Plénière du 3 mai 2001

{{{La révolution tunisienne}}}
par Salah Mejri,

Sociologue et linguiste,
professeur à l’université Paris-XIII

{{Les ingrédients de la révolution}}

LE PEUPLE TUNISIEN a réussi, à la grande surprise de beaucoup, à chasser le dictateur Ben Ali, présent depuis vingt-six ans, en quelques semaines. Au-delà de l’émotion et de la joie causées à beaucoup de démocrates, il convient de bien analyser la situation tunisienne. En effet, cette révolution fut tout sauf un coup de tonnerre dans un ciel serein :

• Des milliers de grèves ont eu lieu dans les dernières années, montrant une souffrance des couches populaires et moyennes (grève administrative dans l’enseignement supérieur en 2008-2009 et grèves nationales dans le secondaire). La Tunisie, notamment avec l’UGTT, a toujours eu des syndicats forts (la première centrale syndicale a été créée en 1924). En outre, un mouvement étudiant fort et actif a toujours existé. La répression fut parfois terrible, comme à Gafsa, et les syndicats à la fin ont été muselés. Les médias, sous la pression du régime, parlaient peu de ces mouvements sociaux et les médias étrangers préféraient se focaliser sur le sort de quelques personnalités emblématiques. L’étin¬celle qui a mis le feu aux poudres est provenue d’un concours de recrutement où les personnes de la région ont été systématiquement discriminées au profit de personnes venant de Tunis et poussées par le pouvoir central.

• La population tunisienne est éduquée et structurée. Habib Bourguiba avait fortement mis l’accent sur l’éducation : massification du primaire et du secondaire. Plus récemment, le nombre d’étudiants a beaucoup crû. La société a toujours valorisé l’éducation et la formation comme tremplin pour l’ascension sociale et le développement. La Tunisie est un des rares pays de la région où les Droits de l’homme ont été enseignés à l’université, à partir de l’an 2000. En contrepartie, le budget militaire a toujours été limité.
• Malgré la marginalisation de l’opposition politique (limitée à quelques partis fantoches), le tissu associatif est toujours resté vivace.

• Le statut de la femme, hérité de la période Bourguiba, a toujours été un rempart (que les islamistes, au moins au niveau du discours, disent ne pas vouloir mettre en cause). L’enseignement est fortement féminisé et environ 70 % des étudiants en médecine sont des femmes.

On avait donc les ingrédients du paradoxe ¬tunisien :
• La stabilité acquise par un boom économique qui permettait d’avoir une bonne image à l’étranger (USA, Europe) ;
• L’absence de liberté d’expression ou politique.

{{Le système Ben Ali se fissure}}

L’absence de liberté politique pouvait être potentiellement acceptée tant que l’économie fonctionnait très bien (tout le monde se souvient de la phrase de Jacques Chirac : « Le premier des Droits de l’homme c’est de se nourrir. »).

Depuis quelques années, des failles sont apparues dans les succès économiques :

• Corruption généralisée et naissance de systèmes mafieux ;

• Pillage des ressources du pays par le clan Ben Ali-Trabelsi ;

• Développement des trafics (drogue, prostitution…) ;
• Fuite des capitaux ;

• Fragilisation des structures de l’Etat (instrumentalisation de la police par le clan Ben Ali) ;

• Cession de terrains à des intérêts étrangers.

Les effets de ces problèmes ont été renforcés par l’avidité du clan Ben Ali (qui s’était entouré d’experts en droit pour établir les bases de la présidence à vie et du maintien du clan ou qui voulait renforcer son contrôle sur les médias et les fonctions régaliennes de l’État).

En outre, l’effet du haut niveau d’éducation a été renforcé par un degré élevé d’informatisation de la société (des programmes ont permis aux Tunisiens d’acheter des ordinateurs à crédit à des prix faibles).

La révolution de décembre 2010-janvier 2011

Les manifestations à la suite de l’immolation d’un chômeur diplômé à Monastir ont été comme d’habitude sévèrement réprimées.
Toutefois, cette répression n’a pas réussi à faire taire les Tunisiens car il y a eu coagulation des mécontentements de la majeure partie de la société tunisienne. Cette solidarité a aussi ¬permis :

• De maintenir l’armée du bon côté ;

• L’organisation des citoyens face aux pillages (orchestrés par les milices de Ben Ali et par des milliers de condamnés de droit commun qui ont été libérés par la police les 14 et 15 janvier).

Cette situation a entraîné le maintien des structures d’État (contrairement à la situation irakienne par exemple).

Des mesures rapides ont été prises :

• Mise en place d’un gouvernement provisoire (qui a évolué sous la pression de la rue) ;

• Amnistie générale pour les prisonniers politiques et retours d’exil ;
• Floraison de nouveaux partis (plus de 50) et dépérissement du RCD de Ben Ali ;

• Libéralisation des médias ;
• Respect des conventions internationales sur les Droits de l’homme.

La transition dès le 15 janvier a donc été pacifique car il s’agissait d’une révolution citoyenne spontanée, sans a priori idéologique.

Cette révolution s’inspirant du modèle démo¬cratique européen (en témoigne l’utilisation du français « Dégage ! ») est donc exportable et universelle, en rupture avec l’intégrisme islamique.

{{Enjeux et difficultés}}

Au-delà des problèmes politiques, cette révolution se trouve confrontée à des problèmes économiques et sociaux importants :
• Explosion des revendications (par exemple des chômeurs diplômés) ;
• Fermeture d’entreprises (crise économique et concurrence asiatique dans le textile) ;
• Immigration sauvage : avec les problèmes libyens, la Tunisie a dû accueillir près de 200 000 personnes en provenance de ce pays ;
• Départ potentiel de nombreux diplômés ;
• Forte baisse du secteur du tourisme (les hommes de Ben Ali cherchent à créer le chaos et l’insécurité).

Sur le plan constitutionnel, une assemblée constituante va être élue en juillet ou un peu plus tard.

Les enjeux de la future Constitution sont nombreux :
• Maintien d’un régime laïque ;
• Code de la personne et statut de la femme
• Mode d’élection des députés, du gouvernement et d’un éventuel président (régime parlementaire ou présidentiel ?).
Sur le plan politique, trois blocs sont en présence :
• Les intégristes musulmans qui sont la force la mieux organisée. Même si elle ne représente que 20 à 25 % des votes, elle peut rapidement devenir incontournable. Son discours est modéré mais sa pratique l’est moins. Cette fraction dispose de moyens matériels (notamment les mosquées) et financiers importants.
• La société civile/les démocrates. Ils sont très divisés (dizaines de partis) et manquent de moyens financiers. Sauront-ils s’appuyer sur des institutions encore fortes comme les syndicats et devenir un pôle de regroupement ?
• Les anciens du RCD, discrédités, mais qui disposent de moyens financiers importants pour essayer de déstabiliser la révolution.
Beaucoup de cadres du RCD font de l’entrisme chez les intégristes musulmans ou dans d’autres petits partis (ex-partis légaux par exemple).

Le risque est donc la formation d’une coalition entre les intégristes et le RCD qui pourrait balayer la révolution démocratique et profiter (politiquement et financièrement) de la crise.
Ce scénario pourrait être encore plus noir si des dissensions entre régions apparaissaient (inégalités économiques, résurgence de problèmes tribaux).

{{Pistes de solutions}}

Le gouvernement de transition a besoin d’être aidé pour que le climat ne soit pas trop dégradé au moment des élections pour l’Assemblée constituante.
Actuellement, l’Europe et la France sont aux abonnés absents.

Le gouvernement actuel a besoin :
• D’un soutien politique (ce type de révolution n’est pas forcément bien vu par tous les dirigeants arabes) ;
• Mais aussi d’un soutien économique.

La taille de la Tunisie implique à court terme des sommes limitées de quelques centaines de millions d’euros (ce qui reviendra moins cher qu’une guerre comme en Libye ou que l’apparition d’une république islamique).
A moyen terme, il faudra développer des coopérations économiques (industrie, environnement) un peu équivalentes à celles établies avec les pays d’Europe centrale.

Ceci permettra à la Tunisie de connaître un développement réel et pérenne qui pourrait servir de modèle à d’autres pays de la région. ■

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