Lettre n°18 : Un autre monde

“Un autre monde”, tel est le titre, en langue française, du dernier ouvrage de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Un autre monde aujourd’hui, qui n’a plus rien à voir avec celui que nous avons connu après la Seconde Guerre Mondiale au cours des “Trente Glorieuses”. Mais, surtout, un autre monde demain, tant il apparaît que ses dérives – le creusement des inégalités auquel il conduit, le capitalisme sauvage et la concurrence féroce qu’il engendre, son incidence sur le changement climatique – rendent très problématique sa survie à long terme sous sa forme actuelle. Une illustration pour montrer comment peuvent se propager des idées pernicieuses concernant la concurrence fiscale. Dans un dossier du 23 août, commentant les travaux du très sérieux Cercle des Economistes proposant des repères pour un “vrai” débat économique, Le Monde citait quelques chiffres : selon certaines informations, le taux de l’impôt sur les sociétés pourrait converger en 2007 vers 12% dans la moitié des pays de l’Union européenne et, en conséquence, les taux pratiqués par les autres pays de l’Union, en particulier le nôtre, devraient, pour suivre le mouvement, s’abaisser considérablement. On n’accordera pas trop d’importance à ce genre de comparaisons portant sur des chiffres discutables et mêlant des pays qui n’ont rien de comparable, mais on fera remarquer que ce raisonnement, poussé trop loin, pourrait conduire à abolir purement et simplement l’impôt sur les sociétés… ! Comment, dans ces conditions, financer les dépenses publiques et procéder à des redistributions ? Il est vrai que, si l’on en croit plusieurs personnalités politiques des pays de l’Europe centrale et orientale, néophytes formés par les enseignements les plus récents de l’économie libérale, l’équité peut être sacrifiée sur l’autel de l’efficacité et le “modèle social européen” ne serait que vieillerie d’un autre âge. Pourtant, ces personnalités politiques, qui ont parfois payé de leur poste leur foi ultra libérale, feraient bien d’écouter les populations de leurs pays dont les votes, comme en Pologne ou en Slovaquie, ont conduit à la constitution de coalitions incorporant des partis qualifiés de “populistes” et “nationalistes”, jugées bien étranges en Europe occidentale,. Il est vrai que, dans nos pays occidentaux, les scores réalisés par des partis extrêmes font entendre les mêmes protestations. Le nœud de la controverse ne résiderait-il pas, comme en Pologne, dans l’opposition entre concurrence et solidarité ? L’accent (on devrait dire l’obsession), mis par la pensée libérale sur le rôle de la concurrence, de la compétition, comme moteur essentiel du fonctionnement de nos sociétés, a conduit, en effet, à reléguer en arrière plan la solidarité et ses mécanismes qui garantissaient une certaine justice. On en voit, aujourd’hui, les conséquences ravageuses dans tous les domaines : enrichissement scandaleux d’une frange de la société faisant apparaître indécente la misère des “laissés pour compte”, caractère ultra sélectif d’un marché de l’emploi séparant sans pitié les plus compétitifs, les plus favorisés, les héritiers aussi, des autres ramenés à l’intermittence et au chômage. Et certaines des réformes préconisées, en particulier le remplacement des grands services publics par des entreprises privées mises en concurrence, ne font que creuser le fossé ainsi créé. Il est donc grand temps de mettre le holà à ces dérives. C’est encore dans Le Monde des 5-6 novembre, et sous la plume de son chroniqueur Eric Le Boucher, d’habitude mieux inspiré, citant (encore) les travaux du Cercle des Economistes, que l’on trouve quelques perles illustrant, sous la forme de “préceptes”, ces dérives. Citons, au fil du texte : “Tout accroissement de la protection de l’emploi est irresponsable”, “On voit difficilement l’Europe ignorer les règles anglo-saxonnes du capitalisme, de la comptabilité, de la gouvernance”, “La redoutable combinaison de la concurrence fiscale engagée dans l’Union européenne et de la dette nationale va interdire toute facilité budgétaire”, “Gauche et droite devraient dire le degré d’inégalités qu’elles souhaitent et qu’elles demandent de payer aux contribuables”… Ce n’est pas tant le contenu de ces affirmations dont certaines ne font que refléter des évidences en l’état actuel des choses que la manière dont elles sont formulées et qui relève de la capitulation devant la fatalité de prétendues lois économiques et d’une incitation à ne rien changer qu’il nous faut refuser. On ne saurait mieux, en effet, sous le parapluie de l’“expertisme” dans ce qu’il a de plus caricatural, présenter la mondialisation, cet “autre monde” auquel nous serions condamnés, comme un carcan ne nous laissant plus aucun degré de liberté, aucun espoir d’une vie plus juste et plus solidaire. Il est temps, en ce moment d’élection présidentielle, de prendre conscience des vrais défis et de considérer les moyens d’y faire face en refusant de se contenter des “mesurettes” qui font trop souvent les délices des candidats. Reprenons la liste des principaux de ces défis : Le premier en importance, pourtant systématiquement occulté, devrait être, sans conteste le suivant : comment lutter contre le réchauffement climatique et le pillage de notre planète et leurs conséquences de plus en plus manifestes sur notre mode de vie en osant remettre en question certains éléments de celui-ci, en particulier les modes de transport, de chauffage et de consommation ? Il est étrange et scandaleux que le principal problème auquel se trouve confrontée dès aujourd’hui notre planète et dont la solution conditionne l’avenir de nos enfants occupe aussi peu de place dans les enjeux et les promesses politiques. Même si certains de ses éléments prêtent à discussion, il doit être clairement posé et son importance reconnue à sa juste mesure par nos gouvernants C’est pourquoi, notre Cercle apporte sa modeste contribution à cette cause en organisant, le 21 novembre, un débat sur le réchauffement climatique. Mais, bien sûr, nous le savons, notre pays ne pourra affronter seul ce défi. Le second défi est donc aussi important : comment redonner sens et efficacité à une Europe quelque peu “en panne” ? Comment, au-delà d’un “marché commun”, lui donner une véritable dimension politique, sociale et culturelle ? Il s’agit de fixer à l’Union européenne des projets et des objectifs précis et de lui donner les moyens de les atteindre, ce qui obligera à reposer la question des institutions et des moyens de fonctionnement de l’Union. C’est, pour une large part, l’aptitude des candidats à l’élection présidentielle à faire des propositions face à ce défi qui devrait déterminer le jugement et le choix des électeurs. Dans cet ordre d’idées, notre Cercle a commencé à organiser des débats sur trois sujets : Quelle vision, quel projet pour l’Europe (avec Paul Thibaud, le 9 novembre). Un an et demi après, comment sortir de l’impasse ? La place de l’Europe dans le monde. Troisième défi : comment humaniser le capitalisme et donner un nouveau cours à la globalisation, en reprenant le titre en langue anglaise de l’ouvrage de Joseph Stiglitz, “Making globalisation work ?”. Ce sera l’un des grands chantiers de demain. S’il est prématuré de prendre à la lettre les propos de visionnaires pourtant reconnus qui annoncent la fin du capitalisme à moyen-long terme, au moins, faut-il prêter attention à ceux qui évoquent le risque pour le capitalisme de “s’autodétruire” (et, plus grave de nous détruire) et prendre au sérieux les conséquences en termes de délocalisation et de creusement des inégalités d’une globalisation débridée. Quatrième défi : comment, dans cette globalisation, sauvegarder nos valeurs et les modes de vie qui s’y rattachent ? Comment redonner un sens et une identité à nos villes ? Comment donner un nouvel élan aux processus démocratiques ? C’est la tâche que s’est fixée le groupe de travail “Espaces publics/Espaces privés”. Pour faire face à ces défis, le monde a besoin d’hommes et de femmes de forte stature, prêts à les prendre à bras le corps. C’est ce que nous devons attendre de la future élection présidentielle. Un autre monde, certes, mais encore faut-il que ce monde survive aux excès qui le menacent,

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