Une réflexion sur l’avenir du capitalisme.
par Jean-Pierre Pagé
Une réflexion sur l’avenir du capitalisme : pourquoi ? Une commission a été lancée sur ce thème. Un débat a d’abord eu lieu au sein du Cercle : que voulions-nous faire ?
Parler de l’avenir du capitalisme oblige à évoquer son passé, sa genèse. Le capitalisme est-il en train de suivre la voie qu’il empruntait au moment de la grande crise de 1929, et qui, à l’époque, faisait prédire à certains sa chute ? La tentation était grande de comparer les deux expériences : celle des années trente et celle d’aujourd’hui. Mais l’histoire, si elle « bégaye », ne se répète jamais de façon identique. Nous avons préféré analyser les dysfonctionnements actuels et tenter de voir à quelles transformations du capitalisme ils pouvaient conduire.
Chemin faisant, nous nous sommes heurtés à une autre difficulté. Quand on emploie le terme « capitalisme », de quoi parle-t-on ? Parle-t-on du système économique d’accumulation du capital qui fonde les économies occidentales ? Parle-t-on de l’économie de marché ? Parle-t-on de l’idéologie libérale qui le dépasse par bien des aspects, incorporant le concept de liberté qui a conduit à faire sauter bien des verrous de l’obscurantisme et du conservatisme, mais aussi à tous les excès justifiés en son nom ?
Il est vite apparu que notre réflexion devait se circonscrire à la forme que tend à prendre le « capitalisme financier », favorisé par la mutation des communications à l’échelle mondiale qui permet de déplacer instantanément la localisation et la destination d’énormes masses de capitaux et, s’appuyant sur la « déréglementation » préconisée au nom du « libre échange », désaisit progressivement les États et même les organisations internationales de tout pouvoir de contrôle. À cette transformation du capitalisme a correspondu un changement profond dans la finalité de l’accumulation du capital qui, fortement orientée auparavant vers des fins productives, tend à se transformer en spéculation à la recherche du profit financier immédiat. Alors que le capitalisme, malgré ses défauts – en particulier les fortes inégalités qu’il engendre – avait pu assurer une incontestable forme de prospérité aux économies occidentales, et plus particulièrement à l’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre, on peut s’interroger sur certaines des transformations qu’il induit sous sa forme actuelle – destructions massives d’emplois, désindustrialisation accélérée de pans entiers de l’économie, démantèlement des systèmes de protection sociale, remise en cause des acquis de la négociation entre employeurs et travailleurs, etc.
Le rapport intérimaire de la commission, dû à la plume de René Iffly, s’efforce de constituer un état des lieux du capitalisme, entendu sous la variante qualifiée de « financière ». Il recense d’abord les éléments intrinsèques et les rapports de forces qui en font, aujourd’hui, un système économique sans rival : son dynamisme, sa faculté d’adaptation, sa souplesse, son caractère décentralisé, mais aussi la montée de l’individualisme, la mondialisation et le développement des télécommunications qui, en affaiblissant les contrepoids habituels, en favorisent l’hégémonie, et encore l’effondrement des idéologies concurrentes et la division des forces qui pourraient s’y opposer.
Ensuite, le rapport s’attache à inventorier les effets négatifs du fonctionnement actuel du capitalisme : la séparation croissante entre l’économie et la finance, les excès de la concurrence qui déstabilise le tissu social et encourage le « chacun pour soi », la prédominance du court terme, l’accroissement des formes de précarité et d’exclusion, l’exploitation inquiétante de la nature, la dégradation des infrastructures et services publics, notamment.
Le rapport s’interroge en troisième lieu sur les conséquences des dérives du capitalisme sur son propre devenir. Est-il menacé d’implosion ?
En première analyse, selon le rapporteur, le système économique capitaliste ne paraît pas prêt de s’effondrer. Les expériences passées comme actuelles montrent qu’il fait preuve d’une grande plasticité et sait utiliser à son avantage les circonstances de la vie économique. Même les dérives du capitalisme financier proviennent davantage d’erreurs de gestion ou de lacunes corrigibles que d’une fatalité inéluctable. Jusqu’ici, le capitalisme n’a pas réellement souffert. Mais sa vulnérabilité est telle que de nouvelles règles du jeu, appelées de leurs vœux par les capitalistes les plus lucides, devront être mises en place. Ces règles, le capitalisme ne peut pas les établir lui-même. Elles ne peuvent être le fait que des États agissant, de préférence, en concertation, dans le cadre des regroupements géographiques et des organisations internationales.
Il y a cependant tout lieu de penser que ces nouvelles règles, si elles permettent de réduire les dérives économiques du capitalisme, auront peu de retombées sociales. Une action politique déterminée dont le point d’application devrait être l’Europe saisissant la chance que lui donne sa configuration relativement unitaire à majorité sociale-démocrate, paraît nécessaire si l’on veut que le capitalisme redevienne plus humain et réponde aux aspirations de justice et de solidarité qui sont les nôtres.
Entre temps, l’actualité a rattrapé la commission avec les crises successives qui ont affecté l’Asie du Sud-Est, puis la Russie, et maintenant l’Amérique latine. Aussi, la commission propose-t-elle de modifier sa démarche pour analyser « à chaud » les différentes manifestations de cette crise et les périls à venir : le cas asiatique, le cas russe, le creusement du fossé Nord-Sud, le rôle pervers de la dérégulation des mouvements de capitaux, la politique du FMI, les faiblesses de la prospérité américaine, le cas de l’Allemagne de l’Est, les fragilités de la Chine…