La politique économique et monétaire

La monnaie a focalisé l’attention de l’Europe au cours des années 90 au moment de la mise en place simultanée d’une monnaie unique et d’une banque centrale européenne indépendante pour la gérer. Cette focalisation a occulté la réflexion et le débat sur ce que devrait être une politique économique de l’Europe en limitant et subordonnant celle-ci à la recherche exclusive des conditions de la stabilité monétaire érigée en priorité absolue et garantie par l’institution de la BCE.

Ce qui pouvait être une condition nécessaire pour une mise en place de l’euro ne saurait, en aucun cas, se substituer à une politique économique méritant ce nom. La crise économique mondiale que nous connaissons actuellement le démontre a contrario, puisque cette politique de stabilité, érigée en dogme, a fortement contribué à enfoncer l’économie de la zone euro dans la stagnation et contraste avec celle que mènent les Etats-Unis.

Il est donc nécessaire et urgent de redéfinir aujourd’hui la politique économique de l’Europe, même si celle-ci a apporté des résultats positifs en son temps, et d’envisager une évolution du rôle de ce qui en est l’instrument essentiel : la Banque Centrale Européenne.

La politique monétaire
La monnaie est un instrument au service d’une politique budgétaire, elle-même au service d’une politique économique et sociale. En fonction de la conjoncture, un gouvernement cherchera à relancer la croissance et à défendre l’emploi en incitant à des investissements nouveaux grâce à une baisse du taux d’intérêt et/ou une augmentation de la masse monétaire en circulation. Il peut aussi jouer sur l’équilibre budgétaire en acceptant un léger déficit au risque d’aggraver l’endettement. En fait le taux d’intérêt est la variable principale reliant l’activité économique au secteur monétaire. La pratique keynésienne du milieu du siècle passé illustre clairement l’effet bénéfique que peut avoir sur l’activité économique une augmentation contrôlée de la masse monétaire, fût-ce au détriment du taux d’inflation, et inversement nombreux sont les exemples de récession économique consécutive à une contraction de la quantité de monnaie en circulation. La thèse des « monétaristes » soutenant qu’en limitant la masse monétaire ou en augmentant le taux d’intérêt à court terme, et éventuellement en réduisant les impôts, les gouvernants maîtrisent mieux la montée des prix et le niveau de croissance, présente l’inconvénient de faire abstraction des conséquences sociales de cette politique, comme l’ont montré à l’excès les mesures prises en leur temps par R.Reagan et M.Thatcher. Comme le montre l’exemple de la FED aux Etats-Unis, les décisions concernant la politique monétaire et le taux d’intérêt ne sauraient être prises sans tenir compte des objectifs généraux du développement de la zone, et donc sans concertation étroite avec les autorités politiques qui définissent ces objectifs. Ceci conduit à redéfinir le concept d’indépendance de cette banque.

La monnaie est, en effet, plus qu’un instrument technique: c’est aussi un instrument politique qui permet d’influer sur les rapports sociaux. Même aux USA qui ont adopté les dogmes de l’ultra libéralisme (mais qui, dans les faits, se permettent de ne pas les appliquer lorsque leurs intérêts sont en cause), il existe une concertation étroite entre la FED et le gouvernement pour réagir aux évolutions de la conjoncture et amortir les à-coups économiques et financiers. Alors, on peut se demander pourquoi les responsables de l’Union Européenne ont en 1997, avec le Traité d’Amsterdam, laissé totalement la bride sur le cou à la BCE. D’autant plus qu’ils s’interdisaient de surcroît toute liberté de manœuvre du fait du plafonnement à la fois du niveau d’inflation et du déficit budgétaire, ce dernier restant plus directement sous la responsabilité des Etats alors que la gestion de la monnaie unique relève par définition de la compétence de la BCE.

Le statut de la BCE
Au demeurant, ce n’est pas la création de la BCE qui est en cause, ni celle de la monnaie unique qui a permis de mieux résister aux secousses monétaires, mais l’indépendance constitutionnelle accordée de facto à la BCE. Il aurait mieux valu laisser aux politiques le soin de fixer les grandes orientations stratégiques de cette banque, tout en la laissant libre de choisir les moyens pour les respecter.

Le système actuellement en vigueur est par construction conflictuel puisque la BCE contrôle la politique monétaire avec comme objectif la stabilité des prix, ceci en intervenant sur le taux d’intérêt, alors que les gouvernements qui conduisent la politique économique peuvent vouloir mener une politique expansionniste pour relancer la croissance et l’emploi, laquelle est susceptible de générer de l’inflation. Une autre source de conflit se présente lorsque des recettes fiscales sont disponibles : en strict gestionnaire la BCE cherche à réduire l’endettement alors que les gouvernements peuvent souhaiter affecter cette manne à la relance ou à des actions sociales. Ceci démontre que la politique monétaire doit obligatoirement être coordonnée aux politiques budgétaires des Etats. Encore faut-il que les Etats s’accordent sur un modèle économique et social.

Depuis l’application des critères de convergence en 1999, le déficit public de l’ensemble de l’UE a oscillé entre 1 et 2% du PIB, et le fonctionnement de la BCE laisse apparaître un relatif succès en matière de stabilisation des prix (inflation contenue autour de 2%), mais avec une très faible réactivité aux variations de la conjoncture économique. La BCE a le regard fixé sur les critères de stabilité et se soucie très peu du niveau de croissance et de l’emploi. Rares en effet ont été les baisses du taux d’escompte décidées pour faire face à la dégradation de la situation économique, baisses dans tous les cas moindres que celles décidées par la FED et décalées dans le temps par rapport à elles. La BCE a toujours surestimé les risques hypothétiques d’inflation, alors que le ralentissement de la croissance est devenu une réalité. De surcroît, les débats, quelquefois houleux lors des auditions de membres de la BCE par des parlementaires européens, ont montré que celle-ci pratique une relative opacité: le contrôle de son action est difficile, les informations doivent lui être arrachées. Elle cherche même à influer sur les décisions de politique économique de l’UE en durcissant le caractère impératif des critères de convergence et en demandant aux « politiques » de réduire le déficit budgétaire et d’accélérer les réformes structurelles, notamment par l’accroissement de la flexibilité des marchés du travail. En fait, la BCE cherche à s’imposer comme conseiller-expert en économie auprès des gouvernements. Il apparaît donc nécessaire d’obtenir de la BCE, a minima, une totale transparence dans ses décisions et, a maxima, la remise en cause de ses prérogatives stratégiques. Les choix faits au moment du Traité de Maastricht visaient à permettre la création d’une monnaie unique, ce qui était un objectif ambitieux à l’époque et qui exigeait une coordination très stricte des politiques financières. Aujourd’hui les objectifs ont changé et la BCE devrait logiquement évoluer.

Les difficultés
Il faut toutefois reconnaître plusieurs difficultés auxquelles la BCE et, plus généralement, les responsables de l’UE sont confrontés :

– 1 – Il n’y a pas unanimité au sein de l’Union sur le rôle que devrait jouer la BCE du fait que certains Etats préconisent une politique fondée sur la modération salariale et l’accroissement maximal de la concurrence (incluant la libéralisation et le démantèlement des services publics), alors que d’autres mettent l’accent sur les objectifs de la politique sociale. Dans ce domaine comme dans de nombreux autres, la plupart des débats des responsables européens butent sur des divergences d’orientation politique, ce qui bloque les décisions et conduit généralement à des compromis bâtards.

– 2 – Dès l’instant où l’UE a décidé de pratiquer une politique monétaire unique, comment la BCE pourrait-elle tenir compte des disparités économiques des pays membres (avec, par exemple, une Irlande et une Grèce ayant pour le moment une croissance forte et une Allemagne et une France ayant une croissance faible), sinon en acceptant une relative souplesse dans la gestion des domaines économiques de chacun des membres. C’est ainsi qu’une dérive temporaire du déficit public d’un Etat paraît préférable à une croissance du chômage ou à un ralentissement économique, à condition toutefois que ce “dérapage” ne s’exerce pas durablement aux dépens des autres membres. Ceci exige donc de bien coordonner les politiques économiques de tous les membres.

-3 – L’établissement d’une politique monétaire est aujourd’hui largement dépendant de contraintes supranationales. Dans les faits, le taux d’intérêt de l’UE est plus ou moins corrélé à celui de la zone dollar et subsidiairement de la zone yen. Ceci constituerait une raison supplémentaire de mieux coordonner les politiques économiques des membres de l’UE, en agissant davantage sur les paramètres économiques (plans de relance, politique industrielle, grands travaux, etc.) pour compenser les contraintes monétaires internationales et faire face aux difficultés de la conjoncture.

– 4 – Les flux financiers à caractère spéculatif ( 2.000 milliards de $/jour) ont aujourd’hui pris une telle ampleur qu’ils influent sur l’activité économique des Etats tout autant que leur politique monétaire. Et comme ces flux échappent au contrôle des Etats et des banques centrales, rien de stable ne pourra être bâti dans l’Union sans une action au niveau international pour contenir et contrôler la spéculation financière. Nous en sommes loin.

-5 – Enfin il n’y a pas convergence entre les opinions des membres de l’Union sur la question du poids relatif souhaitable de l’euro par rapport au dollar : certains voudraient un euro fort jouant le rôle de monnaie de réserve internationale, signe de puissance de l’Europe, alors que d’autres mettent l’accent sur un euro modérément faible, facilitant les exportations et la croissance. Après s’être désolés ces dernières années de la faiblesse de l’euro, les européens s’inquiètent aujourd’hui de sa remontée, sans vision claire de son juste niveau. Dans les faits, c’est le dollar qui fait toujours la loi. Tout ceci montre l’étroitesse de notre marge de manœuvre.

En résumé, le maintien de la dissymétrie entre le caractère monolithique d’une politique monétaire de la BCE, crispée sur la lutte contre l’inflation, et la dispersion de politiques économiques non réellement coordonnées d’Etats confrontés à une conjoncture déprimée, ne paraît plus acceptable aujourd’hui.

Les objectifs
Une réflexion sur la politique économique et monétaire de l’Union Européenne doit donc se fixer plusieurs objectifs.
En premier lieu, définir plus précisément les finalités de cette politique :
* doit-elle se limiter à garantir la stabilité économique mesurée par le taux d’inflation et le respect des critères concernant le déficit des finances publiques, l’endettement de l’Etat et le taux d’intérêt ? Ceci suppose que l’on adhère au postulat d’inspiration monétariste ( mais tout à fait discutable ) selon lequel cette stabilité suffit à assurer un bon développement économique, le marché faisant le reste .
* ou bien doit-elle avoir, plus largement, pour finalité principale, comme c’est le cas aux Etats-Unis, de promouvoir le développement économique ? Ceci implique que cette politique adapte ses modalités à la conjoncture, qu’elle soit dynamique et n’hésite pas à pratiquer la relance de l’activité en période de récession ou même de stagnation, et qu’elle soit prudente, voire rigoureuse, en période de croissance rapide, n’hésitant pas à utiliser une partie des produits de la croissance pour réduire l’endettement public. Dans ce cas, les critères sur lesquels elle se fonde devraient être, non seulement l’inflation et les équilibres financiers, mais aussi la croissance (ou plutôt un indicateur composite du développement durable), l’emploi et la répartition des fruits de la croissance.
Si l’on choisit la deuxième partie de l’alternative comme cela semble logique, il en résulte des conséquences institutionnelles. La Banque Centrale Européenne ne devrait pas déterminer, seule, la politique monétaire (tout en conservant son rôle de “surveillant” de la stabilité), mais adapter celle-ci en concertation avec les autorités politiques européennes responsables des grandes orientations stratégiques du développement. Cela implique la mise en place d’une sorte de gouvernement économique de l’Europe (ou au moins de la zone euro) dont il restera à déterminer la place : au sein du « Conseil » ou de la Commission ?
En tout état de cause, cela implique aussi une révision du Pacte de Stabilité qui cantonne la Commission (et, plus précisément, le Commissaire chargé de cette tâche) dans la surveillance du respect par les Etats des critères de stabilité. La définition de nouvelles règles assignées aux Etats membres devrait laisser la place à des modulations permettant aux Etats en situation de stagnation ou de récession de tolérer un léger déficit budgétaire pour stimuler leur activité économique, et au contraire de pousser les Etats en situation de forte croissance de réduire leurs déficits, voire de constituer des excédents en vue d’éventuelles périodes moins favorables.

Cela devrait aussi conduire à doter l’Europe d’un budget plus étoffé lui permettant de faire face aux difficultés conjoncturelles en contribuant, par exemple, à une relance économique concertée en cas de récession ou de stagnation généralisée et, pour ce faire, à l’autoriser à lever un impôt assis sur les ressources des Etats membres.

Dans le même esprit, la faible liberté de manœuvre de l’UE en matière de politique de change de l’euro par rapport au dollar ne devrait pas être laissée à la seule appréciation de la BCE , mais concertée avec les autorités politiques.

Enfin, la réflexion sur la politique économique devrait accorder une importance accrue aux aspects aussi essentiels du développement que les systèmes de protection sociale et les services publics. C’est ainsi que l’absence actuelle de vision d’ensemble et de coordination des politiques fiscales et sociales pousse chaque Etat, en mettant en concurrence les systèmes de protection sociale, à jouer sur les paramètres qui lui permettent d’accroître sa compétitivité relative aux dépens de l’intérêt général des populations. Cette logique de concurrence conduit au paradoxe que les anciens pays communistes qui vont adhérer à l’UE, au lieu de chercher à améliorer leur système de protection sociale et à les aligner sur ceux des pays de l’Europe de l’Ouest, conformément au “modèle social européen”, choisissent en majorité, écoutant les sirènes libérales, d’en affaiblir le coût de façon à attirer les investissements étrangers et les délocalisations d’entreprises en provenance de l’Europe de l’Ouest. Le même constat inquiétant peut être fait en ce qui concerne la réforme des services publics : on voit de nombreux pays, qu’ils appartiennent à l’Union actuelle ou au groupe de ceux qui vont l’intégrer, sous l’impulsion des organismes internationaux, et il faut bien le dire de la Commission, démanteler leurs services publics et les privatiser dans le désordre, et sans toujours réfléchir aux conséquences fâcheuses que cela peut entraîner et qu’illustrent de nombreux échecs, en Grande Bretagne ou ailleurs.

René Iffly et Jean-Pierre Pagé
Membres du Cercle Condorcet de Paris

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