Laïcité : des dérives inquiétantes (*)

Après une visite à Disneyland qui a alimenté la presse pipole, nous avons donc eu la cérémonie cocasse de Saint-Jean de Latran. Nicolas Sarkozy « chanoine d’honneur » de la basilique ! Cela aurait pu s’inscrire dans la suite de gesticulations médiatiques visant à détourner l’attention d’une politique économique et sociale qui patine. Mais le discours de Rome a une importance qui va bien au-delà de la simple habileté politicienne. Il marque en effet une régression sur plusieurs plans, et toutes les régressions se conjuguent en une rupture contestable.
Pour en juger, plusieurs angles de saisie sont concevables. Ceux qui, dans la perspective d’une construction régionale capable de lutter contre l’anomie de la mondialisation, œuvrent à la coopération euroméditerranéenne et euro-arabe, seront d’abord attentifs à tout ce qui, entre les deux rives de la Méditerranée comme dans la société française, peut encourager une approche méfiante de la diversité en confortant les conceptions essentialistes de l’identité. L’impératif pour eux est d’affronter les incompréhensions ou les incompatibilités d’ordre culturel (elles existent) dans la perspective d’un dépassement « par le haut », avec un projet de société ouverte, égalitaire, où aucun enracinement ne voudrait étouffer les autres ou s’assurer une prééminence absolue. Sous cet angle-là, l’infléchissement du discours officiel apparaît plus qu’inquiétant.
L’histoire a abouti, en France, à ce précieux pivot institutionnel qu’est la laïcité, et ce pivot – malgré les révérences formelles – a été ébranlé par le discours romain du président de la République.
Plus qu’un fumeux « dialogue des cultures », ou a fortiori un échange interreligieux réunissant des hiérarques au discours convenu, ce sont de bonnes et saines institutions, reposant sur quelques principes clairs, qui peuvent permettre à la dynamique sociale et culturelle, avec ses frottements et ses conflits, de parvenir à ce dépassement vers un vivre-ensemble pacifié. L’édifice laïque avait d’abord le mérite de la clarté des principes sur lesquels il repose.
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Rappelons d’abord ce qu’est la laïcité, objet de tant d’incompréhensions dans le monde musulman où elle est suspectée par certains, à tort, d’être un autre nom de l’athéisme parce que des régimes autoritaires et corrompus s’y réfèrent abusivement. Les affrontements du XIXe siècle entre l’Eglise catholique et un mouvement démocratique adossé aux valeurs des Lumières avaient été violents. Ils ont abouti à un compromis institutionnel porteur d’avenir et – si le propos ne prêtait à confusion – d’une simplicité biblique : La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte, dit la loi du 2 décembre 1905 portant séparation des Eglises et de l’Etat. L’apaisement s’est fait sur une double neutralité de principe. D’un côté, la liberté de pensée et de croyance permet à chaque religion de développer la mission spirituelle qu’elle s’assigne, cela sans prétendre imposer ses convictions à l’ensemble de la société. De son côté, l’Etat voit ses interventions balisées par une double réserve : ni interférences directes dans les choix religieux, et encore moins complicité avec une Eglise particulière ; ni, à l’opposé, posture athée ou mise en œuvre d’une politique antireligieuse.
L’histoire de la laïcité a maintenant un siècle : c’est dire qu’elle a connu des tensions, des adaptations pratiques, des conflits secondaires aussi (ceux touchant à l’école privée, lieu de pouvoir de l’Eglise catholique, montrent que la pratique de la laïcité n’est pas toujours irénique). Les religions sont dans la société, et l’Etat a donc eu à dialoguer pratiquement avec les Eglises, ne serait-ce que pour baliser leur expression dans l’espace public. Des débats, à l’occasion, ont opposé des défenseurs sourcilleux de la laïcité (les prétendus « laïcards ») aux partisans d’une « laïcité ouverte », supposée plus accommodante. Quoi qu’il en soit, dans son principe, la loi de 1905 n’a jamais été contestée, et l’Eglise catholique elle-même a plus qu’implicitement reconnu qu’elle pouvait se satisfaire du système. Cette force des principes laïques n’exclut d’ailleurs pas, si nécessaire, des arrangements pratiques impliquant que l’Etat sorte de sa réserve pour que la liberté constitutionnelle de penser et de croire soit assurée dans les faits. Un exemple de ce que l’on pourrait qualifier d’ « accommodement raisonnable » à la mode québecoise nous est donné lorsque, pour permettre à des musulmans de pratiquer leur religion face à certains édiles multipliant les obstacles, le représentant de l’Etat s’efforce de faciliter l’installation d’un lieu de culte. Autre exemple : la mise en place d’un C.F.C.M. (Conseil français du culte musulman), qui a été fortement encouragée par l’Etat, avait pour objectif affiché, et fondé, de faire émerger, face aux Pouvoirs publics, des représentants légitimes des musulmans pratiquants pour traiter de difficultés courantes touchant au culte (aménagement de « carrés musulmans » dans les cimetières, aumôneries dans certaines institutions…). On s’en doute, c’est la présence d’un Islam de France devenu deuxième religion dans le pays, d’une « communauté » aux origines diversifiées, mais vivante et créative, qui a obligé la pensée et les institutions laïques à l’inventivité sans pour autant transiger sur les principes. Ce respect des principes laïques est la pierre de touche, mais la frontière est parfois ténue entre « accommodement raisonnable » et volonté de gestion politique du fait religieux. La ligne rouge n’a-t-elle pas été franchie lorsque le ministère de l’intérieur s’est appuyé sur les « Etats d’origine » pour mieux gérer certaines composantes de la communauté musulmane ? Ou encore lorsqu’on a voulu faire jouer au C.F.C.M. un rôle normatif dans le domaine de la foi (pour lequel il n’a pas de légitimité), en allant ainsi largement au-delà de la simple résolution des problèmes concrets liés à l’exercice du culte ?
Malgré ces entorses, l’essentiel de la construction a tenu et peut subir avantageusement une comparaison internationale. Dans d’autres expériences européennes, celles du Royaume-Uni ou des Pays-Bas par exemple, on avait tablé sur une approche « communautariste », plus respectueuse en apparence de la dimension collective des identités culturelles. La démarche française adossée à la laïcité n’apparaît pas moins performante qu’elles pour ce qui est de la consolidation du lien sociétal : avant d’être ethniques, les « ghettos » français sont sociaux. Ailleurs, au Royaume-Uni entre autres, l’enfermement ethno-culturel cumulé avec la désespérance sociale a obligé à des révisions brutales de politiques initialement très – trop ? – attentives à la différence.
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En quoi Nicolas Sarkozy paraît-il innover dangereusement ? Avant même son discours de Saint-Jean de Latran, un observateur attentif aurait pu déceler plusieurs indices de sa volonté de « déplacer les lignes » sur le dossier laïque. Dans son livre : « La république, les religions, l’espérance », il avait dès 2004 développé la plupart des thèmes qui font débat aujourd’hui. Mais s’il était alors au gouvernement, c’est comme personne privée qu’il s’exprimait : il n’engageait pas directement l’Etat. Il est aujourd’hui Président de la République et sa parole n’a plus le même statut.
Venons-en, donc, à Latran et à un discours qui, nolens volens, engage abusivement l’Etat en transgressant le principe républicain selon lequel « la neutralité est la loi commune de tous les agents publics dans l’exercice de leur service ». Le premier des agents publics peut-il s’affranchir de cette obligation ?
Renonçant – ou différant ? – son projet initial de révision de la loi de 1905, Nicolas Sarkozy ne l’attaque certes pas frontalement. Mais après avoir concédé que la laïcité était « une nécessité et une chance », la déstabilisation du délicat édifice existant n’en est pas moins poursuivie lorsqu’il évoque une « laïcité positive », une « laïcité parvenue à maturité » où – passant en quelque sorte de l’ancienne neutralité d’abstention à une neutralité se voulant d’équilibre – serait promu le « respect » de toutes les religions. L’ambiguïté du terme est porteuse de glissements que la suite du discours sarkozyen confirme.
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Certaines actions antérieures de l’actuel Président en faveur d’une vraie reconnaissance égalitaire du fait musulman avaient certes pu être portées à son crédit. Les nouvelles positions de principe afférentes au « respect » de toutes les religions pourraient maintenant accréditer l’idée dangereuse qu’il y aurait pour chaque religion – y compris l’Islam, donc – la possibilité d’un dialogue singulier allant au-delà de ce qu’assure la protection constitutionnelle de la liberté de pensée. La communauté musulmane est composite, et certains courants en son sein, tentés par les gains communautaires immédiats d’une sorte de laïcité à la carte, pourraient se laisser séduire. Mais on abandonnerait alors un socle institutionnel solide parce que fondé sur un principe central de neutralité et d’égalité pour l’aventure incertaine de dialogues identitaires soumis aux aléas de majorités politiques changeantes. Le risque d’un message brouillé à l’égard des musulmans – et d’abord des musulmans laïques – a été pris.
Ce risque est d’autant plus réel que, dans la suite de son discours, le nouveau chanoine honoraire de Saint-Jean de Latran s’est risqué sur un terrain qui, compte tenu du lieu, ne pouvait qu’ouvrir des chausse-trappes. En tant que Président de la République, était-il fondé à faire état de ses convictions philosophiques et de sa certitude purement personnelle que les hommes – sans appel à une entité transcendante – seraient incapables de fonder en raison un ordre juste ? Toujours compte tenu de sa fonction, comment a-t-il pu oser affirmer que « la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini » ? Une forme de pessimisme historique le conduit donc à rechercher un surcroît d’âme – et un garde-fou sociétal ! – dans la religion.
Ensuite, en contradiction avec le postulat initial d’une égalité des religions, c’est essentiellement sur la chrétienté, et d’abord sur le catholicisme qu’il va tabler dans une démarche d’ouverture et de contrition (le ton est celui de la repentance lorsque est évoquée l’âpreté des luttes ayant abouti à la loi de séparation). Hautement symbolique compte tenu du lieu où il a été lancé, l’appel pour que soient « assumées » et même « valorisées » les « racines chrétiennes de la France » esquisse indûment une quasi-idéologie d’Etat.
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Nul ne nie, bien évidemment, le poids majeur de la chrétienté dans l’histoire du pays, la manière dont elle a participé à la formation et à l’évolution de notre culture et de nos valeurs. Mais cela parmi d’autres apports culturels, ceux d’un judaïsme et d’un islam dont les influences anciennes commencent à être mieux approchées, ceux de tous les penseurs libres qui ont précédé et prolongé les Lumières… En triant parmi les sources, en privilégiant un enracinement par rapport aux autres, le nouveau discours s’inscrit en fait dans le prolongement d’une démarche politique s’efforçant – à travers une manipulation des identités – de masquer l’absence de tout projet de société confiant et quelque peu généreux. Depuis plusieurs années, le discours sur « les valeurs » a accompagné l’emprunt aux thèmes du Front National, l’instrumentalisation politique de l’histoire, l’abus des lois mémorielles, la création d’un ministère de l’identité nationale… Composite dans ses emprunts et supposé rassembleur à bon compte, ce discours annexe aujourd’hui des références chrétiennes dans des conditions qui doivent d’ailleurs heurter plus d’un croyant…
L’ouverture à la diversité des cultures est la condition de base d’une approche constructive de l’avenir collectif. Cette ouverture ne doit pas se faire dans la confusion, avec l’accent mis, en fonction du moment et du lieu, ici sur la religion comme nécessaire agent de régulation de la société, là sur un accueil égalitaire des religions, là encore sur la préséance qu’il conviendrait de reconnaître à la chrétienté. Le maintien du cadre institutionnel neutre et stable que l’on doit aux lois laïques devrait permettre d’éviter que le message républicain apparaisse ambigu. La pleine intégration – encore un terme souvent mal compris – de la composante musulmane de la société française a tout à gagner à cette objectivité et à cette distanciation laïques. Elles peuvent permettre à toutes les identités culturelles du pays – religieuses et non religieuses – de s’affirmer librement dans la société avec pour seule contrainte le respect de l’ordre public.
En ces temps de relative impuissance politique, s’appuyer sur la religion et ses valeurs conservatrices est évidemment une tentation du pouvoir. Le monde arabo-musulman n’est pas seul à céder à cette tentation comme en témoigne la dérive étatsunienne où, nous disent les gazettes, Dieu domine le débat présidentiel…
Nous n’en sommes évidemment pas à ces régressions, mais une préservation vigilante par l’Etat de la neutralité laïque serait la meilleure des assurances contre les enfermements et les concurrences communautaires à base religieuse. Les propos pour le moins imprudents sur la hiérarchie des enracinements spirituels comme sur la nécessité de garde-fous de nature religieuse diffusent des messages contestables et dangereux. Vers la société française tout d’abord, en contribuant implicitement à la dévalorisation du politique et de ses enjeux sociaux très concrets. Vers les pays de la rive Sud ensuite, en mettant en porte-à-faux tous les acteurs de la société civile qui, oeuvrant difficilement entre les confusions politico-religieuses et les utilisations faussées de l’idée laïque, essaient d’élargir des espaces de liberté et de raison.
Robert Bistolfi
Membre du Cercle Condorcet de Paris
Membre du Comité de rédaction de la revue « Confluences Méditerranée »
(*)Texte à paraître dans la revue « Confluences Méditerranée »
26.12.07

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