Question corse ou problème régional?

Libre opinion

Question corse ou problème régional?

par Robert Bistolfi
membre du Cercle Condorcet de Paris

Au-delà des changements institutionnels envisagés pour la Corse, ce qu’il est désormais courant d’appeler ” processus de Matignon ” paraît toucher aux fondements même de l’ordre républicain, comme deux siècles de combats démocratiques l’avaient façonné. Oppositions et prises de position contradictoires ont traversé tous les courants de pensée. Ce qui n’est pas pour surprendre, car ce qui est en perspective n’est-ce pas, au total, une sorte de refondation du pacte national ?

D’aucuns ont déploré que l’on envisage d’expérimenter des réformes fondamentales dans un cadre politique et humain – celui de la Corse d’aujourd’hui – qui ne paraît pas réunir des conditions de réussite optimales. Le vrai courage politique aurait peut-être consisté, en effet, à relativiser la spécificité de la ” question corse ” en rouvrant amplement le dossier d’ensemble de la régionalisation. Nolens volens, c’est du dispositif prévu pour la Corse qu’il nous faut cependant partir afin d’en dégager les principaux enjeux et répercussions. Pour la Corse d’abord, mais également pour l’ensemble du pays. En n’excluant pas, à terme, la dévolution d’un pouvoir législatif propre à la Corse, ainsi qu’un enseignement généralisé de la langue corse dans l’enseignement public, le gouvernement prévoit des innovations institutionnelles dont la légitimité politique sera au cœur des débats de la prochaine période.

Une autre organisation régionale de la république?

Près de vingt ans après la loi Defferre, l’ordre régional devait en tout état de cause être reconsidéré à la lumière de l’expérience. Nombreux sont ceux qui ont regretté que le dossier corse vienne interférer avec cette exigence-là. Ils estiment que si l’organisation territoriale du pays réclame de profonds réaménagements, il serait inopportun de laisser des décisions prises ” à chaud ” pour la Corse les orienter indûment.

Dans une optique étroitement opérationnelle, la ” Commission Mauroy ” vient de proposer certaines réformes souhaitables de l’ordre territorial. Chargée par le Premier ministre d’un rapport sur la décentralisation, cette commission lui a récemment remis son rapport (octobre 2000), mais le grand nombre de propositions qu’il contient (154) masque mal une grande frilosité institutionnelle. Au-delà des préoccupations directes pour l’île, il est donc normal que le dispositif prévu pour la Corse suscite nombre d’interrogations quant à ses répercussions sur un dossier régional d’ensemble qui demeure largement à traiter.

Le projet gouvernemental prévoit d’importants transferts de compétences à la Collectivité territoriale de Corse (CTC). Ce projet a été transmis pour avis à l’Assemblée de l’île, et celle-ci n’a pas résisté à la tentation de confondre sollicitation pour avis et droit législatif d’amendement. Elle a ainsi réclamé des compétences encore plus larges que celles, plus que significatives déjà, que le texte propose. À tel point qu’Émile Zuccarelli, maire de Bastia et principal critique du processus de Matignon, s’en est inquiété en observant que la CTC n’aurait sans doute pas la capacité de faire face en pratique à toutes les compétences réclamées.

Pour mettre la CTC en mesure d’exercer ces nouvelles compétences il est prévu de reconnaître à l’Assemblée de Corse une capacité d’adaptation des dispositions législatives ou réglementaires nationales (elle disposait déjà d’une capacité de proposition en la matière, qu’elle n’a pas exploitée). Les deux premières dispositions prévues ne soulèvent pas de difficultés politiques ou constitutionnelles particulières. Elles consistent en :

* Dans des conditions fixées par la loi, une possibilité plus large ouverte à l’Assemblée territoriale de Corse d’adapter à l’île les textes réglementaires nationaux ;

* La possibilité donnée à cette même Assemblée de déroger à certaines dispositions législatives dans des conditions définies par le Parlement et sous le contrôle a posteriori de ce dernier.

L’innovation qui fait problème concerne en revanche la pérennisation et l’élargissement (qui nécessitera alors une révision constitutionnelle) du dispositif précédent : ” Le Parlement pourrait autoriser l’Assemblée territoriale de Corse à adapter par ses délibérations, dans certains domaines précisément déterminés et dans le respect des principes qu’il aura fixé, des dispositions législatives déjà fixées ou en cours d’examen. ” Ces adaptations, de valeur réglementaire, seraient susceptibles de voies de recours devant la juridiction administrative, mais ” ne seraient pas soumises à une validation ultérieure obligatoire de la part du législateur. ” En bref, c’est un véritable pouvoir législatif que le texte envisage de reconnaître à terme à la collectivité corse.

Si les conditions posées à son entrée en vigueur étaient réunies, un tel changement pourrait intervenir après 2004. La portée à en attendre, qu’elle soit escomptée ou au contraire redoutée, ne doit pas être évalué abstraitement, en fonction d’un a priori idéologique ou de références juridiques figées, mais à partir d’une interrogation politique centrale : ses effets sur la cohésion de l’Etat Nation. Ceci ne signifie pas que les principes politiques et l’organisation institutionnelle qui avaient assuré cette cohésion ne puissent être révisés. Encore faut-il prendre la mesure des révisions acceptables ou souhaitables, celles-ci devant êtres appréciés sous deux angles : celui du droit (avec l’ampleur des ruptures qu’il est envisagé d’introduire dans l’édifice juridique établi) ; celui du politique (avec l’effet d’entraînement que les innovations corses pourraient avoir dans les autres régions françaises : ce que Jean-Pierre Chevènement, par analogie avec le virus informatique qui a récemment défrayé la chronique, a appelé l’effet ” I love you “).

Des droits différenciés dans la République ?

Il faut tout d’abord reconnaître que la République a su, lorsque les faits l’exigeaient, prendre quelques libertés avec les principes d’indivisibilité, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français. À la fin de la période coloniale, où la départementalisation de l’Algérie était censée consacrer pour celle-ci une intégration pleine et entière au corps de la nation, cette intégration s’accommodait (en particulier dans le domaine hautement symbolique du droit des personnes) d’un statut dérogatoire au droit commun républicain.

Sans remonter aussi loin, les exemples actuels abondent de statuts particuliers pour des territoires et des populations qui relèvent de la souveraineté française (Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française). Les départements d’Outre-Mer eux-mêmes se voient appliquer dans plusieurs domaines des dispositions qui écornent nos principes républicains de base.

Les objections proprement juridiques au ” processus de Matignon ” ne sont pas essentielles. Des précédents existent, et l’interrogation sur la constitutionnalité du dispositif n’est pas d’actualité : pendant la phase initiale, la dévolution à la Collectivité territoriale de Corse de nouveaux pouvoirs réglementaires et d’un pouvoir législatif encadré par le Parlement pourrait – de l’avis de Matignon – se faire sans réelle difficulté constitutionnelle (une décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1993 autoriserait en effet une telle expérimentation). Pour ce qui est de l’avenir, une révision de la Constitution est explicitement prévue au terme de la première période pour : si l’expérimentation est réussie et si toutes les conditions fixées par le gouvernement sont alors réunies, la révision en question consacrera la réforme institutionnelle en supprimant l’encadrement par le Parlement du nouveau pouvoir législatif corse.

Le problème posé n’est donc pas, d’abord, juridique. Mais il est en revanche, à l’évidence, politique : si de larges délégations du pouvoir réglementaire ou des adaptations législatives dûment balisées sont envisageables, il faut bien voir que toucher à la loi commune a une portée tout autre. Il importe en effet de rappeler que, à la différence de pays voisins où la conception de la loi est différente, et sa portée plus circonscrite, dans notre tradition, la loi touche aux principes généraux et aux règles essentielles de la vie démocratique. Son domaine est délimité par la Constitution. Parmi les droits et libertés dont la loi fixe l’exercice pour tous les citoyens français, on peut citer les droits civiques, les garanties fondamentales accordées pour l’exercice des libertés publiques, la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités, l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement de l’impôt… En raison de ce statut, la dévolution envisagée d’un pouvoir législatif à un corps politique intermédiaire apparaît à juste titre comme un événement majeur (ceci malgré les précautions prises dans le texte du gouvernement, qui prévoit que le Parlement fixerait les domaines où ce pouvoir pourrait s’exercer, ainsi que les principes à respecter).

Jean-Pierre Chevènement a donc pleinement raison lorsqu’il soutient que se trouve ” posée, à travers la question de la Corse, la question de la France. ” Même s’il l’a fait parfois dans des termes qu’on peut juger contestables, il a raison, aussi, de ne pas considérer les précédents calédonien et polynésien comme réellement pertinents pour traiter de la Corse. Vestiges d’une histoire coloniale dépassée, ” miettes d’empire ” que l’affermissement de leur identité, la formation de nouvelles élites et une meilleure insertion dans la région du Pacifique appellent vraisemblablement à détendre (et peut-être à rompre) leurs liens avec Paris, ces îles situées aux antipodes n’ont rien à voir avec la Corse. Celle-ci, toute île qu’elle soit est aujourd’hui trop au cœur de la problématique hexagonale pour imaginer à son sujet une solution propre, indépendante du devenir institutionnel du pays dans son ensemble.

C’est pourquoi, même si on ne suivra pas Jean-Pierre Chevènement dans sa condamnation globale du processus engagé, on ne peut que déplorer la légèreté avec laquelle certains envisagent une juxtaposition de droits différents sur le territoire de la République. Il est aisé de résumer les deux termes de la question. Jusqu’où, s’agissant de la Corse, peut-on aller dans l’acceptation des spécificités, et quels sont les effets d’entraînement prévisibles, au niveau national, des choix qui seront faits en la matière ? Inversement, qui ne voit qu’une réforme régionale d’ensemble, une décentralisation forte et équilibrée des pouvoirs, en bref une évolution qui répondrait à certaines des attentes corses comme à celles d’autres régions réduirait le terreau où se fortifient les demandes identitaires radicales ?

Un effet d’entraînement dans les autres régions ?

Il est indéniable que certains des changements institutionnels que le processus de Matignon dessine pour la Corse ont suscité ou ravivé les aspirations et demandes dans d’autres régions à forte personnalité. La suppression envisagée des deux départements corses et la mise en place d’une collectivité unique paraissent rendre inéluctable à terme une révision des cartes départementales et régionales. Un sondage (IFOP 30 août 2000) voit 55 % des Savoyards se déclarer favorables à une fusion de la Savoie et de la Haute-Savoie, ainsi qu’à la constitution d’une région distincte de Rhône-Alpes. La fusion des deux départements rhénans, vieil objectif en Alsace où il déborde largement la mouvance autonomiste, n’est plus irréaliste. Les défenseurs d’un département ” Pays basque ” ont quant à eux estimé qu’il serait difficile de s’opposer éternellement à leur revendication… Bien évidemment, derrière la question des découpages territoriaux se profile également un espoir de redistribution des pouvoirs : pour ne citer qu’elle, la très modérée UDB (Union démocratique bretonne) estime que lors des prochaines élections régionales, ” il est d’ores et déjà acquis que la question d’un statut d’autonomie interne sera l’enjeu politique majeur de la consultation. ”

Serait-on pour autant (comme l’affirme Jean-Pierre Chevènement qui, comme toujours, exprime des craintes républicaines qu’on peut sur d’autres points partager, mais qui sont en la matière excessives) sur la voie d’un ” retour à l’ancien Régime “, la France devenant ” une sorte de patchwork juxtaposant des lois corses, franc-comtoises, savoyardes, basques, berrichonnes, bretonnes, alsaciennes ” ?

Il convient de raison garder, et de dégager les conditions à réunir pour prévenir les régressions dont on nous menace ; ou, en d’autres termes, pour que le processus amorcé en Corse, couplé avec une ample réforme régionale, fasse mentir les Cassandre et, loin de désagréger la France, renforce la cohésion nationale par une meilleure prise en compte de sa diversité interne. Les expériences de pays voisins, comme l’Italie ou l’Espagne, pourront ici apporter d’utiles informations. De même devront être abordés les principaux obstacles à une nouvelle et décisive avancée de la décentralisation, ainsi que les garde – fou à prévoir dans ce cadre.

Dans l’Union européenne, des relations ” État- Régions ” instables

Il faut d’entrée de jeu souligner que si l’expérience de nos voisins ne peut qu’être instructive, ce n’est pas comme le préconisent certains pour y rechercher des modèles de substitution à notre modèle républicain. Dans le prolongement de l’action de la royauté, celui-ci a certes renforcé à l’excès la centralisation du pouvoir politique et laminé les particularismes régionaux. Mais, en démocratisant ce pouvoir et en faisant lentement entrer dans les faits les principes d’égalité devant la loi, il a aussi consolidé l’adhésion citoyenne à l’idée d’unicité du peuple français. Le même résultat progressiste, la même cohésion nationale eussent certes été concevables, idéalement, en respectant davantage les vieilles régions historiquement constituées, avec leur diversité culturelle. Mais l’histoire a passé et ne peut être refaite. Envisager de changer radicalement de paradigme de référence serait artificiel et dangereux, mais rien ne s’oppose à ce qu ‘on introduise dans notre modèle républicain, pragmatiquement, des assouplissements raisonnables.

C’est ici que les expériences de certains de nos voisins peuvent être précieuses. Une organisation régionale beaucoup plus ancienne permet de suivre dans le temps les tensions qui la parcourent, et parfois la menacent de rupture.

En Italie, le phénomène de la Ligue du Nord, avec ses références à une ” Padanie ” mythique, résume les principales dérives de certains mouvements régionalistes. On trouve un refus des régions riches face aux transferts de solidarité nécessaires à l’équilibre d’ensemble de la nation, la construction artificielle d’une histoire et d’une identité tendant à justifier une séparation ou tout au moins une distanciation accrue à l’égard du devenir collectif du pays.

En Espagne, les mêmes évolutions sont à l’œuvre. Le système des autonomies reconnaît aux diverses collectivités historiques des pouvoirs dont le plus exigeant des décentralisateurs français n’oserait rêver. Pourtant, la confrontation entre le centre et les pouvoirs autonomes atteint dans certains cas un niveau tel que le vouloir – vivre ensemble dans une même entité politique, l’Espagne, en devient incertain. La même logique, mais avec des démarches politiques très différentes, amène par exemple les nationalistes catalans et basques à considérer comme toujours insuffisants les transferts de compétence arrachés à Madrid, et comme excessifs les transferts financiers qu’ils doivent consentir au reste de l’Espagne. Pour ce qui est du Pays basque (où les nationalistes, quoique divisés entre une branche modérée, qui joue le jeu des institutions démocratiques, et une branche clandestine, violente, travaillent également à distendre les liens avec Madrid), une insertion apaisée dans le système des autonomies semble toujours problématique. Dans les deux cas, une identité forte, la reconquête d’une langue originale (on a pu parler, pour la Catalogne, de ” nationalisme linguistique “) viennent consolider les démarches de distanciation ou de rupture. Des histoires particulières, parallèles, se (re) construisent. Au-delà des corrections indispensables pour corriger des injustices historiques, elles basculent parfois dans l’excès inverse : dans un manuel utilisé en Galice dans les classes de troisième et de quatrième, la période 1931-1975 voit l’évolution de la Galice traitée en vingt-deux pages, et l’histoire espagnole du moment (celle, essentielle, de la guerre civile et du franquisme) expédiée en vingt-deux lignes !

La référence à une ” Europe des régions ” est présente dans presque tous les mouvements régionalistes ou nationalistes de l’Union européenne, et ceci quelle que soit l’inspiration idéologique qui sous-tend le mouvement. Implicitement ou non, on retrouve la même analyse chez nombre de politologues. Un Alain Dieckhoff, par exemple, estime que ” la formule canonique de l’Etat Nation, qui suppose une large concordance entre unité politique et culturelle, n’est plus adaptée. ” Il faut, d’après lui, aller ” au-delà de (cet) Etat Nation “. Dans la même optique, beaucoup de défenseurs des identités régionales pensent à tort que l’Union européenne remplit déjà les conditions de l’ordre politique post-national que Dieckhoff appelle de ses vœux. Mais l’Union européenne n’est pas un ” État multinational où l’existence d’un pacte politique commun (irait) de pair avec la multiplicité d’espaces d’identification culturelle et de citoyennetés locales “. L’Europe est encore un objet politique à la recherche d’une identité, et un acteur sans voix audible ni espace de jeu maîtrisé. Les mouvements régionalistes iraient à de dangereuses désillusions s’ils pensaient pouvoir abandonner sans risque le giron de l’ensemble étatique où l’histoire les a contraints de vivre, pour une Europe supposée plus protectrice et respectueuse de leur identité. À l’arrivée, ils risqueraient de ne trouver que le désenchantement avec une entité bruxelloise impuissante à les protéger et, au mieux une dépossession par les forces du marché, au pire une main mise des réseaux politico-mafieux.

Est-ce à dire que les dérives constatées ailleurs en Europe, l’égoïsme des régions riches, la tonalité réactionnaire ou raciste de certaines affirmations identitaires doivent amener à n’envisager qu’avec les plus grandes réticences de nouvelles avancée de la régionalisation ? En d’autres termes, à se contenter prudemment de mesures de décentralisation ponctuelles et très encadrées ? Sans aucun doute non. En effet, ce que montrent également d’autres exemples européens, c’est une relation relativement harmonieuse entre le centre et les périphéries. Avec, au total, pour les citoyens une intégration globalement satisfaisante de différents paliers de décision et d’épanouissement.

Si la Bavière (dont la réussite économique s’appuie sur une forte personnalité culturelle et une gestion efficace de ses pouvoirs d’État), négocie âprement les prélèvements de Berlin et de Bruxelles, elle ne remet cependant pas en cause son appartenance à l’ensemble fédéral.

Au Royaume-Uni, on aurait pu penser, après les transferts de pouvoirs (dévolutions) consentis à Edimbourg et à Cardiff, que le Scottish National Party (SNP) engrangerait de nouveaux gains électoraux et présenterait de nouvelles exigences. Il n’en a rien été : si 24 % des Écossais disent toujours aspirer à l’indépendance, la grande majorité de ces derniers se satisfait du réaménagement institutionnel intervenu (et les responsables du SNP ne semblent plus envisager l’indépendance qu’au terme d’un long processus).

Autre exemple : la Catalogne. La confiance en soi des Catalans, assise sur la vitalité économique, culturelle et linguistique du pays, donnait à penser que le ” toujours plus ” habilement négocié avec Madrid par Jordi Pujol était appelé à se poursuivre après dix-neuf ans de pouvoir. Or, une inflexion est intervenue avec les élections régionales d’octobre 1999 : à côté de la défense passionnelle, conservatrice, revendicative de l’identité catalane qu’incarnait Pujol, s’est affirmée une autre conception de cette identité, devenue plus sûre d’elle-même, plus ouverte donc à un dialogue constructif avec Madrid.

Ce que nous enseignent les expériences européennes schématiquement évoquées, c’est d’abord que la plupart des systèmes de relations entre centre et périphérie sont en évolution, et que très peu d’entre eux ont atteint un point d’équilibre définitif. C’est aussi que la dénomination formelle d’un système (fédération, organisation régionale avec statuts spéciaux, système des autonomies…) nous informe au total assez peu sur la réalité des tensions qu’il peut connaître. C’est enfin que la dynamique de ces tensions ne conduit pas mécaniquement au séparatisme des régions riches et / ou dotées d’une forte identité nationale ou culturelle. En bref, qu’il y a encore place, entre un centralisme négateur des aspirations régionalistes et des micro nationalismes enfermés dans la seule logique de la rupture, pour une gestion politique et culturelle innovante de la relation entre l’État et les collectivités territoriales historiquement constituées.

Au-delà d’une régionalisation timorée et technocratique

La réforme régionale de 1982 avait eu le mérite de rompre avec la vieille logique centralisatrice qui bridait à l’excès les énergies créatrices dans les régions. Mais, pour des raisons diverses, on n’a pas osé toucher alors aux piliers du système existant : les départements et leurs cantons. Quant au découpage régional, on avait veillé à ce qu’il ne coïncide qu’exceptionnellement avec les frontières, dormantes mais vivantes, de l’ancienne France. La hardiesse et le réalisme voudraient aujourd’hui qu’on fasse de la région le pivot de notre ordre territorial et que l’on s’attache à en consolider la légitimité démocratique. Ceci supposerait qu’on mette fin à l’empilement des compétences de divers niveaux qui, illisibles, mal contrôlées, aboutissent à la désaffection des citoyens et au gaspillage des fonds publics (comme le révèlent les rapports des cours des comptes). Malgré les corporatismes politiques locaux qui en défendent l’institution, les cantons et les départements traduisent une représentation du territoire dépassée. Il faut être attentif, inversement, au nouvel ordre décentralisé qui prend forme à travers l’émergence des ” pays “, la multiplication des communautés urbaines, les associations de communes… Face à ces structures fonctionnelles nouvelles ou revitalisées, la région semble seule en mesure d’offrir un cadre suffisamment large au débat démocratique et de garantir – à travers, entre autres, des contrats de plan avec l’État – la cohérence politique et administrative d’ensemble des développements décentralisés.

La question régionale est souvent abordée sous l’angle de la taille des collectivités. Importante, cette taille n’est cependant pas essentielle. L’approche technocratique qui avait abouti au découpage que nous connaissons préside encore, hélas, aux réflexions actuelles. Certes, il faudra tenir compte du fait que le développement inégal des pôles urbains et la dynamique des localisations économiques récentes a introduit de nouvelles lignes de force dans l’organisation territoriale du pays. Mais la pierre de touche d’une réforme régionale d’envergure se situe pourtant ailleurs : saura-t-on rechercher, au-delà d’une efficacité appréciée à la seule aune de la taille et de ses supposés avantages, une meilleure coïncidence entre le tracé des régions et les contours, chaque fois, d’une histoire, d’une culture, d’une langue…, ces dernières encore vivantes sous le rabotage du temps et des interventions visant à les effacer ?

Sous cet angle, la taille des régions demeure peut-être importante, mais elle n’est plus essentielle : la Bavière et la Catalogne d’un côté, la Flandre et le Pays basque de l’autre, offrent des exemples opposés par la taille mais proches par les performances d’ensemble que leur vaut l’intégration d’un territoire et d’une identité aux soubassements également solides.

En France, une régionalisation plus poussée devrait ne plus éluder cette dimension éminemment politique et culturelle du découpage territorial. Mais la recherche des synergies liées à une meilleure coïncidence des cartes économiques et administratives d’une part, et des cartes historico-culturelles d’autre part, devrait impérativement s’accompagner de la mise en place de butoirs destinés à prévenir toute dynamique d’éclatement. En d’autres termes, parfaire l’ordre régional ne doit pas signifier défaire la France.

Paradoxalement, ce serait renforcer ce risque que de s’enfermer dans la recherche isolée d’une solution à la seule question corse. Le processus de Matignon, s’il devait être poursuivi indépendamment d’une réforme régionale d’ensemble toujours différée, ne pourrait en effet qu’alimenter dans l’île les illusions d’un micro nationalisme qui puise dans les rigidités de l’État centralisé l’essentiel de son argumentaire indépendantiste.

Progresser sans attendre vers un système général d’autonomies régionales comporte une exigence corollaire : celle de contenir les aspects négatifs de l’autonomie. Les dangers, sur ce point, ont été évoqués : mise en place ou renforcement de féodalités locales dont l’expérience liée à la seule loi de 1982 a montré qu’elles étaient un vrai danger ; développement de comportements égoïstes dans les régions riches ; risque d’affaiblissement des capacités de régulation de l’État central en tant qu’expression du plus large intérêt général… Il ne faut pas se leurrer : ces risques sont d’autant plus élevés que la vulgate libérale qui met l’accent sur l’excellence des comportements concurrentiels de marché, imprègne de plus en plus les approches du devenir collectif. La mise en place de butoirs et de mécanismes équilibrants devrait s’effectuer par référence à une préoccupation centrale : éviter que les dynamiques de la diversité jouent contre l’égalité et la cohésion de la nation dans son ensemble.

Sur l’égalité :

L’égalité devant la loi – cela a déjà été rappelé – est centrale dans notre philosophie politique républicaine. Sauf à changer de système de références, une limite devrait impérativement être imposée au transfert des compétences législatives vers les régions : le point à partir duquel un citoyen pourrait, sur des sujets essentiels relevant dans notre tradition de la loi, se voir appliquer une législation régionale qui n’aurait pas été légitimée par la représentation nationale.

Les conditions d’exercice et les limites de l’autonomie financière des régions sont également au centre de gravité de la question. Il s’agira entre autres d’améliorer les mécanismes de péréquation mis au service de la solidarité nationale, afin qu’avec une transparence accrue ils assurent à toutes les régions des possibilités de développement convergentes. Pour être juste, le système devrait ce faisant concilier deux exigences : ne pas peser indûment, par des prélèvements de transfert excessifs, sur le dynamisme des régions les plus dynamiques ; ne pas enfermer les régions pauvres dans une logique d’assistanat qui les délierait durablement de toute obligation d’effort collectif.

Ce n’est pas le lieu, ici, d’examiner les réformes permettant de progresser vers une meilleure prise en compte de ces exigences. Il convient de rappeler, cependant, que des mécanismes rigoureux sont mis en œuvre dans des pays voisins dont on ne retient souvent chez nous que la large autonomie institutionnelle, en oubliant qu’au plan financier les préoccupations touchant à la cohésion territoriale du tissu national inspirent des transferts massifs. Leur organisation obéit cependant à des logiques variables. Ainsi, pour ne prendre que l’exemple du Royaume-Uni, le budget de toutes les régions, y compris l’Écosse et le Pays de Galles d’après les ” dévolutions “, est toujours calculé selon une méthode directement proportionnelle à la population : représentant 8,8% de la population britannique, les cinq millions d’Écossais reçoivent donc 8,8% du budget national. Ils contribuent bien évidemment davantage à ce budget…

Sur la cohésion :

Même consolidé par une approche et de nouveaux instruments de transfert mis au service d’un développement dynamique de toutes les régions, la cohésion nationale risque-t-elle d’être menacée par une réelle prise en compte de la diversité culturelle et linguistique du pays ? Les craintes qui se sont manifestées lors du débat sur la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ont été exprimées avec la même force lorsque le dispositif prévu par le texte de Matignon pour l’enseignement de la langue corse a été connu. Le sujet mérite qu’on s’y attarde car, au-delà de sa place symbolique au cœur du dossier corse, il introduit nolens volens une rupture de fond dans le traitement que la République a longtemps réservé à ses langues régionales.

Une république plus accueuillante à sa richesse linguistique?

La dimension politique et symbolique très forte qui s’attache aux langues se révèle dès qu’on entend toucher un tant soit peu aux hiérarchies que l’histoire a établies, et que les défenseurs de la langue dominante ont transformé en faits de nature. C’est sans doute pour cela quele dossier des langues régionales est un des dossiers honteux de la République (honteux dans le sens que la manière de le traiter, par la bande, n’a jamais été à la hauteur des questions de principe qu’il soulève). Le caractère très sensible du sujet est apparu une fois de plus en pleine lumière lorsqu’il a été question de ratifier la ” Charte européenne ” et, ce faisant, d’accorder une certaine reconnaissance à d’autres idiomes que le français, à côté et loin derrière lui, dans l’espace public. Toutes les familles politiques de l’arc démocratique ont été traversées par le débat. Dans la majorité, et au sein même du parti socialiste, les divergences ont été fortes. À droite, elles l’ont été également. Après avoir étés confrontés à ces turbulences, le Président et le Premier ministre ont peut-être été soulagés par l’obstacle constitutionnel, et ont paru implicitement d’accord pour ne plus rien entreprendre dans l’immédiat. Plus rapidement que prévu, le projet gouvernemental pour la Corse rouvre, qu’on le veuille ou non, et avec une ampleur inattendue, le dossier d’ensemble des langues régionales. Il le fait en traitant de la question de l’enseignement, et c’est heureux : l’approche de l’enseignement des langues dominées est en effet la pierre de touche de toute politique qui se veut positive à leur égard.

Les procès d’intention sont tels qu’il faut citer exactement ce que dit le texte de Matignon : rejoignant la demande unanime des élus de l’Assemblée de Corse, il prévoit que ” l’enseignement de la langue corse prendra place dans l’horaire scolaire normal des écoles maternelles et primaires et pourra ainsi être suivi par tous les élèves, sauf volonté contraire des parents. ” Le récent projet de loi confirme ces modalités. En complément, un dispositif de formation des maîtres est prévu pour assurer un enseignement de qualité.

La virulence des oppositions à cette ” ouverture ” s’explique évidemment, en partie, parce qu’elle intervient au sujet de la Corse. Des institutions spécifiques, un enseignement public de la langue (qui va favoriser sa dynamique unitaire à partir d’une réelle dispersion dialectale) : beaucoup craignent que les éléments constitutifs de l’identité corse soient ainsi imprudemment consolidés, une reconnaissance formelle du peuple corse n’étant éludée qu’en raison des difficultés constitutionnelles que le projet Joxe avait jadis rencontré. Ils redoutent que ce processus renforce le poids des nationalistes qui, électoralement toujours très minoritaires, seraient moins que jamais incités à renoncer à l’objectif de l’indépendance.

L’hypothèse faite ici est que ces risques seront d’autant plus élevés que la question de l’enseignement du corse sera coupée de la question d’ensemble de l’enseignement des langues régionales de France. Comme pour le dossier institutionnel et législatif vu précédemment, ce ne serait pas donner dans une fuite en avant que de prendre appui sur la problématique corse (en regrettant là aussi – les raisons en ont été évoquées – qu’elle s’impose prioritairement) pour la banaliser par une remise à plat du dossier de toutes les langues régionales.

Aux sources de l’incompréhension ” républicaine ”

Entre l’État républicain et les défenseurs des langues régionales, les méfiances croisées sont anciennes. A certains égards, les réticences de la République se sont inscrites dans le prolongement de l’action de la Royauté : depuis l’édit de Villers-Cotterêts qui consacra l’effacement du latin, le français a toujours été présenté par l’appareil d’État comme ” naturellement ” prééminent, et seul porteur légitime de valeurs universelles. Dans la mémoire républicaine et laïque, telle qu’elle a été façonnée par l’école de Jules Ferry, la grande période fondatrice est celle de la Révolution de 1789-1794 où Paris a joué un rôle moteur. Très tôt, un lien est établi entre les régions où la Révolution se heurte à des résistances plus ou moins actives, et la langue propre au pays. Deux siècles après, alors que les valeurs républicaines sont solidement établies dans tout l’hexagone, est-on certain que ce lien, devenu stéréotype, n’est pas présent, encore, dans de nombreux esprits progressistes, prêt à bloquer tout raisonnement rationnel ?

La conception de la nation qui est la nôtre contribue elle aussi à alimenter indûment les méfiances à l’égard des langues régionales. À la nation à base essentiellement culturelle, notre système oppose une nation politique idéale dont le ciment réside dans la volonté de citoyens libres et égaux (chacun étant détenteur d’une parcelle de la souveraineté collective) de reconduire le pacte qui les unit collectivement dans la durée. Est alors dangereux tout ce qui menace la capacité du citoyen à s’abstraire de ses appartenances et intérêts particuliers pour se déterminer en fonction de l’intérêt général. Le pluralisme linguistique apparaît alors comme un obstacle à ce dépassement exigé du citoyen. C’est ce que pensera également la IIIe République dans une France de la fin du XIXe où les langues régionales sont encore largement parlées : les techniques utilisées à l’école pour ” extirper les patois ” sont connues de tous.

Sérieux seraient donc les dangers qui, d’après certains républicains, accompagneraient une politique plus ouverte à l’égard des régions et de leurs cultures. Ils ne constitueraient d’ailleurs que l’un des volets – mais peut-être décisif – d’une menaçante et multiforme remise en cause des principes politiques d’égalité et de laïcité. Cette remise en cause prendrait la double forme d’un affaiblissement de la régulation politique générale (assurée par le jeu démocratique) au profit d’une régulation culturelle (ordonnée par le Droit et pouvant tolérer une rupture de l’égalité citoyenne par la reconnaissance de droits politiques collectifs propres à des parties déterminées du corps sociétal). Témoigneraient déjà de la dérive : d’un côté la vitalité des communautarismes identitaires, qu’ils soient ethniques, sexuels ou religieux ; de l’autre, avec l’obligation de ” parité “, la voie choisie pour promouvoir l’égalité hommes – femmes.

Ces discours attachés à présenter comme illégitimes les revendications régionalistes occultent tout un pan du combat des défenseurs des régions. Une école de pensée résolument républicaine, dont Charles-Brun a été l’un des théoriciens éminents, avait longtemps défendu des thèses décentralisatrices contre le ” jacobinisme ” parisien. Ce courant se rattachait aussi à une sensibilité socialiste qui, de Proudhon à Longuet, en passant par les Communes du Midi ou le Félibrige rouge – avec Auguste Fourès, entre autres – avait voulu allier progressisme et décentralisation.

C’est à la fin des années 60, surtout, qu’un renversement important des perspectives est intervenu : les aspirations régionalistes ont partout été, pour l’essentiel, réinvesties par la gauche. Un mouvement sociétal d’une vigueur certaine s’est en effet développé sur la lancée de ” Mai 68 “. La défense des identités régionales est alors devenue le fait de tous les groupes sociaux menacés par les restructurations économiques et les déracinements imposés aux hommes. La question des langues a été perçue comme l’un des volets d’une revendication progressiste de visée globale. Un mot d’ordre rassemblait les manifestants, et il s’exprimait en langue du pays : Volem viure al pais. Il a dépassé les frontières de l’Occitanie et, pour beaucoup, fait découvrir un territoire et un espace linguistique original sous les divisions imposées par l’Histoire.

Les références très majoritairement progressistes des mouvements régionalistes (dénonciation des inégalités sociales et territoriales, conception ouverte de la communauté linguistique…) ne signifient certes pas qu’il faille baisser la garde face aux idéologies passéistes et/ou ” racialistes ” qui sous-tendent des fractions antidémocratiques de ces mouvements. Cette donnée, qui exige évidemment une réelle vigilance, ne doit cependant pas conduire nombre de républicains inquiets à prendre, comme c’est souvent le cas, le tout pour la partie : un examen plus attentif de la situation dans les régions apaiserait sans doute leurs craintes.

L’enseignement public des langues régionales

La place des langues régionales dans notre ordre sociétal se confond avec la manière dont leur légitimité, au fil des siècles, a été progressivement minée, socialement, culturellement, juridiquement et politiquement. C’est l’histoire d’une longue domination et d’un processus d’imposition du français qui n’a pas été qu’autoritaire, mais où l’école de la IIIème République, en fin de parcours, a joué un rôle souvent décisif. C’est aussi l’histoire d’une résistance diffuse, souterraine, parfois désespérée des autres langues de France.

Si cette relation inégale, mais complexe, renvoie à un processus pluriséculaire, la question de l’enseignement des langues régionales et de leur place dans l’enseignement public relève de l’histoire contemporaine : elle n’a été officiellement abordée que depuis une cinquantaine d’années. Ceci n’a été fait – il n’y a là paradoxe qu’en apparence – qu’à partir du moment où l’affaiblissement de la plupart des langues concernées dispensait de penser une politique conséquente, qui ne serait plus fondée sur la méfiance à leur égard. La loi Deixonne de 1951, seul texte que le Parlement a jamais eu à débattre leur a timidement ouvert l’école de la République. D’autres textes ont suivi : les lois Haby de 1976, et Jospin de 1989 ; les circulaires Savary de 1982 et 1983, et la circulaire Bayrou de 1995. Mais aucune des propositions de loi sur le sujet, très nombreuses, n’a pu venir en discussion à l’Assemblée nationale.

Sans doute, en particulier grâce aux impulsions données par Alain Savary lors de son arrivée à la tête du ministère de l’Éducation nationale, des évolutions positives étaient-elles intervenues. Plusieurs principes les avaient inspirées : engagement de l’État dans l’organisation des enseignements ; reconnaissance d’un statut au sein même de l’Éducation nationale ; enseignement fondé sur le volontariat des élèves et des enseignants.

Dans le rapport sur les ” Langues et cultures régionales ” qu’il a remis à Lionel Jospin en 1998, Bernard Poignant, maire de Quimper, croit pouvoir affirmer : “En quinze ans, le paysage de la formation en cultures et langues régionales s’est organisé avec la mise en place de dispositions pédagogiques, le recrutement de personnels, l’organisation de documentations pédagogiques appropriées, la création de liens entre les collectivités territoriales et l’État pour favoriser cet enseignement.” Mais lorsqu’il évoque la mise en œuvre concrète de cette politique, il pointe plusieurs dysfonctionnements graves : non-application de certains textes essentiels ; inégale activité des centres régionaux et départementaux de documentation pédagogique ; absence de mention des langues régionales dans la circulaire ministérielle concernant l’enseignement des langues vivantes dans le premier degré ; etc. Dans sa sécheresse, le bilan chiffré doit aussi être médité : 1 élève sur 50, en gros, a pu accéder en France à une certaine connaissance d’une langue régionale.

Face à ces données, le changement fondamental introduit par le texte de Matignon, et confirmé par l’avant-projet de ” loi Vaillant “, est le suivant : sans remettre en cause le principe du volontariat pour les élèves, il renverse les conditions de mise en œuvre de ce principe. L’État considère désormais comme normal, et à ce titre intégré aux autres matières du programme, un enseignement de la langue régionale. Le principe du volontariat est abandonné pour les enseignants puisqu’ils sont normalement insérés dans l’administration publique, mais il demeure d’application comme on l’a dit pour les élèves (ceux qui le souhaitent étant dispensés des cours).

Consolider le socle régional de la république

Depuis vingt-cinq ans, la question corse interroge la République. Ailleurs – en Bretagne, en Occitanie… – des mouvements ont posé la même question d’une reconnaissance des régions en tant qu’entités dotées de réels pouvoirs d’autogestion. Chacun sent bien que les découpages territoriaux actuels comme le fonctionnement des institutions héritées de la loi de 1982 ne sont plus adaptés.

Le ” processus Jospin ” pour la Corse ouvre la voie à des innovations fondamentales : abandon du découpage départemental au profit d’une entité régionale historiquement construite, octroi d’un pouvoir réglementaire accru et d’une certaine capacité législative, pleine intégration d’une langue régionale dans l’enseignement public.

L’approche défendue ici est celle d’un modèle républicain à préserver et à rénover de l’intérieur. Cette approche n’implique pas de changer radicalement de modèle de référence en introduisant ex abrupto un fédéralisme vrai auquel notre construction nationale depuis deux siècles au moins avait tourné le dos. En revanche, il s’agit de prendre en compte les évolutions de la société et de sa capacité accrue d’auto-gouvernance ” aux niveaux infra étatiques. Les attentes vont ainsi dans le sens d’une meilleure articulation des pouvoirs entre l’Etat et les régions, au profit de ces dernières. Ces attentes, sauf exceptions minoritaires, ne s’orientent pas vers une remise en cause des acquis républicains d’égalité devant la loi, ni vers un abandon des efforts faits (à travers les politiques d’aménagement du territoire) pour assurer un développement équilibré de l’ensemble du pays. C’est dire qu’un double butoir devrait intervenir dans la redistribution des pouvoirs au profit des régions : c’est d’abord le maintien d’un contrôle en dernier ressort de la représentation nationale sur l’exercice du pouvoir régional, c’est ensuite le maintien ou l’instauration de mécanismes transparents de péréquation financière entre régions inégalement dotées.

La Corse, qui a bénéficié et continuera à bénéficier de la solidarité nationale, n’est pas concernée par le second des butoirs évoqués (lequel vise les dérives possibles des régions riches). Par contre, en acceptant à terme un pouvoir législatif autonome de la CTC, le ” processus de Matignon ” va trop loin puisqu’il n’écarte pas, en 2004, une réforme constitutionnelle qui délierait l’activité législative de l’Assemblée de Corse de toute réelle subordination au Parlement national. Devant les parlementaires socialistes réunis à Lyon le 26 septembre dernier, Lionel Jospin avait certes interprété de manière restrictive cette possibilité qui avait été imprudemment ouverte, et il avait paru exclure un transfert législatif ” sec “. La correction de trajectoire avait pu passagèrement rassurer, mais les incertitudes demeurent.

Chacun sait, certes, que la perspective d’une autonomie législative ” désencadrée” a constitué le point politique central du dispositif de Matignon. Il a permis d’obtenir un large accord des élus ” traditionnels “, appâtés par l’obtention future d’un pouvoir délié, et surtout l’accord des nationalistes qui y voient un levier décisif pour détacher la Corse de la France.

Si le processus de Matignon a pu être enclenché et grosso modo se poursuivre, c’est parce qu’il repose sur un compromis subtil, et ambigu, entre deux gestions du temps. Du côté nationaliste, on l’a vu, il s’agit d’atteindre à terme à une capacité législative sans encadrement. Du côté du gouvernement, il s’agit à la fois d’obtenir la paix dans l’île à la veille d’échéances électorales décisives, et de faire la démonstration qu’une articulation plus souple des pouvoirs réglementaire et législatif entre Paris et la Corse permettra en 2004 de faire l’économie d’un ” désencadrement ” dont le principe a pourtant été accepté.

C’est cette acceptation de principe qui fait problème : peut-on, sur un pari aussi risqué et aussi ambigu, fonder l’avenir des relations entre Centre et Régions ? Car il est évident que l’avenir de la Corse n’est pas seul en cause, et que la réforme régionale d’ensemble qui est en attente fait que ce qui est envisagé pour la Corse deviendra, avec les adaptations requises, la nouvelle norme. C’est pourquoi – malgré les répercussions dans l’île d’une plus grande clarté sur les fins – il importe de refuser tout désencadrement du Parlement. Entre le sort des Îles Caïman ou de Monaco, et l’insertion dans un ensemble français à la légitimité renforcée, nul doute alors quant au choix majoritaire dans les régions, en Corse et ailleurs.

Ce qui vaut pour les institutions politiques vaut pour la langue. Organiser l’enseignement de la langue corse dans l’enseignement public représente un changement d’approche bienvenu, dont le caractère fondamental a été souligné. Cantonner ce changement à la seule langue corse serait une erreur et une injustice. De mesure progressiste, elle apparaîtrait pourtant comme arrachée par les nationalistes à un gouvernement acculé à des concessions irréfléchies. Elle serait injuste aussi, car les locuteurs des autres langues régionales de l’hexagone concourent tout autant que les Corses à la richesse culturelle et linguistique du pays.

Comme pour les réformes institutionnelles, c’est à une remise à plat de l’ensemble du dossier des langues régionales qu’oblige l’avancée corse. On pourrait, de Jaurès à François Mitterrand, de Jacques Chirac à Lionel Jospin, multiplier les rappels de déclarations non suivies d’effet sur l’importance de ces langues, au plus intime de notre être collectif. Ainsi, lorsqu’il a décidé hâtivement de ” constitutionnaliser ” le français comme langue de la République, mais d’écarter toute référence symbolique complémentaire aux langues régionales, le législateur a sans doute commis l’erreur de mettre en concurrence des niveaux linguistiques qui devraient plutôt être appelés à se consolider mutuellement. Les débats autour de la ” Charte européenne ” ont clarifié quelque peu les données. Il apparaît aujourd’hui qu’au-delà des méfiances nourries de phantasmes, les langues régionales peuvent être abordées dans une optique constructive, et traitées collectivement comme un enjeu culturel majeur d’une République décidée à accepter sa diversité.

R.Bistolfi
10.03.2001

“Une version plus développée de ce texte a été publiée sous le titre
“De la Corse et de la République”, dans la revue “Confluences Méditerranée”
(N°36, Hiver 2000-2001, consacré au dossier corse)”

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