La situation de la zone euro et la politique économique européenne

La crise n’est pas derrière nous, comme le montrent les chiffres communiqués par la Commission européenne, mais ce n’est pas une surprise. On en a la confirmation – et comment?! – avec ce qui vient de se passer en Italie.
Les politiques économiques telles qu’elles sont définies et appliquées sous l’égide du Conseil européen mènent l’Europe à l’impasse.
Nous ne nous en sortirons pas par des solutions nationales?: le problème n’est pas franco-français. Nous ne nous en sortirons que «?tous ensemble?». Nous avons besoin d’une relance européenne.
Nous en sommes arrivés à un point où le système de fonctionnement de l’Union européenne doit être complété et modifié, au moins sur deux points vitaux?: la mise en place de mécanismes de mutualisation entre les pays membres et l’instauration d’un processus viable de contrôle démocratique des décisions. S’il n’en est pas ainsi, il y a tout à craindre pour l’Europe.

La crise n’est pas derrière nous
D’abord, dissipons quelques confusions à ce sujet.
Si l’on entend par «?la crise est derrière nous?», la tenue de l’euro en tant que monnaie, ce n’est pas totalement faux. Les déclarations de Mario Draghi, faisant entendre que la BCE était prête à intervenir «?sans limites?», ont donné un répit en calmant les marchés. Avec les moyens d’action mis en place par la BCE et la création du Mécanisme européen de stabilité (MES), l’éventualité d’une sortie de certains pays de l’euro s’est (provisoirement) éloignée.
Mais il ne faut pas surestimer l’efficacité de ces mesures. Les modalités d’action de la BCE et, surtout, du MES, restent conditionnées par la signature de protocoles d’accord entre les pays concernés et le MES. Ces protocoles d’accord sont soumis eux-mêmes à des conditions draconiennes qui sont le renforcement des politiques de rééquilibrage et de réforme de leurs économies, c’est-à-dire les politiques d’austérité.
Le MES n’est, en fait, qu’un nouveau FMI dont il constitue le pendant européen et un FMI européen reprenant les méthodes de son illustre homologue dans ce qu’elles ont de pire.
Ce n’est pas l’euro qui handicape l’Europe aujourd’hui, mais les politiques économiques qui y sont menées et les déficiences démocratiques.

Les politiques économiques européennes mènent l’Europe à l’impasse
Si la situation de la zone euro reste critique, c’est parce qu’elle est plombée par les politiques d’austérité qui lui sont imposées au nom de la doxa dominante. Ces politiques sont inappropriées et ne font qu’enfoncer les pays en difficulté dans la crise.
Ces politiques économiques européennes reposent sur deux piliers :
• une politique budgétaire, qualifiée de commune, mais qui se réduit à son aspect répressif – à savoir?: l’énoncé de seuils à ne pas franchir pour la dette et les déficits publics?– et à la définition de sanctions édictées pour faire respecter ces règles. De ce point de vue, on peut dire que la politique budgétaire commune tient de la «?maison de redressement?». À cette politique budgétaire ainsi définie manque un deuxième volet permettant d’assurer, comme dans toute union bien conçue, une solidarité entre les pays-membres?;
• de façon plus informelle, des préconisations très musclées de «?réformes structurelles?» (flexibilisation du marché du travail, baisse des salaires et des prestations sociales, rétrécissement de l’espace du secteur public…), inspirées par l’idéologie néo-libérale et censées ramener les pays concernés, par une sorte de «?dévaluation interne?», à un niveau de compétitivité que l’impossibilité de dévaluer leur monnaie ne permet pas d’atteindre.

Mais ceci ne fonctionne pas.
Les politiques d’austérité, visant à ramener les finances publiques à l’équilibre, toutes en même temps et sans contreparties dans le sens de la solidarité, ont conduit la zone euro à la dépression pour les raisons suivantes?:
• Aux effets internes de ces politiques sur la demande et l’activité économique des pays concernés s’ajoutent les effets induits par le commerce intra-zone qui représente de l’ordre de 65?% du commerce total de la zone. À quoi servirait de rendre les industries plus compétitives s’il n’y a pas de clients et pas de débouchés??
• Cet effort se situe dans un contexte d’environnement mondial en situation de ralentissement économique, si bien que le recours à l’exportation hors-zone, qui pourrait limiter l’effet dépressif, est, de ce fait, réduit.
• En outre, et l’on vient de s’en rendre compte, les modèles économétriques qui fondent les calculs sur lesquels s’appuient les responsables économiques sont erronés sur un point très important. Les effets des politiques qui sont menées sur l’activité économique dépendent énormément de l’hypothèse que l’on peut faire quant au multiplicateur entre la variation initiale (ex ante) de la dépense budgétaire et la variation du PIB qui en résulte (ex post). Les effets de ces politiques ont été testés avec des multiplicateurs faibles (inférieurs à 1), alors que ces multiplicateurs seraient, en réalité, très supérieurs à 1, comme l’a laissé entendre le chief-economist du FMI. On comprendra aisément que, alors que, dans le premier cas, le processus pourrait converger à moyen terme vers le rééquilibrage de l’économie, dans le second cas, il ne peut que diverger et conduire à la dépression.
Par ailleurs, les réformes structurelles, inspirées de la doxa néo-libérale dominante, telles qu’elles sont préconisées, qui reposent sur le principe de la «?dévaluation interne?», ne sont pas, comme on veut nous le faire croire, la solution au problème.
Au contraire, elles peuvent être très nuisibles. D’abord, en ayant pour conséquence de «?détricoter?» le «?modèle social?» européen que le monde entier nous envie (on a toutes les raisons de penser que c’est l’objectif des puissances d’argent dont ce modèle social bride les perspectives de profit). Puis, avant d’atteindre leur objectif qui est d’améliorer la compétitivité des pays concernés, en pesant sur le pouvoir d’achat et la demande émanant d’une partie importante des populations. Il s’agit d’un cercle vicieux, comme on le voit en Grèce, Espagne et Portugal. On conçoit que les dirigeants espagnols aient refusé jusqu’ici de faire appel au MES pour soulager leurs finances publiques mises à rude épreuve par la nécessité de refinancer leurs banques en raison des conditions que ceci celui-ci leur imposerait (notamment de toucher aux retraites de leurs principaux électeurs).
Même la réforme allemande menée par Gerhard Schröder, encensée et montrée en exemple aujourd’hui, doit être relativisée, comme on devrait le voir lors d’une prochaine conférence plénière du Cercle. On oublie volontiers que, en généralisant la pratique des salaires partiels, réductibles à volonté en fonction de la conjoncture, elle a accru le niveau de pauvreté de la population (multiplication des «?demi-pauvres?») et a conduit à «?miter?» le modèle social allemand.
Actuellement, les dirigeants européens sont donc en train de répéter les erreurs commises par les dirigeants occidentaux au cours des années 30, quand, pour remédier aux désordres résultant de la crise de 1929, ils ont, tous en même temps, appuyé sur le frein.
Malgré les avertissements répétés de toutes parts, à, commencer par le FMI dans sa sphère dirigeante, ils persistent dans leur stratégie erronée, sous la conduite de Angela Merkel qui n’a toujours pas compris que la politique économique qui convenait dans le cas de l’Allemagne ne pouvait pas être transposée telle quelle ailleurs.

Nous sommes donc obligés d’imaginer une politique globale de relance européenne. Nous ne sortirons de la crise actuelle, la plus grave depuis celle des années 30, que tous ensemble.
Le défi auquel nous avons à faire face est de relancer l’activité économique de l’Europe tout en résorbant progressivement les déséquilibres budgétaires nés de la crise de 2008-2009 et d’un certain laxisme auparavant. Nous ne pourrons pas répondre à ce défi au niveau de nos Etats-membres déjà asphyxiés. C’est pourquoi je redis que le problème n’est plus franco-français.
Par contre, l’Europe, si elle met tous ses atouts en commun, est parfaitement capable de répondre à ce défi car, d’une part, elle concentre en son sein un énorme potentiel de développement appuyé sur un savoir-faire et une culture que tout le monde lui reconnaît, d’autre part, elle dispose d’une épargne particulièrement substantielle. Au lieu de se recroqueviller sur ses industries du passé, il faut qu’elle se tourne vers les activités d’avenir.
L’énoncé de toutes les tâches que cela implique, qu’il s’agisse de la révolution énergétique à accomplir, de l’aménagement de l’espace intra-européen ou encore du développement de la recherche et de la mise en application des innovations, par exemple, montre que ceci peut créer les emplois dont l’Europe a besoin.
Mais les instruments manquent pour mettre en œuvre une telle relance européenne, surtout tant que le budget européen (que les dirigeants de l’Europe ont jugé bon de réduire encore?!) restera à l’état d’avorton. Le moment parait venu de réactiver l’idée du grand emprunt européen lancée par Jacques Delors.

Il est urgent de compléter et modifier le système de fonctionnement de l’UE, plus particulièrement sur deux points?: mettre en place des mécanismes de mutualisation et un contrôle démocratique des décisions.
Dans le premier ordre d’idées, il est plus que temps de passer à la «?mutualisation budgétaire?» qui élargirait, sous la forme de transferts financiers des pays riches vers les pays pauvres, la conception extrêmement restrictive de surveillance des déficits qui préside aux réformes actuelles et que l’on retrouve dans toutes les unions économiques bien construites, notamment dans la République fédérale d’Allemagne. Même si cela soulève des difficultés en raison du temps nécessaire pour faire accepter les changements institutionnels que cela implique. Même en dépit de la réticence des pays «?vertueux?» qui craignent que cela ne dissuade les pays dépensiers de faire des efforts. C’est pourtant la voie à suivre. Toujours dans le même ordre d’idées, rappelons que le système des euros obligations constitue, lui-même, une mutualisation financière plus simple à mettre en œuvre d’autant plus que la contrepartie demandée, à savoir les engagements des pays–membres en matière d’équilibre des finances publiques, peut être considérée comme obtenue.
Mais tout cela nécessite la remise en selle de l’idée d’Europe dévalorisée actuellement par tous les ratés de la construction européenne et de poser la question du contrôle démocratique. Il y a un déficit énorme dans ce domaine et il n’est pas étonnant que nos concitoyens soient très réticents face aux tentatives en vue de développer le fédéralisme dans ces conditions.
Si l’on doutait encore de la gravité de la situation, ce qui s’est passé en Italie au cours des élections en apporterait la preuve. Et il n’y a aucune raison que ce soit spécifique à ce pays. Tout porte à penser que des élections en France dans le contexte actuel pourraient donner des résultats du même ordre. Force est de constater que les récentes évolutions des institutions européennes et, surtout, la manière selon laquelle ont été conduites les réformes entreprises ont mis à mal le contrôle démocratique des décisions en reléguant de plus en plus les parlements nationaux au rôle de chambres d’enregistrement.
Dans le même temps, le Parlement européen peine à se faire entendre et à jouer son rôle de contrepoids du Conseil européen et de censeur de la Commission. Le pouvoir reste dévolu à un Conseil et à un Président de l’UE qui n’ont aucune légitimité démocratique et tout se passe comme si le système reposait finalement sur une Commission de fonctionnaires « irresponsables » agissant en vase clos. Dans ce contexte, les citoyens européens se sentent dépossédés de leur destin et sont tentés de se replier sur le niveau national. Il y a le feu?!
Les prochaines élections européennes de 2014, si l’on saisit l’opportunité qu’elles offrent, seront l’occasion de remédier à ces dysfonctionnements, avec l’affirmation de grands partis européens (qui existent, au moins sur le papier, sous la forme des groupes opérant dans le cadre du Parlement européen) présentant sous leur étiquette des programmes et des listes de candidats identiques dans chacun des pays et chacun un candidat à la présidence de la Commission.
Tout cela peut apparaître utopique. Mais, il est aberrant de vouloir faire fonctionner une union comme l’Union Européenne sans les bases d’un vrai fédéralisme, c’est-à-dire sans les mécanismes de solidarité et les conditions de démocratie élémentaires. Faudra-t-il une nouvelle crise financière, une nouvelle crise de l’euro, pour que les dirigeants européens envisagent sérieusement de poser le problème publiquement et de mettre en chantier ce passage au fédéralisme?? ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *