La situation en Corse

I – Etat des lieux

Ile méditerranéenne et structurée par cette appartenance, la Corse est une société de type agro-pastoral, jamais industrialisée. C’est une société fondée sur un système classique clientélaire hérité de l’Antiquité. Un solde excédentaire des naissances, la difficulté à se nourrir sur le sol corse, l’injustice des structures sociales et la capacité du clan à trouver des issues vers l’exil, font coïncider gestion de l’emploi et gestion de l’exode.

Jusqu’en 1950, le système fonctionne. Les hommes jeunes partent en nombre, mais aussi les femmes. L’exode a été avant l’heure, un mouvement de libération des femmes. Aujourd’hui encore, les jeunes filles partent en plus grand nombre que les garçons.

Pour mémoire, il faut évoquer le choc que fut la Première Guerre mondiale et sa saignée (20 000 tués) ; on mobilisa jusqu’aux pères de cinq enfants. Puis la Seconde Guerre, la prise de conscience d’une force collective à travers la Résistance et la Libération de 1943. La rencontre avec la modernité sur le sol même : troupes américaines éradiquant le paludisme endémique ; arrivée de l’eau et de l’électricité…
Enfin, il y eut l’effondrement de l’empire colonial (150 000 Corses vivaient en Afrique du Nord – autant en Afrique Noire et en Indochine) qui priva les nouvelles générations de débouchés. Dans une île sous-développée, on ne pouvait « caser sur place » les demandeurs d’emploi.

L’indépendance de l’Algérie fit arriver dans l’île une masse de rapatriés, jouissant d’avantages propres qui vont investir les commerces, l’hôtellerie et refaire dans la plaine orientale défrichée, assainie, irriguée – là où depuis toujours il y avait maquis et maigres pacages souvent légués aux femmes – une viticulture commerciale, mécanisée. Arrive en même temps une main d’œuvre maghrébine, essentiellement marocaine, à laquelle s’ajoute l’immigration portugaise et italienne. L’Etat a un rôle de plus en plus grand (subventions, aides sociales, présence de nombreux fonctionnaires). L’économie est essentiellement tertiaire.

Aujourd’hui, sur 270 000 habitants recensés, 30% sont d’origine étrangère. 50% de la population restante est métropolitaine. Les Corses de souche sont minoritaires, et ce, malgré vingt-cinq années d’actions violentes, le départ des pieds-noirs, la mutation des fonctionnaires menacés, dont 200 enseignants.
Tout au long de ces années, les déséquilibres s’accentuent entre l’intérieur, les villages désertifiés et le littoral. Entre la saison touristique : 1 800 000 visiteurs sur deux mois et le reste de l’année, 75% des emplois saisonniers sont occupés par des non-Corses. 80% de l’outil touristique serait dans les mains de capitaux extérieurs.

II – Emergence du mouvement nationaliste

On évoque le malaise corse périodiquement depuis le rattachement de l’île à la France, alors qu’à l’inverse, les Corses donnent des preuves tout aussi régulières de leur attachement à la République : refus de l’irrédentisme, Résistance… Souvenez-vous que de 1956 à 1970, des manifestations regroupent toutes les sensibilités politiques sur de grands thèmes de défense de l’île : refus de la base atomique d’Argentella, bataille contre les rejets des boues rouges par la Montedison italienne, défense du chemin de fer…

C’est en 1965 qu’est créé le « Front Régionaliste Corse » par des personnalités de la gauche parisienne ou locale (Gisèle Poli – Charles Santoni, le linguiste Pascal Marchetti…).
Mais c’est en 1967 que surgit l’A.R.C. des frères Siméoni, qui reprend à son compte la contestation anti-pieds-noirs, anti-Légion Etrangère, très présente ; demande l’ouverture d’une Université, d’un statut spécial, la sauvegarde de l’ethnie.

Les partis de gauche sont confrontés à un dilemme entre une analyse du sous-développement, qu’ils ont menée les premiers et des méthodes de lutte inacceptables. Ils sont isolés. Le nationalisme se radicalise. La contestation paysanne s’amplifie. La « mission Libert Bou », créée par Valéry Giscard d’Estaing, échoue.

En Août 1975, au Congrès de l’A.R.C., huit mille participants répondent « oui » à ces cinq questions :
• le « peuple corse » existe-t-il ?
• la Corse est-elle une colonie ?
• faut-il corsiser 80% de la fonction publique ?
• faut-il le bilinguisme ?
• sommes-nous en état de légitime défense ?

Le 21 août, à Aléria, Edmond Siméoni occupe avec 30 hommes armés, la cave Delpeille (un exploitant rapatrié compromis dans un scandale de chaptalisation). Le ministre de l’Intérieur Poniatowski fait déployer les forces de l’ordre. Deux gendarmes tombent ; un troisième à Bastia le 27 août. Edmond Siméoni est condamné à cinq ans de prison, dont deux avec sursis.
Alors, les occupations de terre se multiplient. L’Université revendique. Les socio-professionnels barrent les routes, ferment les ports. Le rythme des attentats s’accélère.

En janvier 1980, l’occupation de l’hôtel Fesch à Ajaccio, par un groupe de militants, se termine après une nuit d’émeute, par la mort d’un garde mobile, d’un touriste et d’une passante.
L’organisation autonomiste, entretenant sans cesse la crainte d’un « contre-développement sans les Corses », a oscillé entre régionalisme modéré (autonomie interne) et maximalisme (indépendance). Elle a emprunté à tous les mouvements idéologiques : réformiste, décolonisateur, libéral, collectiviste, avec une préférence pour l’action – manière de se poser en s’opposant – une phraséologie révolutionnaire et des références aux mouvements de libération (Algérie, Amérique Latine….).
Les jeunes, séduits, sont devenus un réservoir disponible pour remplacer les anciens qui se notabilisent, s’enrichissent, se pervertissent…ou s’éloignent.

Les partis traditionnels sont impuissants à offrir une alternative valable : ils sont occupés à se partager ce qui reste de pouvoir. Le parti communiste, l’église de Corse, quelques individualistes tenteront d’appeler à un combat démocratique, sans parvenir toutefois à empêcher que le grand banditisme installe ses réseaux. L’argent de « l’impôt révolutionnaire » alimente les bandes armées de clandestins représentés par des « écrans légaux » (M.P.A. – Concolta Nazionale – A.N.C.).
La décennie 1990 / 2000 voit l’éclatement du mouvement en branches rivales ; un cortège impressionnant de règlements de comptes, d’assassinats, entraîne de nouvelles fractures, de nouvelles luttes fratricides.
Ces conflits, les centaines d’attentats annuels, dans un contexte d’affaiblissement démographique, de vieillissement de la population, de dépendance économique, de chômage élevé, de désertification rurale, placent la Corse hors du marché, hors de l’Etat de droit et hors de la citoyenneté. De 1990 à aujourd’hui, on a dénombré 250 assassinats – pour la majorité non élucidés – des milliers de plastiquages. Un tabou qui tombe en même temps que le préfet Erignac, le 6 février 1998.

III – Que se passe-t-il dans la tête des Corses ?

Dans notre structure familiale, sous couvert de patriarcat officiel, règne en fait un matriarcat occulte. Je vous parle d’un temps qui fut celui de mon enfance, de ma jeunesse mais qui perdure, même s’il est mis à mal par des changements sociaux (extension de la famille mono-parentale, affaiblissement des solidarités inter-générationnelles et communautaires, record de suicides, de toxicomanie, d’I.V.G….)
Dans cette famille, l’enfant est roi.
La mère « idéale » lui évite la frustration, elle forme avec ses enfants un espace clos. « Satisfaisante », elle entend le rester toujours. En retour, elle sera sanctifiée. Elle est dans l’axe-Madone : le Dio vi salve Regina est l’hymne de nationalistes. La sœur est dans cet axe, l’épouse devra y prendre place . A Donna face l’omu eppo u si ruzziga : la femme fait l’homme et puis elle le ronge.

La structure familiale s’inscrit dans le clan. En Corse on dit : « Di quale sidé ? », ce qui signifie : « de qui êtes-vous ? » (c’est à dire de quelle famille ?). Les solidarités sont fortes, exigées. C’est le lieu du « don et du dû ». La société corse comme la famille corse est un lieu d’indivision : indivis des intérêts, indivis affectif. D’où la propension à être sa propre loi, à se faire justice à partir d’un code, dont la base est l’injure faite à l’honneur, l’injure faite aux femmes, faite à la terre du clan, cette terre-mère que l’étranger ne doit pas posséder. Il y a donc une difficulté à accepter la loi commune.

Par ailleurs, je voudrais dire aussi que rares sont les scientifiques qui analysent la situation corse sous l’angle de l’économie.
L’île semble pour beaucoup d’entre eux, et pour les nationalistes, échapper à la lutte des classes. Le clanisme, lui, s’est adapté à tous les changements survenus au cours des derniers siècles ; à l’émergence de classes sociales ouvrières autour des mines, du chemin de fer ; à la naissance d’un « esprit public », aux alliances des forces issues de la Résistance. Le système clientéliste a perduré. Les nationalistes l’ont adopté (entreprises captées ou créées, syndicats corsistes…).

Les grandes grèves de 1989 et 1995 ont pourtant démontré qu’une base unitaire démocratique pouvait exister. Les nationalistes fustigent « le clan », mais s’allient à la droite libérale au pouvoir sur le thème : « Créons l’Europe des régions et des patries ». D’énormes appétits sont à l‘affût. Certains rêvent de faire de l’île un paradis fiscal qui aurait l’avantage d’être dans l’Union Européenne, tout en accueillant les pavillons de complaisance.

Les milliers de kilomètres de côtes protégées pourraient être livrés aux promoteurs, surtout si l’on concède à la Collectivité territoriale l’aménagement du territoire et la loi Littoral.
Ces enjeux sont occultés par des discussions sur les « avancées institutionnelles » et la sauvegarde de la langue et de la culture.

IV – Le rôle des femmes

Les premières manifestations des « Femmes pour la vie » pouvaient être considérées comme « normales », en coïncidence avec leur rôle de gardienne de la famille, de ses valeurs, de la vie. Le texte fondateur est une réaction à la succession d’assassinats touchant principalement des hommes jeunes (1995). Dans les groupes initiaux, il y avait des femmes nationalistes de diverses tendances (Concolta – M.P.A. – A.N.C.) et des femmes de toutes opinions.

Le « Manifeste » n’a jamais voulu se structurer. C’est un collectif – à Bastia et Ajaccio principalement – lieu de parole. Il élit une coordinatrice chaque mois, vote les textes des communiqués élaborés en commun, détermine les actions.
Sa longévité est étonnante. Ses prises de position de plus en plus politiques, parce que les situations l’exigeaient et que les analyses y menaient : demande de rétablissement de l’Etat de droit ; interpellations de la justice, de la police, des hommes politiques ; demande d’élucidation des assassinats ; demande de clarté dans l’utilisation des fonds publics ; condamnation du racket, du racisme, de la mafia…
Des femmes membres de ce collectif dès l’origine sont parties ; souvent femmes de sensibilité nationaliste qui ne pouvaient assumer certaines exigences. D’autres femmes ont rejoint le Manifeste. Dix mille signatures ont été recueillies. Le Manifeste a gêné les nationalistes, mais aussi la classe politique traditionnelle corse et nationale, d’où sarcasmes, injures, hostilité, intimidation et menaces. Mais c’est derrière ces femmes que trente cinq mille Corses ont défilé après la mort de préfet Erignac.

Je crois que les femmes du Manifeste sont perçues comme scandaleuses, parce qu’elle brisent scandaleusement par la parole le système claniste masculin, dans une société de non-dits, de connivences, de peur.
Elles ont fait irruption – en groupe – et non pas individuellement (appelées ou acceptées par tel ou tel – comme cela se pratique habituellement). Elles ont fait irruption dans l’espace social avec une brutalité de profanes, un langage « incorrect », des manières insolites, un entêtement et je dirais, un courage…féminin.

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