dès lors que les pertes en soldats demeureront limitées. La terre de Gaza ne faisait pas partie de l’Israël mythique du mouvement sioniste, et Ariel Sharon avait pu l’évacuer. Encore fallait-il neutraliser Gaza, empêcher un développement économique qui pourrait devenir dangereux, couper les liens avec la Cisjordanie… Israël y était presque parvenu. D’un côté, Gaza transformé en camp de concentration, de l’autre des relations exécrables entre le Hamas et l’Autorité palestinienne contrôlée par le Fatah : la colonisation pouvait progresser. Deux faits vont cependant intervenir, et jouer dans le déclenchement de l’intervention.
Le premier : en avril 2014, un accord de réconciliation entre le Fatah et le Hamas – avec en perspective l’entrée de ce dernier à l’OLP – ouvrait la voie à un gouvernement d’Union nationale, laissait espérer, du côté palestinien, un interlocuteur enfin « rassemblé » face à Israël. En s’engageant dans cette énième réconciliation inter-palestinienne, et malgré des tensions internes au mouvement, le Hamas avait plus ou moins implicitement accepté les conditions qui le délivreraient enfin de l’étiquette « terroriste ». A ce stade, beaucoup se jouait sur les non-dits et il est significatif que Washington n’ait pas mis le holà au rapprochement amorcé. Allait-on voir se renouveler avec le Hamas le processus qui, autrefois, avait réintroduit l’OLP dans la catégorie des organisations « respectables », et ainsi ouvert la voie au processus d’Oslo ? Pour Israël, il convenait de bloquer toute évolution dans ce sens-là.
Le second fait qui a joué est le renforcement du potentiel militaire du Hamas : malgré la sévérité du blocus, son armement s’était poursuivi, le réseau des tunnels s’était étendu, des missiles à plus longue portée étaient introduits, quelques tirs échappaient au réseau de protection israélien… Avec sa dernière intervention, Israël a voulu faire d’une pierre deux coups : d’un côté, avec les destructions intervenues, il gagnerait un nouveau répit de quelques années ; de l’autre – et surtout ! – le rapprochement entre Palestiniens allait être tué dans l’œuf.

On n’a pas fini de faire le bilan de l’intervention et de ses coûts politiques et humains, mais il apparaît déjà que les objectifs israéliens à Gaza – et d’abord la neutralisation militaire du territoire – n’ont pas été atteints. Une réoccupation totale est exclue : dans le monde, les dommages politiques collatéraux en seraient trop grands, et, surtout, les coûts humains et financiers deviendraient vite insupportables. Cette voie trop coûteuse, une intervention de la « communauté internationale » (en bref les Etats-Unis et l’Union européenne) pourrait s’y substituer. Jusqu’ici, toute intervention extérieure dans le traitement de la question palestinienne avait été refusée par un Israël soucieux d’en conserver la totale maîtrise. Aujourd’hui, une telle intervention lui apparaît utile puisqu’elle lui offrirait une démilitarisation que son action directe n’a pu obtenir. Les conditions et les « parrains » de l’action à venir doivent être précisés, la sécurité d’Israël devant en être le fil directeur. Avec Benyamin Netanyhaou, des voix de plus en plus nombreuses réclament désormais la démilitarisation de Gaza.
La situation dramatique sur le terrain appelle certes, au plus vite, la fin de l’œuvre de mort. Mais l’urgence humanitaire n’interdit pas de s’interroger sur les ambiguïtés d’une internationalisation soudain devenue acceptable par Israël, dans des limites qu’il entend fixer. Il importe donc ici de démêler les intentions des uns et des autres, les enjeux conflictuels.
Pour les uns, et de nombreux noms se présentent, d’Abraham Burg à Elie Barnavi pour ne citer que des Israéliens, cette intervention s’impose car l’hypocrite fiction d’une égale responsabilité des deux acteurs israélien et palestinien dans le pourrissement du processus de paix a fait long feu. Au-delà du traitement prioritaire du dossier de Gaza, c’est une solution d’ensemble dont les paramètres sont connus de longue date et fondés sur le droit international, qui doit être imposée à Israël. Telle est la conclusion d’un nombre croissant d’observateurs et d’acteurs internationaux.
Contre ceux-là, Israël n’a en ligne de mire que la seule démilitarisation de Gaza. Il lui faut veiller impérativement au découplage de cet objectif-là avec le reste du dossier palestinien : pour faire bref, Israël souhaite que des intervenants extérieurs fassent un travail de police à Gaza et en assument les coûts, cela pour pouvoir poursuivre tranquillement en Cisjordanie et à Jérusalem une colonisation qui sape chaque jour davantage l’assise de la future Palestine.
C’est pourquoi, pour les défenseurs des droits des Palestiniens, toutes les propositions relatives à la démilitarisation de Gaza devront être observées à la loupe, qu’il s’agisse des conditions d’une trêve durable comme de son articulation avec le déblocage du dossier d’ensemble. Sinon, en libérant Israël de la lancinante question de Gaza, on faciliterait d’autant son entreprise de dépossession ailleurs. Dans les discussions sur la trêve, les exigences du Hamas ont été clairement posées (zone de pêche, zone tampon, port, aéroport…). Un projet d’origine européenne, auquel travaillent les Français avec les Anglais et les Allemands articulerait démilitarisation et mesures de levée du blocus en donnant de fortes garanties de sécurité à Israël. Tout ce qui pourrait éclairer quelque peu l’avenir des Palestiniens de Gaza sera certes bienvenu, mais il est à craindre que les concessions qui seront réclamées aux uns et aux autres soient quelque peu déséquilibrées. Tant que l’on se refusera à admettre que l’on n’a pas à choisir ses adversaires, que le Hamas sera nécessairement un interlocuteur pour la paix, la balance des traitements demeurera exagérément faussée.
Un dernier élément – un changement de la position française ? – est aussi à inclure dans le dossier. Quand, après la malheureuse approbation donnée par François Hollande a l’intervention israélienne, Laurent Fabius hausse le ton et, au-delà de la question de Gaza, réclame une solution d’ensemble, on voudrait croire que la raison politique et le Droit retrouveront leur efficacité au service de la paix. Quand il ajoute que cette solution devra être imposée à tous, donc à Israël, on entend un son réellement nouveau. Est-il trop tôt pour se remettre à espérer ?
R.Bistolfi
10.08.2014

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