Les états d’urgences font redécouvrir la nécessité du Droit

avec Dominique Rousseau

4 mai 2021, visioconférence

Plénière du 4 mai 2021 : Les états d’urgence font redécouvrir la nécessité du Droit

Dominique Rousseau est professeur de droit et constitutionnaliste. Il a enseigné à Montpellier, où il fut président du Cercle Condorcet. Il est professeur à Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il a été membre de l’institut de France et du Conseil Supérieur de la Magistrature. Il a notamment écrit : La démocratie Continue, LGDJ, Bruylant, 250 p., 1995 ; Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation, Seuil, Points, 2015

Le Droit doit s’entendre comme l’ensemble des droits et libertés garantis par la Déclaration de 1789, le préambule de 1946, la Charte de l’environnement. Que deviennent tous ces droits dans l’état d’exception, l’état d’urgence où l’on vit maintenant depuis 2015 ? Le quinquennat du Président actuel est bien parti pour se dérouler non pas sous le régime ordinaire des choses politiques mais sous ce régime de l’état d’exception. Cela fait maintenant sept ans que nous vivons dans l’état d’urgence sécuritaire, sanitaire, qui modifie l’ordre habituel du fonctionnement de l’Etat.

Locke et Hobbes

Il faut toutefois prendre du recul et peut-être replacer le débat sur les origines de l’Etat, notamment dans la philosophie contractualiste et l’opposition classique qu’il faut rappeler aujourd’hui entre Hobbes et Locke.
Pour Locke, dans l’état de nature les Hommes sont libres de vivre comme ils l’entendent ; ils disposent de libertés naturelles et l’Etat doit être organisé par et pour ces libertés. Hobbes, lui, dit qu’effectivement les Hommes sont libres, mais qu’ils vivent dans un état d’insécurité permanente . Autrement dit, il y a à la base de l’Etat, cette idée que nous avons acceptée dès l’origine, d’abandonner des libertés en échange de la sécurité.

L’Etat doit nous apporter la sécurité physique, alimentaire, de l’emploi… cette représentation de l’Etat comme l’institution qui apporte la sécurité reste très fortement présente dans la mémoire collective et ressurgit aujourd’hui devant l’insécurité, la peur, devant la mort. La méfiance se manifeste : le voisin est peut-être celui qui va nous contaminer.

Locke aurait donc perdu et Hobbes gagné. Toute-fois, ce que pensait Locke : « l’Homme a des libertés et il n’a pas à les abandonner à l’Etat », cette philosophie va continuer à exister de manière souterraine et produire des révolutions, des luttes sociales et politiques. Les citoyens vont dire : « Certes, l’Etat nous apporte de la sécurité, mais il faut que cet Etat protège nos libertés et nos droits ». Droits d’aller et venir, de réunion etc. Cette philosophie politique va progressivement gagner du terrain pour atténuer l’aspect sécuritaire de l’Etat.

Sécurité et liberté un binôme toujours en tension

Il y a aujourd’hui, dans tout Etat, une tension entre l’élément sécurité et l’élément liberté.
Nous voyons la victoire de Locke sur Hobbes lors-que Montesquieu met en avant le principe de la séparation des pouvoirs : se méfier de la toute puissance de l’Etat Hobbesien et enlever à l’Etat des compétences : le législatif, le judiciaire et les confier à des instances indépendantes. La Déclaration de 1789 affirme que la Loi est l’expression de la volonté générale et que l’administration, la police ne peuvent pas se donner à elles-mêmes leurs règles de fonctionnement mais doivent obéir à la loi. Il y a une autre étape appelée « l’Etat de Droit » où, même le législateur ne peut plus voter les lois à sa convenance, mais doit voter des lois qui respectent la Déclaration de 89, la Convention européenne des Droits de l’Homme et les traités inter-nationaux relatifs aux droits humains.

Au fil du temps, des révolutions, des luttes sociales, et politiques, les citoyens avaient remis la main sur leur Etat et avaient fini par – sinon le con-trôler totalement – exercer un certain contrôle : par le suffrage universel, par la presse, par la rue (droit de manifester), par le contrôle des juges, nationaux ou européens, mais progressivement, il y a eu une réappropriation des citoyens par l’Etat.

Il y aurait trop de Droits de l’Homme

Juste avant la crise sanitaire et sécuritaire, tout un courant philosophique se développait (Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Marcel Gauchet). Ce der-nier écrivant il y a une dizaine d’années : « Stop ! Il y a trop de Droits de l’Homme ». La crise de la démocratie n’a pas pour cause la puissance du pouvoir, elle a pour cause la puissance des Droits de l’Homme qui empêche le pouvoir de dégager une politique d’intérêt général sur le long terme. Il y a trop de droits subjectifs et l’Etat ne peut plus définir l’intérêt général dès lors qu’il est contesté au nom des Droits de l’Homme. »

Nous étions donc avant la pandémie dans une ambiance « anti droits de l’Homme », pas seulement aux Etats-Unis avec Trump, en Turquie Erdogan, en Hongrie Orban, Salvini en Italie, mais aussi en France.

Pour mémoire, François Fillon dans son pro-gramme en 2017 avait proposé que la France re-négocie et sorte de la Convention européenne des Droits de l’Homme afin qu’elle ne soit plus sou-mise au respect de droits énoncé dans cette Convention de 1950. Il y a encore aujourd’hui des expressions très fortes contre le rôle du juge. Et récemment, notamment dans l’affaire Sarkozy, des critiques se sont faites entendre disant que les juges, en faisant respecter les Droits de l’Homme, ne permettaient pas à l’Etat d’affirmer ses poli-tiques.

Un coup d’Etat d’urgence

La crise et ces états d’exception, d’urgence, vont remettre en cause cette vision des choses.

Par « un coup d’Etat d’urgence » , l’Etat va reprendre aux citoyens ce que ceux-ci avaient gagné au fil du temps et de leurs luttes : le principe de la séparation des pouvoirs, puisque désormais il y a à côté de la Constitution officielle une « Constitution sauvage » avec comme institution clé le Conseil de défense sanitaire où se prennent les décisions. Le Parlement, le Conseil de Ministres sont mis hors jeu et tout se passe au sein de ce Conseil de défense dont la composition dépend de la volonté du Président de la République qui décide de la présence de tel ou tel Ministre et fait venir des hauts fonctionnaires… ceci sans compte rendu comme il est d’usage au Conseils des Ministres et ceci alors que le Code de la Santé Publique pouvait répondre à la situation.

Remise en cause également du principe de la négociation collective. Pendant toute cette période la démocratie sociale a été suspendue : négociations entre le patronat et les syndicats ouvriers sur les conditions de travail, retraites, tout est réglé par des ordonnances prises par le gouvernement.

Les collectivités locales ont aussi été mises à l’écart. Tout ce qui avait été construit progressive-ment : une démocratie représentative avec le principe de la séparation des pouvoirs, la décentralisation locale, la démocratie sociale, la démocratie territoriale, y compris la démocratie sanitaire, tout s’est trouvé suspendu.

Pour mémoire, les lois Kouchner de 2002 permettaient aux usagers des soins d’être associés à la définition des politiques de santé. Or là, toutes les dispositions créées par cette loi ont été marginalisées au profit d’un Conseil scientifique, créé hors droit par le Président de la République et composé de personnes qu’il estimait devoir y nommer.

En quelque sorte, on assiste à une résurgence de l’Etat Hobbesien qui avait été grignoté par Locke, profitant de la peur, de l’insécurité pour aller encore plus loin vers ce que Michel Foucault appelait un « biopouvoir ». Le pouvoir ne s’est pas contenté de marginaliser toutes les institutions officielles, il a aussi pénétré dans nos esprits, nos âmes, il a aussi touché nos corps en nous obligeant à porter des masques, à ne pas sortir de chez nous, au vaccin, à ouvrir les fenêtres, à limiter le nombre de personnes que nous recevrions.
Autrement dit, la période que nous vivons est une période de recul. Si les systèmes politiques mettent toujours en tension la sécurité et la liberté, jusqu’à présent la liberté avait réussi à contenir l’élément sécurité, aujourd’hui les deux crises sécuritaire et sanitaire ont fait exploser le principe de liberté au profit du principe de sécurité. C’est la centralité du pouvoir, de son exercice, sans contrôle démocratique et sans appel à la délibération qui est en cause.

Situation irréversible ?

Pour autant, devons-nous être pessimistes ? Est-ce que ce climat de méfiance, d’insécurité ne va pas nous habituer à ne plus profiter de la liberté d’aller et venir, du droit de recevoir, de parler, de s’habiller comme on veut, de manifester, de s’amuser, de danser, de chanter librement… est-ce que tout cela ne va pas être d’être définitivement perdu, englouti par la peur, la méfiance, l’insécurité et l’Etat qui se met en place depuis une dizaine d’années ? Ce n’est pas certain.

Une histoire est intéressante à rappeler en la circonstance : celle du vol de la Joconde. Un psychanalyste auteur d’un livre sur l’histoire de l’Art note que la réputation mondiale de la Joconde a explosé après son vol par cet ouvrier italien lorsqu’il travaillait au Louvre. Lorsqu’on a appris que la Joconde avait disparu, tout le monde s’est précipité au Louvre pour voir l’emplacement vide. La renommée mondiale de la Joconde, dit-il, est venue de sa disparition.

C’est quand les choses disparaissent qu’on les regrette et qu’on finit par reconsidérer la manière dont on les voyait avant leur disparition.

Aujourd’hui, nous sommes un peu dans la même situation. Nos libertés disparaissent ou sont affaiblies et cette disparition nous les fait réévaluer, nous les fait ré-apprécier et nous conduit à se mobiliser pour les retrouver et pour en faire à nouveau les principes à partir desquels refonder le monde d’après.

Le Droit comme instrument de la cri-tique de l’état d’exception

Un philosophe comme Georgio Agamben, très critique à l’égard de l’Etat de Droit utilise aujourd’hui le Droit pour critiquer l’état d’exception et l’état d’urgence. Dans un article extraordinaire il dit : « aujourd’hui ce sont les policiers qui établissent la vérité d’un fait. Il faut que l’on revienne à ce que ce soient les juges qui établissent la vérité ».
Donc, même ceux qui critiquaient le Droit comme étant une illusion, un « truc de juriste », un masque qui cache la domination des forces économiques… même ceux-là redécouvrent les droits et libertés et les utilisent comme instruments cri-tiques de l’état d’urgence. Les droits et libertés sont donc devenus aujourd’hui les référents de la critique de l’état d’urgence

Un des reproches fait au Président est la remise en cause de la séparation des pouvoirs. Donc, c’est au nom de celle-ci, dont on se moquait avant, que l’on instruit la critique de l’état d’exception. C’est au nom de la liberté d’aller et venir, de la liberté individuelle, de la liberté de s’organiser, de la liberté de manifester, du droit à la santé, du droit à la vie que l’on critique les restrictions à ces libertés. Il est aussi intéressant d’observer, notamment chez les jeunes (mais pas seulement), cette redécouverte de la valeur des droits et libertés que l’on était en train de perdre.

En tant qu’enseignant, on assiste à des choses intéressantes : des étudiants redemandent des cours « en vrai », demandent des profs, alors qu’avant la pandémie, il y avait tout un discours : « les étudiants se foutent des profs, ils en ont marre des cours, ils ne veulent pas aller en amphi ». Aujourd’hui ceux-ci demandent à revenir dans les Facultés, ils demandent à avoir des con-tacts avec les profs. On redécouvre la valeur de la relation pédagogique que l’on croyait perdue.

Les zooms c’est très bien, mais nous avons tous envie de retrouver la vraie réunion physique avec l’apéritif avant, les discussions après jusque sur le trottoir.

Les droits et libertés, parce qu’on est en train de les perdre, redeviennent des valeurs pour critiquer l’Etat d’exception et des valeurs pour reconstruire le système politique. Ce sont des raisons de rester optimistes.

La rationalité juridique

On dit souvent que l’état d’exception, l’état d’urgence que l’on vit est un état « vide de Droit ».

C’est une vieille querelle entre Carl Schmitt et Walter Benjamin. Benjamin disait : « les états d’exception sont des états vides de Droit ». Il faut s’expliquer sur le sens de cette expression. On voit bien que l’Etat dans lequel nous vivons n’est pas un Etat vide de Droit : il y a des lois, des règlements, des jugements, le Parlement se réunit, même s’il est marginalisé. Donc, il y a du Droit, sauf que c’est un « faux Droit », c’est un Droit qui ne répond pas à la rationalité juridique. C’est un Droit qui répond à d’autres rationalités que celle-ci. La rationalité juridique c’est la possibilité de rapporter une règle, une loi, une décision, à la Déclaration de 1789. Une rationalité juridique c’est le fait, pour une norme de découler logiquement des droits et libertés.

Dans le cas présent, si l’on prend les lois de l’état d’exception, leur référence n’est pas la Déclaration de 1789 ou le préambule de 1946, leur référent c’est : la nécessité (« nécessité fait loi »), ou c’est la Science, la rationalité scientifique, ou l’économie, ou la rationalité électorale. Autrement dit, l’Etat dans lequel nous sommes est un Etat « vide de Droit » non pas parce qu’il n’y a pas de Droit, mais parce que le Droit des états d’urgence ne répond pas à la rationalité juridique, mais à d’autres formes de rationalités. Cela oblige, notamment les juristes, à se poser la question : « mais qu’est-ce qu’une rationalité juridique » ?

Si nous disons que la loi votée par le Président ne répond pas à la rationalité juridique, nous sommes obligés de nous interroger sur ce qu’est cette rationalité juridique par rapport à une rationalité scientifique.

C’est toujours dans les périodes comme celle que nous vivons que les juristes sont poussés dans leurs retranchements et amenés à s’interroger sur ce qu’est vraiment le Droit et si l’on pourrait s’en passer.

Une société pourrait-elle se passer du Droit ?

Il est évident que « non ». La santé d’un corps social – et on le voit aujourd’hui – dépend de la possibilité pour le corps (au sens premier du terme) de s’exprimer, dans sa manière de s’habiller, de consommer, de manger, de s’exprimer. Si le corps ne bénéficie pas des libertés « le corps est malade ». Ce n’est pas seulement le virus qui rend un corps malade, c’est aussi l’absence des droits et libertés qui fait que le « corps des citoyens » est mis en cause par l’état d’exception et par l’état d’urgence.

Pour résumer : oui, l’état d’urgence et l’état d’exception mettent en cause de manière très forte et radicale les droits et libertés que les citoyens avaient progressivement gagnés contre l’état de sécurité, mais cette marginalisation, cette disparition des droits conduit les sociétés à prendre conscience de ce qui est en train d’être perdu, à prendre conscience de l’importance de ces valeurs auxquelles on s’était habitué et à se remobiliser pour réaffirmer la pertinence de ces droits et libertés pour reconstruire la société de demain. L’état d’urgence fait ressurgir la nécessité du Droit pour défendre nos libertés.

La discussion a montré que :

Si la question de la nécessité peut s’accorder avec les droits fondamentaux ce sera en raison d’une proportionnalité à l’objectif poursuivi et sans être hors de la rationalité juridique. Or nombre de décisions se font en raison d’un ordre public, qui est plutôt une raison politique. La nécessité ne fait pas loi, elle doit se soumettre à la loi, ne pas en être sa source.
L’article premier de la Constitution de 1789 est encore devant nous comme objectif à atteindre : « Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Synthèse par Françoise Le Berre, membre du Cercle

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